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Tadjikistan : nettoyage ethnique et répression dans le Haut-Badakhchan

Le gouvernement tadjik durcit la répression. Celle-ci est plus particulièrement violente dans le Haut-Badakhchan et vise la minorité pamirie, si bien que les témoins parlent de nettoyage ethnique.

Khorog Haut-Badakhchan Pamir
La ville de Khorog, capitale du Haut-Badakhchan.

Le gouvernement tadjik durcit la répression. Celle-ci est plus particulièrement violente dans le Haut-Badakhchan et vise la minorité pamirie, si bien que les témoins parlent de nettoyage ethnique.

« C’était il y a six mois et on n’arrive toujours pas à revenir à nous-mêmes, à comprendre ce qu’il nous est arrivé », raconte à Novastan une habitante de Khorog, capitale de la région autonome du Haut-Badakhchan, dans l’est du Tadjikistan. Depuis les événements de mai dernier, une répression sans précédent règne en effet au Tadjikistan, plus particulièrement dans le Pamir. Ce n’est pas la première fois que des manifestations y sont réprimées dans le sang, comme cela avait été le cas en novembre 2021. Cependant, les derniers événements ont fait davantage de morts et ont été accompagnés d’une vague d’arrestations massives visant les leaders locaux et la société civile.

Officiellement, 220 personnes ont été placées en détention provisoire, parmi lesquelles des dizaines ont été condamnées à plusieurs années de prison, rapporte Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe. Les témoignages montrent que des personnes blessées ont été placées en détention et que la torture est courante dans les premières heures suivant l’arrestation, comme le déplore Steve Swerdlow, avocat et professeur à l’Université de Californie du Sud.

La Commission 44 liquidée

Les leaders locaux du Pamir, formels ou informels, sont particulièrement visés. Certains membres de la Commission 44 ont ainsi été arrêtés et deux d’entre eux condamnés à 18 ans de prison, rapporte le média indépendant tadjik Pamir Daily. Pourtant, cette commission avait été créée lors des précédents événements de novembre 2021 pour calmer la situation et établir un dialogue entre les habitants et le gouvernement. Elle était constituée de militants de la société civile pamirie.

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Selon la militante de Khorog interrogée par Novastan, « la situation est calme maintenant. C’est parce qu’il n’y a plus personne à arrêter. » En effet, les chiffres officiels posent question et Pamir Daily affirme que plus de 2 000 Pamiris sont en prison, dans l’écrasante majorité des membres de la couche la plus active de la population. Il apparaît alors assez clairement que le gouvernement opère un nettoyage ethnique.

L’Etat souhaite désormais purger le gouvernement et les ONG de toute présence pamirie, comme le rapporte Suzanne Levi-Sanchez, spécialiste des organisations informelles dans le Badakhchan. Les personnalités influentes de la région ne risquent pas seulement d’être arrêtées : certaines ont été assassinées. C’est le cas notamment de Mamadbokir Mamadbokirov, leader informel de Khorog, tué en pleine rue le 22 mai dernier. Les autorités l’accusaient d’être à la tête d’une organisation criminelle.

Des arrestations fondées sur les différences ethniques

Si le but poursuivi semble être de réduire à néant la société civile, les arrestations concernent également des personnes issues de la minorité ethnique pamirie qui ne prennent pas part à la politique. « Ce n’est pas qu’ils arrêtent les journalistes et les militants. Maintenant, ils arrêtent tout le monde sans faire de différence », raconte à Novastan un habitant de Rouchan, petite ville pamirie.

Bakhtiyor Safarov, fondateur du Central Asian Consulting et originaire de la région, rapporte que des hommes d’affaires pamiris sans aucun lien avec la politique et sans aucune revendication ont été arrêtés. Le spécialiste insiste sur le fait que ces opérations visent à détruire la communauté et la culture, sans lesquelles les habitants de cette région montagneuse, isolée et pauvre, ne peuvent pas s’organiser pour survivre.

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Un grand nombre de Pamiris se trouvent à l’étranger et notamment en Russie, où ils envoient de l’argent à leurs proches restés au Tadjikistan. Les membres de la communauté qui reçoivent ces fonds sur leur compte avant de les redistribuer sont désormais visés par les autorités, comme l’explique Suzanne Levi-Sanchez.

Des enlèvements de Pamiris à l’étranger

La diaspora pamirie n’est pas à l’abri de la répression non plus. Ayant un grand sens de la communauté, elle se mobilise à l’étranger, par exemple en manifestant auprès des ambassades tadjikes. Néanmoins, depuis novembre 2021, ces protestations sont en baisse : non seulement les activistes craignent les répercussions sur leurs proches restés sur place, mais ils ont également commencé à être eux-mêmes arrêtés et renvoyés au Tadjikistan.

Pamir Daily rapporte que plus de 20 Pamiris ont été enlevés à Moscou ces six derniers mois. Selon le schéma le plus classique, ils réapparaissent quelques jours plus tard dans la capitale tadjike Douchanbé, où des procès sont intentés contre eux. Malgré cela, le gouvernement filme des mises en scènes dans lesquelles les personnes concernées affirment qu’elles sont revenues de leur propre volonté.

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La Russie obtempère à ces demandes d’extradition alors même qu’elles concernent parfois des personnes ayant obtenu la citoyenneté russe. C’est le cas par exemple des frères Oraz et Ramzi Vazirbekov. Connus pour s’opposer au gouvernement tadjik sur les réseaux sociaux, ils ont disparu à l’aéroport moscovite de Domodedovo le 29 juin dernier avant de réapparaitre à Douchanbé, rapporte Radio Ozodi. Début novembre, ils ont été condamnés respectivement à 16 et 13 ans de prison.

