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Format C5+ : quel avenir pour le dialogue régional en Asie centrale ?

Depuis le lancement du dialogue diplomatique C5+1 avec les États-Unis en 2015 puis le premier sommet des chefs d’États d’Asie centrale en mars 2018, la coopération régionale semble connaître un renouveau. Or ces avancées sont très superficielles et n’ont produit aucun effet politique concret jusqu’à maintenant. Les enjeux régionaux restent principalement abordés au niveau bilatéral alors qu’un dialogue régional structuré pourrait être porteur d’opportunités politiques et économiques.

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Emomali Rahmon, Chavkat Mirzioïev et Noursoulan Nazarbaïev à Riyad en 2017

Depuis le lancement du dialogue diplomatique C5+1 avec les États-Unis en 2015 puis le premier sommet des chefs d’États d’Asie centrale en mars 2018, la coopération régionale semble connaître un renouveau. Or ces avancées sont très superficielles et n’ont produit aucun effet politique concret jusqu’à maintenant. Les enjeux régionaux restent principalement abordés au niveau bilatéral alors qu’un dialogue régional structuré pourrait être porteur d’opportunités politiques et économiques.

Novastan reprend et traduit ici un article publié initialement le 29 juillet 2020 sur le média centrasiatique Central Asia Analytical Network.

En mars 2018 s’est tenue à Nur-Sultan la première réunion des chefs d’État d’Asie centrale. Signe d’un nouveau départ pour la coopération régionale après une longue période de stagnation, ce nouvel élan a produit peu d’effets.

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Au cours des deux années suivantes, les gouvernements d’Asie centrale ont privilégié les relations bilatérales au détriment des formats diplomatiques incluant les cinq États.

Intégration sans cohésion?

Après l’indépendance, les dirigeants centrasiatiques ont exprimé leur intérêt pour des projets d’intégration régionale, notamment concernant la formation d’un marché unique, d’une union douanière et d’une monnaie commune. Mais la rivalité pour le leadership dans la région, la formation des identités nationales ainsi que les différences politiques ont éloigné les États les uns des autres, reléguant les projets d’union régionale au second plan.

La coopération régionale est en effet souvent réduite à des déclarations d’intention. Celle-ci n’est d’ailleurs encore qu’un projet, sans réunions régulières ni plan d’action défini, témoignant du manque de cohésion au sein des élites politiques d’Asie centrale. Il n’existe pas de sentiment d’appartenance à une communauté politique centrasiatique. Les États rechignent à coordonner leur action et les différends bilatéraux provoquent non seulement des tensions occasionnelles mais nuisent également aux relations régionales ce qui freine tout développement d’un sentiment d’appartenance à une communauté centrasiatique.

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L’intérêt croissant manifesté par des acteurs extérieurs parfois concurrents, notamment la Chine, les États-Unis ou l’Inde, a influé sur la difficile trajectoire d’intégration régionale de l’Asie centrale. La Russie considère que l’Asie centrale fait naturellement partie de sa zone d’influence. Les États-Unis ont longtemps promu les modèles de « Grande Asie centrale », qui englobait l’Afghanistan, et d’ « Asie méridionale et centrale ». La Chine a, quant à elle, longtemps pensé ses relations au niveau bilatéral, sans porter le moindre intérêt à l’élaboration d’une stratégie régionale. Les cinq républiques centrasiatiques peuvent donc se côtoyer dans diverses arènes internationales mais n’ont jamais leur propre forum régional.

Des États aux intérêts divergents

L’établissement d’une unité géopolitique régionale se heurte à de nombreux obstacles. Les républiques d’Asie centrale ressemblent à des joueurs de football qui voudraient jouer dans la même équipe sans manifester le moindre esprit collectif. Les pays de la région se tournent bien plus vers un format de coopération bilatérale, en raison de caractéristiques communes liées à leur système d’administration publique vertical, où le dialogue politique se limite aux relations personnelles entre chefs d’État.

