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Du faradjia aux chemises de soie : l’extraordinaire préservation de l’habit tadjik à travers les siècles

Depuis l'élaboration d'un projet de loi au Parlement tadjik interdisant "le port" de "vêtements étrangers à la culture nationale", l'habillement fait débat au Tadjikistan. Novastan traduit un article du média local Asia-Plus, qui revient sur les symboles des costumes traditionnels de ce pays d'Asie centrale.

Photo de femmes en habits traditionnels tadjiks, partagée par la Commission des affaires féminines et familiales. Crédits : Asia Plus
Photo de femmes en habits traditionnels tadjiks, partagés par la Commission des affaires féminines et familiales. Crédits : Asia Plus

Depuis l’élaboration d’un projet de loi au Parlement tadjik interdisant « le port » de « vêtements étrangers à la culture nationale », l’habillement fait débat au Tadjikistan. Novastan traduit un article du média local Asia-Plus, qui revient sur les symboles des costumes traditionnels de ce pays d’Asie centrale.

Le thème des costumes tadjiks est aujourd’hui au coeur de l’actualité. Un projet de vêtement national est en cours d’élaboration dans le pays, et l’Assemblée des représentants du Majlisi Oli, la chambre basse du parlement, a adopté un projet de loi interdisant « l’importation, la vente, la promotion de vêtements étrangers à la culture nationale, ainsi que le port de tels vêtements dans les lieux publics. »

La notion de « vêtements d’influence étrangère » reste encore floue. C’est la raison pour laquelle « Asia-Plus » a enquêté sur ce que représentent véritablement les costumes traditionnels tadjiks.

En effet, la façon dont la paranja était portée par les générations antérieures continue de susciter des questionnements.

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Une histoire plurimillénaire

L’histoire du costume tadjik et notamment celui des femmes peut se scinder en deux périodes distinctes : avant la conquête arabe et pendant l’islamisation de la société, autrement dit à partir du VIIIème siècle.

Ce que l’on considère aujourd’hui comme la robe traditionnelle tadjike remonte à la deuxième phase historique.

Photo de Gouzel Maitdninova, autrice  l’ouvrage "L’histoire de l’habillement tadjik", publié en 2004. Crédits : Asia Plus
Photo de Gouzel Maitdninova, autrice l’ouvrage « L’histoire de l’habillement tadjik », publié en 2004. Crédits : Asia Plus

Avant cette période, la mode était complètement différente. Au Vème et VIème siècle, les Sogdiennes portaient des robes ajustées à la taille haute, à volants décorés, des perles et des rayures. En hiver, les robes s’accompagnaient de capes et de bottines noires ajustées, tandis qu’en été, elles étaient portées avec des sandales décorées de perles et de boucles ornées de rubans.

Durant cette période préislamique, Gouzel Maitdinova, experte et docteur en sciences historiques, explique que « l’essence du vêtement en Asie centrale a été profondément marquée par la culture hellénique. D’abord adoptée par les élites sociales, cela s’est diffusé progressivement comme composante traditionnelle du costume », explique la chercheuse qui a publié en 2004, l’ouvrage « L’histoire de l’habillement tadjik » dans lequel elle décrit en deux volumes l’art du vêtement au Tadjikistan, de façon pittoresque.

L’histoire méconnue de la soie centrasiatique

Si la coupe et les décorations différaient d’une période à l’autre, les matériaux avec lesquels les arrière-arrière-arrière-grands-mères tadjikes confectionnaient leurs tenues restaient les mêmes : soie, laine, tissu en coton.

La noblesse, par exemple, privilégiait la soie pour ses chemises de dessous, car ce tissu possédait des caractéristiques très importantes, bien que prosaïques.

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« La soie était reconnue pour ses propriétés désinfectantes : les insectes ne pouvaient pas se nicher dans les plis de ce tissu, ce qui garantit un certain confort », affirme Gouzel Maitdninova.

Elle raconte par ailleurs qu’à l’époque la soie était réputée plus précieuse que l’or. « Les sources écrites rapportent qu’en l’an 301, le prix d’une livre d’or pur en lingots était estimé à 50 000 dinars, tandis qu’une livre de soie brute teintée en pourpre coûtait 150 000 dinars. »

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La soie d’Asie centrale : un trésor né loin de la Chine

L’experte Gouzel Maitdninova affirme que des tissus en soie légers et épais existaient déjà au Tadjikistan, hors des sentiers des Routes de la Soie chinoises.

