Face à des injonctions sociales archaïques, les femmes tadjikes expriment leur épuisement à travers un nouveau langage codifié sur les réseaux sociaux. Avec en toile de fond la phrase « je suis tadjike », de nombreux messages de témoignages circulent depuis ces dernières années.
« Je suis une femme tadjike et j’ai une force d’esprit inflexible qui me permet de surmonter toutes les difficultés de la vie », affirme Madina Nigmatova, qui a pris part au mouvement.
Dans le but de déconstruire les stéréotypes profondément ancrés dans la société tadjike, un nombre croissant de femmes et de jeunes filles à travers le pays s’engagent régulièrement dans ce mouvement, célébrant une image forte de la femme à travers des tenues traditionnelles et des bijoux.
Au-delà des rôles imposés
Loin de se limiter aux rôles domestiques traditionnellement imposés aux femmes – cuisine, ménage, soins du foyer – que certains courants, comme celui des « Tradwives » aux États-Unis, remettent au goût du jour, la femme tadjike se saisit de la sphère numérique pour faire parler les luttes féministes. Madina Nigmatova, spécialiste et formatrice en marketing sur les réseaux sociaux, affirme que les femmes ont non seulement le droit mais aussi le devoir d’être visibles, épanouies dans leur carrière, créatives et pleinement actives dans le monde des affaires.
« Nous connaissons nos traditions, nous les respectons, nous les transmettons aux générations. Mais nous voulons vivre dans notre temps, en étant cultivées et indépendantes. La femme tadjike moderne a appris à concilier plusieurs rôles : participer aux compétitions, entamer n’importe quelle carrière, tout en s’occupant de leurs enfants et en gérant la maison », raconte-t-elle.
Lire aussi sur Novastan : Comment les migrants nourrissent le Tadjikistan
Ce mouvement s’inscrit dans un contexte où les femmes et les jeunes filles mariées au Tadjikistan ont un accès limité aux appareils électroniques et à Internet, souvent en raison du contrôle exercé par les familles. En effet, dans les foyers où les hommes travaillent à l’étranger, les mères peuvent recevoir des smartphones au lieu des épouses, qui voient ainsi leur autonomie numérique limitée.
Novastan est le seul média européen (en français, en allemand et en anglais) spécialisé sur l'Asie centrale. Entièrement associatif, il fonctionne grâce à votre participation. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de vous ! Vous pouvez nous soutenir en vous abonnant, en réalisant un don défiscalisé à 66 %, ou en devenant membre actif par ici.
Déconstruction fine de préjugés
Madina Nigmatova, dans sa version du « Je suis tadjike », porte l’attention sur le stéréotype répandu de la femme accomplie qui, dans la société tadjike, est souvent perçue comme une femme divorcée.
Les femmes modernes concilient facilement la vie familiale, l’accomplissement professionnel et l’épanouissement personnel : si certaines font de la pâtisserie, d’autres créent et gèrent des entreprises en ligne, tandis que d’autres encore sont maquilleuses.
Lire aussi sur Novastan : Contrôle de l’habillement des femmes au Tadjikistan : entre tradition et répression
« Lorsque les vidéos ont été partagées dans différents groupes, de nombreux commentaires affirmaient que, pour refléter la véritable image de la femme tadjike, il aurait fallu montrer comment cuisiner, balayer la cour ou traire les vaches. La femme tadjike, la kelinka, ne se limite pas au rôle de servante, c’est une personne à part entière qui cherche à s’épanouir, à trouver un équilibre entre vie privée et carrière. J’éprouve une immense admiration pour elles », déclare Madina Nigmatova
Une tendance de longue date
Cette tendance a vu le jour l’année dernière, lorsque plusieurs blogueuses ont partagé une vidéo commune, en affirmant être des femmes tadjikes sans que cela ne les empêche de « construire une carrière », « vivre séparées de leurs parents », « s’habiller comme elles le veulent », « tenir un blog », « ne pas être mariées à 32 ans », « faire du business », ou encore « créer une entreprise ».
Lire aussi sur Novastan : Comment l’appareil judiciaire discrimine les femmes au Tadjikistan
Cette vidéo a suscité une vive polémique et une vague de haine, notamment parce que les jeunes filles s’exprimaient en russe tout en se présentant comme tadjikes. Pourtant, les réactions négatives n’ont pas réussi à venir à bout de la tendance. Au contraire, plus les commentaires malveillants se multiplient, plus cela accroît le sentiment de lassitude face aux injonctions sociales. Ce que les femmes taisaient autrefois par honte, elles l’expriment aujourd’hui avec plus de liberté.
Des revendications multiples
« Je suis tadjike, j’ai 26 ans et je retarde le mariage parce que j’ai peur de changements drastiques dans la vie ; l’institution du mariage m’effraie, car j’ai vu peu d’exemples réussis autour de moi », écrit Leila sur sa page.