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Les relations bilatérales ont une influence prépondérante sur la coopération régionale. Les élites politiques assument de faire l’impasse sur l’agenda régional en cas de différends bilatéraux. Ainsi, le président du Turkménistan a ignoré la première réunion des chefs d’État tenue à Nur-Sultan en raison d’un conflit avec son homologue kazakh. La deuxième réunion, prévue pour mars 2019 à Tachkent, a été reportée à plusieurs reprises, notamment à cause de l’escalade des tensions à la frontière entre le Kirghizstan et le Tadjikistan et le conflit de transit entre le Turkménistan et le Tadjikistan. Les cinq chefs d’État ne se sont d’ailleurs encore jamais réunis, car le président kazakh Kassym-Jomart Tokaïev a manqué la réunion à Tachkent le 29 novembre 2019. Il avait été remplacé par son prédécesseur Noursoultan Nazarbaïev, qui n’a pas le pouvoir légal de signer les documents officiels.

Le flirt entre l’Ouzbékistan et l’Union économique eurasiatique (UEE) constitue en outre un défi majeur. En principe, l’entrée potentielle de Tachkent dans cette organisation ne devrait pas faire obstacle au dialogue régional. Toutefois, cette situation n’est pas sans rappeler celle de 2005, lorsque Moscou avait tenté de remplacer l’agenda régional centrasiatique par son projet d’union eurasienne. L’adhésion à l’UEE aura pour l’Ouzbékistan des conséquences géopolitiques au-delà de l’Asie centrale, ce qui risque de reléguer au second plan la mise en place d’une stratégie régionale. Pour l’heure, l’Ouzbékistan n’est cependant que membre observateur de l’organisation depuis le 11 décembre dernier.

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Depuis le début de la pandémie de coronavirus, les États d’Asie centrale ont organisé nombre de consultations bilatérales et ont participé à des réunions à distance de diverses organisations internationales (Communauté des États indépendants, Conseil turcique). Mais ils n’ont jamais organisé de réunion au niveau centrasiatique pour discuter d’une action commune face à l’épidémie. Cela témoigne du caractère secondaire du dialogue régional dans leurs politiques étrangères.

L’Ouzbékistan, moteur d’une nouvelle dynamique régionale

Le changement de pouvoir en Ouzbékistan en 2016 a largement contribué au renouveau du dialogue régional. Tachkent a en effet décidé de redéfinir ses relations avec ses voisins. Chavkat Mirzioïev s’est rendu au Turkménistan, au Kazakhstan et au Kirghizstan dès sa première année de présidence. En effet, les dirigeants ouzbeks ont œuvrer pour bâtir une nouvelle unité entre les cinq républiques d’Asie centrale.

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Le rétablissement de la confiance dans la région est devenu une priorité. Les dirigeants semblent avoir pris conscience du potentiel inexploité d’une meilleure intégration régionale. Les réunions bilatérales, non seulement entre les différents présidents, mais aussi au niveau ministériel, se sont multipliées. Des réunions entre responsables centrasiatiques se sont également tenues en marge des sommets internationaux. On se souvient par exemple des photos du sommet des pays musulmans à Riyad en 2017, montrant Emomali Rahmon, Chavkat Mirzioïev et Noursoultan Nazarbaïev, assis sur un canapé en pleine conversation. Ces clichés ont symbolisé l’espoir d’une nouvelle ère de coopération.

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Les relations bilatérales se sont progressivement normalisées, permettant une entente sur les questions frontalières. Des avancées importantes ont eu lieu concernant la délimitation des frontières entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan et entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan. Des idées d’échange de territoires, auparavant taboues, sont apparues à la table des négociations. Les républiques d’Asie centrale se sont également penchées sur les enjeux de partage des ressources naturelles. Tachkent a par exemple assoupli sa position concernant la construction de centrales hydroélectriques au Kirghizstan et au Tadjikistan, envisageant même d’y participer. En outre, les partenaires ont évoqué la possibilité de créer des infrastructures énergétiques, logistiques et de transport communes. Les relations commerciales ont suivi la tendance. En 2018, le chiffre d’affaires entre les pays de la région s’est élevé à plus de 10 milliards d’euros, soit une croissance annuelle de 35 %.