« Les traditions du tissage de la soie sont apparues dans la région centrasiatique aux alentours du deuxième millénaire avant notre ère. Les tissus de soie ont connu un essor extraordinaire indépendamment de la Chine, montrant des variations significatives par rapport aux soieries chinoises. »

« J’ai effectué des études sur les soies sogdiennes, notamment dans les musées européens, comme le Louvre. En 1989, je me suis rendue à Dunhuang et j’ai découvert qu’il existait des colonies de commerçants sogdiens. Au Ve siècle de notre ère, précisément en Bactriane et en Sogdiane, les premières écoles de tissage de la soie ont vu le jour », observe Gouzel Maitdninova.

En dépit des importations massives de tissus venus de Chine, d’Iran et de Byzance, la soie produite localement occupait une place importante, et presque toutes les régions d’Asie centrale fabriquaient déjà, au Moyen Âge, leurs propres étoffes de soie, de coton et de laine.

Photo de Gouzel Maitdninova, autrice  l’ouvrage "L’histoire de l’habillement tadjik", publié en 2004. Crédits : Asia Plus
Photo de Gouzel Maitdninova, autrice l’ouvrage « L’histoire de l’habillement tadjik », publié en 2004. Crédits : Asia Plus

Des particularités régionales

Dans le costume traditionnel des Tadjiks, on distingue les variantes suivantes : d’une part, le style du sud, comprenant les régions de Karategin, Darvaza, Kulyab, Gissar, dont le style vestimentaire du Pamir ; et d’autre part, le style du nord, englobant les zones de Zeravchan, Kanibadam, Istaravchan, Isfara et Asht.

« Bien que dans toutes les régions, il existe des traditions locales en matière d’ornement, de composition et de proportion du costume, certains éléments reviennent d’un territoire à un autre : le saroual, les pantalons bouffants, la robe, le foulard et la calotte Toubeteïka », explique Gouzel Maitdninova.

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Par ailleurs, les racines historiques ont joué un rôle significatif dans les spécificités de chaque tradition vestimentaire locales. Au XIXème siècle, les régions du sud ont été intégrées au Khanat de Boukhara, tandis que celles du nord ont été rattachées à la Russie. Le complexe sud a davantage préservé ses traits archaïques en raison de son isolement plus prononcé, contrairement à la partie nord du pays, qui a subi une certaine influence occidentale via la culture russe.

Ainsi, l’habillement des femmes du nord, qui s’aligne davantage sur les tendances de la mode, modifie leur silhouette, en adoptant des formes légèrement cintrées, tout en conservant leur structure traditionnelle préservée depuis plus de 4 000 ans ;

Photo de Gouzel Maitdninova, autrice  l’ouvrage "L’histoire de l’habillement tadjik", publié en 2004. Crédits : Asia Plus
Photo de Gouzel Maitdninova, autrice l’ouvrage « L’histoire de l’habillement tadjik », publié en 2004. Crédits : Asia Plus

Complètement unisexe

Les compositions de l’ensemble vestimentaire pour femmes et hommes étaient presque identiques. Cet ensemble comprenait des caftans-robes d’été et d’hiver en forme de tunique, des chemises, des pantalons avec un insert pour la marche, des coiffes qui variaient d’une région à l’autre et des ceintures, pour les hommes. Ces similitudes étaient fréquentes, notamment pendant l’ère préislamique, durant laquelle les femmes portaient, au même titre que les hommes, des ceintures décorées placées en couches.

Les chemises à coupe tunique étaient généralement unisexes, et seul le style de confection du collier les différenciait.

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En dessous des chemises et des tuniques, les femmes et les hommes portaient des robes présentant des traits distinctifs de chaque localité : si l’habillement des Tadjiks de Ferghana était caractérisé par des robes courtes et moulantes à manches étroites, les Tadjiks de Gissar et de la vallée de Zeravchan portaient des robes amples à manches courtes.

Quelques spécificités entre les tenues des femmes et des hommes

Un aspect qui marquait les robes ou les chemises à coupe tunique pour les femmes était leur forme : les chemises à coupe droite s’élargissaient vers l’ourlet, avec des manches longues qui couvraient les mains. Ce modèle était considéré comme le plus courant dans l’habillement traditionnel tadjik.

« Ces robes étaient amples, caractérisées par un décolleté triangulaire ou droit, selon l’âge. Les robes à coupe tunique étaient le principal type de vêtements portés par-dessus pour les femmes de la fin du XIXème au début du XXème siècle. Une pièce de tissu pliée formait le dos et le devant, les manches étaient directement attachées au corsage, avec des empiècements latéraux qui s’étendaient jusqu’à la base des manches, ainsi que des empiècements frontaux », affirme Gouzel Maitdninova.

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Dans le sud-est du Tadjikistan, les vêtements portés par-dessus pour les femmes ne sont pas inscrits dans la tradition ethnographique. En revanche, dans les hautes vallées du Zeravchan, au centre et également au nord du Tadjikistan, les vêtements portés par-dessus sont un élément qui constitue un aspect obligatoire de l’habillement féminin depuis le XXème siècle.

En effet, profondément enracinées dans la tradition et la culture, les robes « munisak » et « kaltacha » étaient confectionnées sans collier.

Photo de femmes en habits traditionnels tadjiks, partagés par la Commission des affaires féminines et familiales. Crédits : Asia Plus
Photo de femmes en habits traditionnels tadjiks, partagée par la Commission des affaires féminines et familiales. Crédits : Asia Plus

Un habillement codifié

Bien que la transition des traditions préislamiques vers les traditions actuelles ait été un processus graduel dans la région, le vestiaire féminin a subi un changement soudain et radical : la coupe des vêtements est devenue plus ample, le couvre-chef est devenu un élément obligatoire, ce qui n’existait pas précédemment.

« Le « faradjii » était le nom donné aux longues tuniques décoratives en soie et en brocart, touchant presque le sol, portées par les femmes. Très colorées, ces tuniques se composaient d’une vaste palette de nuances : rouge, jaune, bleu ou vert, avec des tissus de soie rose doublé de fourrure, des broderies sur la poitrine, sur les épaules et sur l’ourlet, et des boutons dorés. »

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Gouzel Maitdninova précise que sous le « faradjiii », les femmes portaient habituellement un « kaba ». Selon leur statut socio-économique, elles ajoutaient une ou deux chemises appelées « pirohan » :chaque encolure, en étant plus large que la précédente, permettait de mettre en évidence le nombre des vêtements portés.

À ce titre, dans les régions du sud, les femmes portaient davantage de robes et les manches de leurs vêtements du dessous étaient nettement plus longues que celles des robes supérieures, afin que les tissus juxtaposés puissent être bien visibles.

La pratique de superpositions des vêtements a vu le jour au même moment que les premières traces de la paranja sont apparues.

Comment la paranja a-t-elle vu le jour en Asie centrale ?

Gonzales de Clavijo, diplomate espagnol, écrivait, à propos de la tradition vestimentaire des femmes de Tabriz au XVème siècle : « Les femmes se promènent complètement enveloppées dans des voiles blancs, avec des filets noirs en crins qui couvrent leur visage. Elles se couvrent ainsi, afin de ne pas être reconnues ».

Gouzel Maitdninova écrit que « selon les représentations iconographiques, à partir de la fin du XVIème siècle, les femmes portaient des manteaux-capes, lorsqu’elles se déplaçaient. C’est seulement à partir de la seconde moitié du XVIIème siècle que les premières représentations de la paranja ont été dévoilées ».

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Pour la majorité des femmes dans la région, la paranja est rapidement devenue une composante essentielle de l’habillement. D’autant plus que sous ce vêtement traditionnel, la mode évoluait de façon constante. Au fur et à mesure, les robes s’allongeaient et s’élargissaient, de nouvelles formes de couvre-chefs apparaissaient, les ornements se transformaient.

Bien que la mode évolue avec son temps, l’enjeu de préservation de l’ensemble de ces traditions vestimentaires est particulièrement pris en compte par les femmes tadjikes. La coupe, les ornements et les décorations des robes nationales conservent de nombreux traits caractéristiques de l’habillement ancien.

        La rédaction de Asia-Plus

Traduit du russe par Lisa D’Addazio

Édité par Emma Fages

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