Comme au début de chaque année, Novastan résume ce qui a fait bouger l’Asie centrale l’année précédente.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 janvier 2023 par notre version allemande.
L’année 2022 a été marquée par des crises en Asie centrale. Comme l’année précédente, la frontière kirghizo-tadjike, mais aussi la frontière avec l’Afghanistan ont été des foyers de conflits permanents. Le Kazakhstan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan ont connu des troubles internes qui ont coûté la vie à de nombreuses personnes. Quant au Kirghizstan, autrefois célébré comme un îlot de liberté en Asie centrale, il se transforme lui aussi progressivement en un Etat autoritaire. L’agression russe contre l’Ukraine n’est pas non plus restée sans conséquence pour l’Asie centrale. Voici un aperçu de la situation.
Kazakhstan : les conséquences d’un mois de janvier sanglant
Au Kazakhstan, l’année 2022 a été marquée par les événements de janvier et les conséquences politiques qui en ont découlé. Dans les premiers jours de l’année, des manifestations initialement régionales contre l’augmentation des prix du gaz liquéfié se sont transformées en un mouvement de protestation à l’échelle nationale. C’est surtout dans la métropole économique, Almaty, que ces protestations pacifiques ont fini par sombrer dans la violence : des bâtiments publics ont été occupés et partiellement incendiés. Le gouvernement d’Askar Mamine a finalement démissionné le 5 janvier.
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Les autorités ont réagi avec force aux protestations : Internet a été bloqué et de nombreuses personnes ont été tuées suite aux ordres du président Kassym-Jomart Tokaïev d’ouvrir le feu sur les manifestants le 7 janvier. Le bilan précis de cette répression demeure incertain. A cela s’ajoutent de nombreux cas de torture, comme celui de Saïat Adilbekouly, qui a témoigné de son sort dans le cadre d’une discussion en ligne organisée par Novastan.
Pour reprendre le contrôle de la situation, Kassym-Jomart Tokaïev a fait appel aux troupes de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), une organisation de sécurité dominée par la Russie. Celle-ci devait l’aider à lutter contre l’invasion de « terroristes internationaux », selon la description de la situation fournie par les autorités. Cette intervention a nourri les craintes de voir des militaires russes s’installer dans le pays, mais après quelques jours, Kassym-Jomart Tokaïev a annoncé le retrait des troupes de l’OTSC et a mis en place un nouveau gouvernement dirigé par Alikhan Smaïlov.
Sur le plan politique, les événements de janvier ont surtout eu pour effet d’écarter du pouvoir l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev et son entourage. Certains de ses proches, comme l’ancien chef des services secrets Karim Massimov, ont été arrêtés dès les premiers jours de janvier sous prétexte de tentative de coup d’Etat. Des proches de l’ex-président ont également fait l’objet d’une enquête. Noursoultan Nazarbaïev lui-même a perdu d’importants privilèges et a été marginalisé politiquement.
La capitale Nur-Sultan, qui portait son nom depuis 2019, a été rebaptisée Astana en septembre 2022. Mais le président Kassym-Jomart Tokaïev s’est lui aussi vu contraint de procéder à des réformes. La pièce centrale de ces réformes était un amendement constitutionnel proposé à la hâte et adopté par référendum le 5 juin. Cet amendement a notamment limité les pouvoirs du président et introduit un nouvel organe consultatif, l’Assemblée populaire du Kurultai. Toutefois, des modifications ont dû être apportées à la Constitution dès septembre, lorsque le président a annoncé la tenue d’une élection présidentielle anticipée.
A présent, le président effectue un mandant unique de sept ans, tandis qu’auparavant un mandat durait cinq ans avec droit de réélection. L’élection, qui a eu lieu le 20 novembre, a été remportée par le président sortant avec 81,31 % des voix. Les critiques ont relevé le fait qu’il n’y ait pas eu de véritable concurrence en raison de la faiblesse des autres candidats. Les véritables opposants n’ont pas pu participer aux élections. Janbolat Mamaï, président du Parti démocratique non enregistré, se trouvait en détention provisoire depuis les événements de janvier et n’a été assigné à résidence que peu avant les élections.