« Je suis tadjike : je me suis mariée à 37 ans. Ma fille unique a quatre ans et demi. Alors que moi, j’ai 43 ans. J’ai vécu et poursuivi mes études en Italie, plus précisément au sud. J’habite en Russie depuis 18 ans. Avant de devenir spécialiste des sourcils, j’ai travaillé pendant 12 ans comme styliste, acheteuse, responsable du service merchandising dans des grandes entreprises de Moscou », raconte Zarina.
Lire aussi sur Novastan : Faut-il renforcer l’arsenal juridique contre les violences sexistes au Tadjikistan ?
« Je suis une femme tadjike qui a terminé l’école russe au Tadjikistan et je ne me suis pas mariée tout de suite. Je suis Tadjike et j’ai grandi dans une famille traditionnelle et non, je n’ai pas été réprimandée, nous ne nous sommes jamais disputés avant mon départ, au contraire, j’ai été véritablement soutenue », écrit Omina.
« Je suis tadjike et je ne me permets pas de donner des conseils non sollicités, comme : “Un seul enfant, ce n’est pas suffisant, il faut en avoir un autre. Ce n’est pas dans tes plans ? Alors ton mari finira par te quitter.” », confie Chakhzoda.
« Je suis tadjike, et j’ai choisi délibérément d’épouser un Kazakh, tout simplement parce que c’est ce que je voulais. Quand je désire quelque chose, je refuse de me l’interdire », affirme Bargigoul.
Le backlash et les réactions masculinistes
Ces publications collectent régulièrement des milliers de vues et des centaines de commentaires. Les femmes laissent plutôt des réponses positives et inspirantes.
En revanche, portés par un fond de misogynie, les commentaires masculins sont en général loin d’être encourageants. On peut lire « tes yeux ne sont pas ceux d’une Tadjike », « tu déshonores la nation », « se marier avec un étranger anéantit le gène tadjik ». Une multitude d’autres commentaires du même style visent à discréditer les activités et les prises de position de nombreuses femmes au Tadjikistan.
Une procédure simple
Il est possible d’agrémenter la formule « Je suis Tadjike » de manière personnalisée en mentionnant quelque chose pour lequel on a été critiquée, ressenti de la honte ou qui est au contraire source de fierté.
Voici des exemples : « … et je gagne beaucoup plus que les hommes », « … et je ne sais pas préparer du plov, et c’est très bien comme ça », « … et je parle cinq langues ».
Lire aussi sur Novastan : Ces femmes tadjikes qui s’approprient les professions « masculines »
La vidéo est souvent filmée dans un cadre agréable, dans lequel les femmes se sentent en sécurité, et avec une posture qui se veut authentique. Des éléments traditionnels de la culture tadjike dans les tenues ou les décors sont souvent mis en avant, car promouvoir l’héritage patrimonial et les traditions n’est pas incompatible avec l’émancipation féministe.
Les hashtags #jesuistadjike, #tadjikgirlpower, #jailedroit accompagnent souvent ces messages et permettent de les diffuser à une plus vaste échelle.
« Nous sommes différentes, mais nous sommes tous tadjikes »
De nombreuses filles tadjikes ont également participé à la tendance « duxtari tojik », signifiant fille tadjike. Dans ces vidéos, elles incarnent des femmes de différentes régions du pays, bousculant les frontières du régionalisme : un phénomène encore très présent dans la société tadjike.
Accompagnée de la chanson de Nobovar Chanorov, chanteur tadjik, qui évoque les filles des différentes régions, l’accent est mis sur la richesse culturelle et l’identité régionale plutôt que sur la division géographique.
Envie d'Asie centrale dans votre boîte mail ? Inscrivez-vous gratuitement à notre newsletter hebdomadaire en cliquant ici.
« Je ne savais pas qu’il existait autant de styles de vêtements traditionnels dans notre pays », confie Bahora dans l’une de ses vidéos. Ce à quoi plusieurs internautes émus répondent en soulignant l’amitié entre toutes les régions du Tadjikistan.
Le message est régulièrement diffusé dans plusieurs langues. À la demande de ses abonnés, la maquilleuse Farangis propose des looks inspirés des différentes régions du Tadjikistan, accompagnés de brèves explications en tadjik, en russe et en anglais. Ce mouvement dépasse les frontières du pays et inspire plus largement des femmes des pays voisins. C’est notamment le cas d’une blogueuse ouzbèke qui a également rejoint le mouvement, en présentant les robes de mariée des femmes tadjikes issues de différentes régions.
Cette tendance unit les femmes tadjikes aux quatre coins du continent : depuis l’Iran ou la Chine, à chaque vidéo sa touche personnelle.
La rédaction de Your.tj
Traduit du russe par Lisa D’Addazio
Édité par Emma Fages
Relu par Elise Medina
Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !