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L’héritage de Tabochar : l’extraction d’uranium au Tadjikistan et ses conséquences

Dans le nord du Tadjikistan se trouvent d’anciens sites soviétiques d’extraction d’uranium. Bien qu’ils ne soient plus exploités aujourd’hui, la gestion des déchets radioactifs reste une question sensible non seulement pour des questions de santé, mais également à cause des investissements financiers qu’ils nécessitent. La végétalisation des résidus d’uranium dans des fosses à ciel ouvert laissées en héritage par l’Union soviétique a débuté au Tadjikistan. Officieusement, la mise en végétation complète de ces déchets devrait s’élever à un montant de 55 millions de dollars (50 274 000 euros). Rosatom, l’entreprise publique russe spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire, a l’intention d’entamer au premier trimestre 2022 la végétalisation des résidus d’uranium. Elle compte également lancer la remise en état du site industriel de l’ancienne usine de traitement d’uranium d’Istiklol, anciennement Tabochar, dans le nord du Tadjikistan.

Tadjikistan Uranium Tabochar
Tabochar au Tadjikistan est un ancien site d'extraction d'uranium.

Dans le nord du Tadjikistan se trouvent d’anciens sites soviétiques d’extraction d’uranium. Bien qu’ils ne soient plus exploités aujourd’hui, la gestion des déchets radioactifs reste une question sensible non seulement pour des questions de santé, mais également à cause des investissements financiers qu’ils nécessitent. La végétalisation des résidus d’uranium dans des fosses à ciel ouvert laissées en héritage par l’Union soviétique a débuté au Tadjikistan. Officieusement, la mise en végétation complète de ces déchets devrait s’élever à un montant de 55 millions de dollars (50 274 000 euros). Rosatom, l’entreprise publique russe spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire, a l’intention d’entamer au premier trimestre 2022 la végétalisation des résidus d’uranium. Elle compte également lancer la remise en état du site industriel de l’ancienne usine de traitement d’uranium d’Istiklol, anciennement Tabochar, dans le nord du Tadjikistan.

C’est ce qu’a déclaré Nikolaï Spassky, directeur général adjoint de Rosatom aux affaires internationales, dans un discours prononcé le 11 novembre 2021 devant le Conseil des chefs de gouvernement des pays de la Communauté des États indépendants (CEI), selon l’agence de presse russe TASS.

Un programme pour les zones d’extraction d’uranium

Afin de réhabiliter les décharges de résidus radioactifs, la Commission des États membres de la CEI pour l’utilisation pacifique de l’énergie atomique a adopté le programme cible intergouvernemental de réhabilitation des zones touchées par l’extraction d’uranium 2013-2023. La Russie assume la principale charge financière de ce programme, à savoir 75 % des dépenses. Les 25 % de parts restantes reviennent au Kazakhstan (15 %), au Tadjikistan (5 %) et au Kirghizstan (5 %). En passant en revue l’avancement du programme, Nikolaï Spassky a déclaré que « la date prévue pour l’achèvement au Kirghizstan et au Tadjikistan, conformément au programme approuvé, est fixée à fin 2023 ». Concernant le Tadjikistan, il a souligné que « la mission consiste dans ce cas à remettre en état les terrils et le site industriel de l’ancienne usine de traitement d’uranium située près de la ville d’Istiklol.Les solutions techniques ont été entièrement élaborées et nous finalisons actuellement les procédures d’appel d’offres. Il est prévu que le contrat soit signé d’ici un mois ou deux puis nous entamerons les travaux au premier trimestre de 2022. » Lire aussi sur Novastan : Uranium : l’Ouzbékistan publie pour la première fois ses données Le coût total du programme cible intergouvernemental s’élève à 1 155 971 000 roubles russes (10 435 500 euros), dont 547 997 000 (4 890 900 euros) sont destinés à la réhabilitation des sites d’Istiklol.

Des aides financières internationales

« Le pays a besoin d’environ 55 millions de dollars américains pour remettre les terrils dans un état convenable. […] Il n’y a pratiquement plus d’uranium dans les mines abandonnées, et les radiations proviennent uniquement du radium », déclare Oulmas Mirsaïdov, directeur de l’Agence de sûreté nucléaire et de radioprotection de l’Académie des sciences du Tadjikistan, dans une interview accordée à la BBC. Il ajoute que l’économie du Tadjikistan ne disposant pas de tels fonds, l’aide des organisations et des fonds internationaux est indispensable.

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Les restes de mines d’uranium à Istiklol.

En effet, l’élimination de tous les déchets radioactifs du Tadjikistan nécessitera d’importantes dépenses qui ne figurent pas dans le budget du pays. Les autorités comptent sur l’aide financière des organisations internationales et des pays donateurs et se rapprochent donc pas à pas vers la neutralisation complète des résidus d’uranium. L’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), l’Union européenne, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et d’autres organisations se sont engagées à financer des projets dans ce sens. Selon le site de la revue scientifique Atomic Energy 2.0, l’Assemblée des représentants, la chambre basse du Parlement tadjik, a ratifié en décembre 2019 un accord avec la BERD portant sur une subvention de 33 millions d’euros. « Ces fonds seront utilisés pour neutraliser les résidus d’uranium des mines de Dekhmoï et Tabochar, dans la province de Soughd, dans le nord du Tadjikistan », a déclaré lors d’un discours devant le parlement Zarobiddin Faïzoullozoda, alors ministre de l’industrie et des nouvelles technologies du Tadjikistan.