Lire aussi sur Novastan : L’opposant politique Janbolat Mamaï placé en résidence surveillée
Un autre événement déterminant pour le Kazakhstan a été l’agression russe contre l’Ukraine. Le pays a progressivement pris ses distances avec son voisin du nord, qui a réagi par une guerre de l’information. La mobilisation partielle russe en septembre s’est notamment faite sentir au Kazakhstan, où dans des villes comme Kostanaï, l’afflux de jeunes Russes a fait grimper les loyers à des niveaux inimaginables. En revanche, la langue kazakhe connait une popularité sans précédent à la suite de la guerre en Ukraine.
Kirghizstan : un glissement progressif vers l’autocratie
Un smog dense recouvre à nouveau Bichkek et d’autres villes du Kirghizstan. Comme les hivers précédents, la capitale kirghize est en tête du classement mondial en matière de pollution de l’air. Les causes profondes restent les mêmes, à savoir la pauvreté qui pousse de nombreuses personnes à utiliser des matériaux bon marché et nocifs pour se chauffer. Il est aussi question de coupures d’électricité, comme les années précédentes.
En termes de développement économique et social, le pays semble pris dans un cercle vicieux. La nationalisation de la mine d’or de Koumtor est l’un des objectifs politiques de longue date du président Sadyr Japarov, mais nul ne sait où va l’argent et quelle proportion va véritablement dans les caisses de l’Etat. De façon générale, les affaires publiques au Kirghizstan deviennent de moins en moins transparentes.
En matière de politique intérieure, la deuxième année de mandat de Sadyr Japarov a été marquée par une répression de plus en plus dure. La privation de citoyenneté et l’expulsion vers la Russie du journaliste d’investigation Bolot Temirov n’est que l’aboutissement d’une série d’arrestations de manifestants contre des conflits de frontières ou de nouveaux projets miniers.
Après une arrestation massive en octobre, certains politiciens de l’opposition, comme l’ancienne juge constitutionnelle et candidate à la présidentielle Klara Sooronkoulova, ont également passé la période des fêtes en détention. Le Kirghizstan semble perdre progressivement sa position régionale unique « d’îlot de liberté politique ». Certes, en 2022, le Kirghizstan a pâti de ses liens économiques forts avec la Russie dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine, et ses conséquences devraient même s’intensifier au cours de l’année 2023.
De nombreux migrants sont venus de Russie dès le début de la guerre puis à l’annonce de la mobilisation partielle de septembre, ce qui a également fait grimper les prix de l’immobilier. En septembre, le conflit frontalier larvé avec le Tadjikistan s’est ravivé, entraînant plus de 100 morts en quelques jours dans un véritable climat de guerre.
Tadjikistan : conflits frontaliers et répression des minorités
La guerre russe en Ukraine n’a pas non plus épargné le Tadjikistan. Les sanctions occidentales rendent la vie difficile aux travailleurs tadjiks en Russie, dont les envois de fonds vers le pays d’origine soutiennent des familles entières d’une part, et contribuent de manière significative au produit intérieur brut du pays d’autre part.
La guerre a également des implications géopolitiques pour le Tadjikistan. La Russie, longtemps protectrice des minorités du Pamir, est à présent accaparée par sa propre politique étrangère. Après plusieurs jours de manifestations dans la province autonome tadjike du Haut-Badakhchan en novembre 2021, la région a de nouveau connu des soulèvements en mai 2022. Des dizaines de personnes ont été tuées par la répression gouvernementale de ces vagues de protestations. Dans un même temps, la population du Haut-Badakhchan, les Pamiris, est soumise à une véritable répression.