L’émergence du format C5+

L’apogée de ce renouveau des relations régionales a eu lieu en mars 2018 au Kazakhstan, à l’occasion du sommet des chefs d’État d’Asie centrale. Pour la première fois, cette rencontre a réuni exclusivement les dirigeants centrasiatiques, sans intermédiaires ni participants externes. Il a été décidé de rendre ce format régulier à travers une rencontre par an. Par ailleurs, les participants ont assuré qu’ils n’allaient plus se cantonner aux déclarations en matière d’intégration et qu’ils souhaitaient créer des institutions supranationales jouant un rôle consultatif.

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La plateforme de dialogue C5+1, lancée par les États-Unis en 2015, et la nouvelle stratégie de l’Union européenne sur l’Asie centrale, adoptée en 2019, s’inscrivent dans ce processus. Washington et Bruxelles ont saisi cette opportunité pour renforcer leurs propres politiques régionales en établissant un canal de dialogue avec l’ensemble de la région. La plateforme de dialogue Asie centrale – Japon, qui avait été bloquée pendant plusieurs années, fonctionne à nouveau. L’Inde et la Chine ont à leur tour exprimé leur intérêt pour ce format. Ainsi, la première réunion de la plateforme de dialogue Inde – Asie centrale s’est tenue en avril 2019 à Samarcande, tandis que la première réunion des ministres des Affaires étrangères Chine – Asie centrale a eu lieu le 16 juillet 2020 par visioconférence.

Le format C5+, un modèle de dialogue et de coopération

Multiplier les contacts avec d’autres pays au format C5+ pourrait permettre aux cinq républiques d’identifier leurs intérêts communs et susciter l’unité régionale. Ce format devrait donc être un modèle de coopération entre les États de la région et le monde extérieur. Des contacts diplomatiques institutionnalisés de cette façon pourrait en effet fédérer les gouvernements centrasiatiques autour de projets régionaux.

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Le format C5+ renforcera la coopération et permettra aux cinq partenaires d’harmoniser leur voix sur la scène internationale. Pour les acteurs extérieurs, ce nouvel usage sera le signal de l’unité de la région et de la nécessité d’établir des relations avec l’Asie centrale en tant que bloc géopolitique.

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La définition d’un agenda commun et l’élaboration de projets régionaux à long terme sont essentiels. À cet égard, l’organisation – ou non – d’un troisième sommet des chefs d’État cette année sera un précieux indicateur. Mais sa simple tenue n’est pas un succès en soi. Le niveau de participation des États et le contenu des accords finaux permettront de juger l’état de la coopération régionale.

Favoriser l’unité régionale par le dialogue

Il faut néanmoins se méfier de la volonté de créer des institutions supranationales sans substance, qui ne serait que des coquilles vides. L’accent doit être mis sur le fonctionnement des forums de consultation au niveau des autorités et de la société. Leur efficacité pourrait réduire l’influence des relations bilatérales dans la coopération régionale. Ils peuvent également être d’utiles canaux de médiation concernant certains différends bilatéraux.

Le renouveau de la coopération régionale ne sera véritablement possible qu’une fois que l’Asie centrale sera considérée par le reste du monde comme un ensemble politique cohérent. Pour cela, il faut que les cinq républiques qui le composent ne se voient plus seulement comme des concurrents en matière d’investissements, de projets ou d’itinéraires de transport. Pour repositionner l’Asie centrale sur la carte du monde, il faut abandonner cette vision dépassée et admettre qu’il est impossible de préserver ses intérêts nationaux sans tenir compte de ceux de ses voisins.

Youri Saroukhanian
Analyste pour le Central Asia Analytical Network

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Édité par Guillaume Gérard

Relu par Guilhem Sarraute

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