La Russie complice

Comme le détaille Pamir Daily, la Russie a déclaré le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT) organisation terroriste dès 2015, ce qui a donné plus de marge au gouvernement tadjik pour demander des extraditions d’opposants. Les membres de ce parti politique présents en Russie sont ainsi arrêtés et extradés, comme d’autres opposants au régime.

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En avril 2021, Amnesty International appelait déjà la Russie à cesser l’extradition de Tadjiks ayant exprimé des opinions défavorables au gouvernement du président Emomali Rahmon : une fois arrivés au Tadjikistan, ceux-ci étaient torturés et jugés lors de procès inéquitables. En 2022 cependant, ces arrestations ne concernent pas que les activistes : elles ont une visée davantage ethnique. Comme le fait remarquer le journaliste Bruce Pannier, les autorités tadjikes essaient de lier les Pamiris aux opposants en exil, avec ou sans fondement. Ainsi, des membres de la diaspora qui ne se sont jamais penchés sur la politique ou le militantisme craignent désormais pour leur sécurité.

Des procès inéquitables à huis-clos

Salimjon Aïoub, rédacteur en chef d’Ozodi, explique que les procès expéditifs se déroulent à huis-clos : même les proches parents des accusés ne sont pas autorisés à les voir, ni ne peuvent obtenir d’informations précises quant aux preuves présentées contre eux. Dans le cas des frères Oraz et Ramzi Vazirbekov, leur famille n’a pas été capable de trouver d’avocat pour les défendre : un commis désigné par le tribunal a la charge de l’affaire et ne communique aucune information.

En effet, les avocats refusent de traiter les affaires médiatiques ou relatives aux événements de mai, de peur de perdre leur licence. Selon Ozodi, les licences ne sont par ailleurs pas accordées aux avocats ayant critiqué le gouvernement. Dans le Pamir surtout, le manque d’avocats amène des dizaines de procès à être traités sans que les accusés ne puissent faire valoir leurs droits à la défense, comme l’explique le même article.

Dans le Haut-Badakhchan, sept avocats sont enregistrés mais seuls quatre d’entre eux travaillent réellement sur place, les autres étant à Douchanbé. Rapportée à une population de 250 000 habitants et au grand nombre d’arrestations ayant eu lieu en novembre 2021 et mai dernier, la défense est impossible à assurer.

Le silence maintenu par la peur

Les menaces et les arrestations visant les journalistes empêchent quiconque de traiter le sujet des manifestations réprimées et du nettoyage ethnique. Ozodi rapporte par exemple que la militante et journaliste du Haut-Badakhchan Oulfatkhonim Mamadchoïeva, arrêtée le 18 mai dernier, risque jusqu’à 15 ans de prison. Les journalistes qui lui sont liés ont été convoqués également pour subir un interrogatoire.

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La peur est omniprésente en ce qui concerne ces événements. Interrogés par Novastan, la plupart des témoins déclinent toute conversation en citant des connaissances déjà arrêtées, et surtout par peur des représailles sur leur propre famille, affirmant que même les enfants ne sont pas à l’abri.

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« Les gens essayent de faire comme si on pouvait oublier ce qu’il s’est passé parce qu’en parler ne sert à rien, à part à avoir peur pour sa famille », estime l’habitant de Rouchan qui a bien voulu parler à Novastan. Steve Swerdlow souligne lui aussi que « n’importe qui travaillant sur ce sujet prend un risque, surtout les citoyens tadjiks. »

Des persécutions religieuses

La persécution est également religieuse : les Pamiris sont chiites ismaéliens, contrairement aux Tadjiks sunnites. Selon des habitants de Khorog interrogés en août, l’instruction religieuse a été interrompue après les événements de mai, rapporte Ozodi. Le centre ismaélien de Douchanbé a lui aussi fermé ses portes le 6 septembre dernier, avant de finalement rouvrir récemment, selon le constat de Novastan.

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Enfin, la fondation Aga Khan, l’une des principales organisations internationales d’aide au développement dans le pays, voit son activité être entravée. L’œuvre de l’organisation concerne l’accès à l’éducation, la santé, le développement et la culture plutôt que la religion, mais son dirigeant et fondateur est l’imam Aga Khan IV, chef spirituel des ismaéliens.

Vers une aggravation de la situation

Le gouvernement ne donne pas de signal positif et, sans pression extérieure, rien ne l’obligera à s’arrêter avant la fin du nettoyage ethnique, estime Zamira Dildorbekova, chercheuse spécialisée sur les développements socioreligieux au Tadjikistan.

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Selon Genocide Watch, qui distingue dix étapes croissantes de génocide, le Tadjikistan est entré dans la phase huit en persécutant la minorité pamirie. L’organisation appelle la communauté internationale à réagir en rétablissant la mission observatrice des Nations unies au Tadjikistan, stoppée en 1997, et en prenant des mesures pour protéger les Etats d’Asie centrale face aux sanctions contre la Russie. Leurs répercussions dramatiques sur l’économie tadjike rendent en effet la région plus instable. Enfin, l’organisation met en garde contre les risques de guerre civile, non négligeables, qui découlent des persécutions ethniques.

Nane Bouvier
Rédactrice pour Novastan à Douchanbé

Relu par la rédaction

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Commentaire (1)

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Aleksei, 2022-11-20

What a nightmare! The government of Tajikistan can now destroy all Pamiris. And no one will notice. Everyone is watching only Ukraine.

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