La prise du pouvoir par les talibans en Afghanistan a également incité le gouvernement tadjik à ajuster sa politique. Pour protéger ses frontières, le Tadjikistan coopère avec des forces armées étrangères telles que les Etats-Unis et la Russie. A partir du 14 septembre, des affrontements sanglants ont éclaté en divers points de la frontière tadjiko-kirghize, coûtant la vie à des dizaines de personnes. Ce conflit frontalier n’est pas nouveau, mais les combats ont été plus intenses que par le passé.
Les pourparlers entre les présidents du Kirghizstan et du Tadjikistan ont eu lieu dans le cadre du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), mais seulement après que les Comités d’Etat pour la sécurité nationale (GKNB) des deux pays se soient mis d’accord sur un cessez-le-feu (non respecté).
Les relations avec l’Ouzbékistan, en revanche, continuent de se détendre. Après 30 ans d’interruption, la liaison ferroviaire entre Tachkent et Douchanbé a été remise en service. Enfin, le Tadjikistan est aux prises avec des questions environnementales récurrentes. D’une part, plusieurs plaintes ont été déposées concernant les dommages environnementaux causés par l’extraction de l’or. D’autre part, le gouvernement a forcé le passage à l’éclairage LED, mais les coûts plus élevés se sont répercutés sur la population. De plus, le Tadjikistan doit faire face à l’héritage des résidus d’uranium soviétiques.
Turkménistan : tel père, tel fils ?
Au Turkménistan, l’année 2022 a débuté avec un coup d’éclat : le 11 février, le président Gourbangouly Berdimouhamedov a annoncé sa démission ainsi que la tenue d’une élection présidentielle anticipée. Quelques jours plus tard, la candidature de son fils Serdar Berdimouhamedov a été annoncée sans surprise. Le 12 mars, il a été élu président avec 72,97 % des voix. Si le culte du président reste une réalité, le nouveau président a jusqu’à présent gouverné de manière nettement plus discrète que son père, qui avait dirigé le pays pendant les 15 années précédentes.
Dès sa première année de mandat, Serdar Berdimouhamedov a entretenu des relations avec différents Etats ayant des objectifs similaires. En juillet, le président turkmène a rencontré son homologue iranien Ebrahim Raïssi dans le cadre d’une visite officielle à Téhéran. Les négociations ont abouti à la signature d’un partenariat bilatéral pour les 20 prochaines années.
La Turquie ne cesse elle aussi d’étendre son influence en Asie centrale : l’Organisation des Etats turciques joue un rôle important à cet égard. Fin septembre, le Turkménistan a été le dernier pays d’Asie centrale à annoncer son adhésion. En outre, ce rapprochement avec la Turquie signifie en même temps une prise de distance par rapport à Moscou.
De même, la prise de pouvoir des talibans en Afghanistan a eu un impact sur l’économie turkmène : la Banque asiatique de développement, le principal bailleur de fonds du pipeline TAPI, a suspendu sa participation au projet. L’institution a déclaré que ses activités liées au projet gazier, qui doit relier le Turkménistan à l’Inde, reprendront lorsque le gouvernement taliban en Afghanistan sera reconnu internationalement par l’Assemblée générale des Nations unies.
La scène artistique turkmène s’est ouverte pour la première fois à l’art contemporain en décembre. Dans le cadre de la semaine des cultures européennes, plusieurs expositions d’art vidéo ont été organisées dans la capitale Achgabat en collaboration avec l’Institut français et l’ambassade d’Allemagne. Non seulement l’art contemporain a ainsi bénéficié d’une première visibilité au Turkménistan, mais il semble que le pays le plus fermé d’Asie centrale s’ouvre peu à peu à de nouvelles formes d’art.
Ouzbékistan : vieux conflits et « Nouvel Ouzbékistan »
Le président ouzbek Chavkat Mirzioïev, au pouvoir depuis 2016, a conçu pour son pays un projet d’Etat qui doit être entièrement mis en œuvre d’ici 2026 : la « stratégie du Nouvel Ouzbékistan ». Celle-ci promet non seulement des améliorations sociales, mais aussi des progrès économiques. Aussi mirobolant que puisse paraître le projet d’Etat du président, comprenant des programmes sociaux, identitaires et économiques, l’année 2022 en Ouzbékistan a néanmoins été marquée par des violations des droits de l’Homme et par la répression.
Le 1er juillet, des manifestations ont éclaté au Karakalpakstan contre le projet de modification de la Constitution. La réforme constitutionnelle du gouvernement central ouzbek visait à réduire les droits de souveraineté de la République autonome du Karakalpakstan. En signe de protestation, des milliers de personnes sont descendues dans les rues de Noukous, la capitale karakalpake. La manifestation, initialement pacifique, a été brutalement réprimée par le gouvernement. Le lendemain de la manifestation, le président s’est rendu en personne à Noukous et a annoncé qu’il renonçait à modifier la Constitution en ce qui concerne le Karakalpakstan.
Les manifestations de juillet et la réaction du gouvernement sont remarquables car il s’agissait de la première manifestation politique de masse dans le pays depuis les événements d’Andijan en 2005, à l’époque du prédécesseur de Chavkat Mirzioïev, Islam Karimov. Les raisons de la répression exercée par le gouvernement central ouzbek lors de la manifestation de juillet de cette année sont liées à des craintes géopolitiques.
Les questions de genre sont controversées en Ouzbékistan et s’accompagnent aussi de répression. En janvier, le blogueur ouzbek Miraziz Bazarov, critique envers le président et partisan des droits LGBT, a été condamné à trois ans d’assignation à résidence. La productrice et designer Amalia Aïboucheva et la TikTokeuse Nisso Mamedova, bien connues sur les réseaux sociaux, offrent des aperçus impressionnants de la vie des femmes en Ouzbékistan. Elles abordent les abus, la société patriarcale ainsi que les opportunités et les limites du féminisme.
La terre historique de la production de coton a connu une petite révolution. Après l’interdiction du travail forcé dans la production de coton par Chavkat Mirzioïev, l’Occident a mis fin en mars 2022 à son boycott du coton ouzbek, qui durait depuis dix ans.
Face à la guerre en Ukraine, l’Ouzbékistan s’est lui aussi trouvé confronté cette année à la question de l’avenir de ses relations avec la Russie. D’une part, le pays dépend du soutien russe sur le plan géopolitique et énergétique, mais d’autre part, il espère également une coopération lucrative avec l’Europe. Le gouvernement conserve une neutralité en ce qui concerne la guerre en Ukraine, mais l’agression russe est condamnée de façon tacite. La société ouzbèke est divisée sur la question. Le numéro d’équilibriste diplomatique du gouvernement est critiqué non seulement par la population, mais aussi par certaines institutions.
Novastan
Pour Novastan, l’année 2022 s’est terminée avec un nouvel élan : en novembre, des collaborateurs bénévoles des rédactions francophone, germanophone et anglophone se sont réunis à Paris pour la réunion annuelle de planification. Grâce à un soutien du Fonds citoyen franco-allemand, environ 25 novastanais ont échangé sur la coopération entre les deux associations et les trois rédactions de Novastan.
Malheureusement, il faudra patienter encore un peu pour découvrir le nouveau site Internet qui était initialement prévu pour 2022. De plus, Novastan a renoué avec des formats hors ligne lors de divers événements et rencontres. Les associations inviteront également à participer à divers événements en 2023. Enfin, la nouvelle édition de la soirée Asie centrale à Berlin, le « Dance with the Stans » est déjà lancée pour le 4 février 2023.
Florian Coppenrath, Michèle Häfliger, Robin Roth et Berenika Zeller
Rédacteurs pour Novastan
Traduit de l’allemand par Marc Gruber
Édité par Judith Robert
Relu par Charlotte Bonin
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