L’impact de la pandémie

Une partie de cet argent devait également être utilisée pour remettre en état les terrils d’uranium de Tabochar. Toutefois, la question de savoir si le pays a bel et bien bénéficié de cet argent et s’il l’a utilisé comme convenu reste ouverte. En effet, début 2020, tous les pays, y compris le Tadjikistan, ont été balayés par la pandémie de Covid-19 et il semblerait qu’elle ait eu un impact négatif sur le processus d’élimination des résidus dans les régions du nord du pays. La végétalisation des terrils d’uranium s’inscrit dans le cadre de la Conception nationale de la République du Tadjikistan pour la réhabilitation des résidus de traitement de minerai d’uranium pour 2014-2024, adoptée par le gouvernement tadjik début août 2014.

Comment tout a commencé

La ville d’Istiklol se situe à 45 kilomètres de Khodjent, capitale de la province de Soughd. Plus de 25 000 personnes vivaient dans cette ville fermée à l’époque soviétique. Actuellement, sa population s’élève à 12 000 habitants. Comme le soulignent Khotam Moutrazaïev, Anvar Mourtazaïev et Oumed Giyasov dans leur livre Contrôle de la radioactivité dans les zones naturelles du nord du Tadjikistan, le gisement d’uranium de Tabochar a été découvert en 1926 et le minerai y a été exploité de manière intensive de 1944 à 1965. À ce jour, les déchets d’uranium et les terrils se trouvent sur une zone allant de 500 mètres à 4,5 kilomètres de la ville d’Istiklol. Le complexe comprend une mine à ciel ouvert, des bâtiments industriels démantelés et trois terrils contenant plus de 15 millions de tonnes de déchets de minerai d’uranium après extraction acide. L’activité des quatre usines a généré environ 7,6 millions de tonnes de déchets d’uranium sur un seul site de 54 hectares. Outre les mines dans les alentours de la ville d’Istiklol et une carrière d’une profondeur de 50 mètres inondée d’eau, il s’y trouve également les déchets de l’usine de traitement. Lire aussi sur Novastan : Orano poursuit ses efforts pour extraire de l’uranium en Ouzbékistan Selon Oulmas Mirsaïdov, les déchets radioactifs qui s’accumulent dans les terrils et les bassins de stockage du nord du Tadjikistan ont une faible teneur en uranium et en radium. Ils sont pratiquement inutilisables.

Course à l’arme nucléaire

Pendant la seconde guerre mondiale, l’URSS s’est donnée pour mission de développer et de fabriquer sa propre bombe nucléaire. Courant mai 1945, sous décision du Comité d’État pour la défense de l’URSS, le combinat minier et chimique n°6 de Leninabad a été créé (aujourd’hui IA Vostokredmet de Khodjent), destiné à l’extraction et au traitement des minerais d’uranium à partir des gisements d’Asie centrale.

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L’uranium était extrait manuellement.

Selon le physicien Khotam Mourtazaïev, dont les propos sont cités sur le site du Centre russe d’information et d’analyse pour l’étude des processus sociaux et politiques dans l’espace post-soviétique, jusqu’à 90 % des opérations d’extraction, de transport et de traitement étaient effectuées manuellement à cette époque. Une solution ingénieuse a été trouvée pour acheminer le minerai le plus rapidement possible, faute de moyens mécaniques, notamment au gisement de Maïlousouv, où le minerai était transporté à dos d’âne. Ils acheminaient le minerai, jour et nuit, dans des khourjin, des sacoches traditionnelles en tissu dense ou en cuir, qui pesaient chacun 25 kilos. En observant ces navettes d’ânes travaillant dans l’industrie nucléaire, l’académicien Dmitri Chtcherbakov a déclaré : « Si j’en avais le pouvoir, j’érigerai un monument pour ces ânes. »

De l’uranium tadjik pour les bombes nucléaires soviétiques

« Jusqu’à la fin de l’année 1947, le combinat n°6 du nord du Tadjikistan traitait 176 600 tonnes de minerai d’uranium et produisait 66 tonnes d’uranium. En 1953, le volume de traitement atteignait un million de tonnes de minerai par an, avec lequel on produisait plus de 400 tonnes d’uranium. Le 29 août 1949, la première bombe nucléaire soviétique, d’une puissance de 22 kilotonnes, est testée sur le polygone nucléaire de Semipalatinsk. De l’uranium extrait dans le nord du Tadjikistan a été utilisé pour la fabriquer », poursuit Khotam Mourtazaïev. « Le travail se poursuivait intensivement en parallèle dans plusieurs domaines. Les ressources locales n’étant pas suffisantes, le minerai a également été importé d’autres pays d’Asie centrale, d’Europe et même d’Afrique. Les dirigeants soviétiques ont cherché à suivre les États-Unis dans la course aux armements. L’industrie nucléaire soviétique, alors en pleine expansion, nécessitait de plus en plus d’uranium. La production d’uranium au Tadjikistan a baissé à la fin des années 1980 puis a complètement chuté après l’effondrement de l’URSS », ajoute-t-il.

Reconversion des usines

Comme souligné dans la Conception nationale de la République du Tadjikistan pour la réhabilitation des résidus de traitement de minerai d’uranium pour 2014-2024, la production de concentré d’uranium au Tadjikistan a commencé dès 1944 dans une usine expérimentale située à Gafourov. Par la suite, six autres usines d’oxyde d’uranium ont été construites dans la province de Soughd. Il n’en restait plus qu’une à la fin des années 1960 dans la ville de Tchkalovsk (aujourd’hui Bouston) qui, après sa rénovation dans les années 1980, traitait jusqu’à 1 million de tonnes de minerai par an et produisait environ 2 000 tonnes d’oxyde d’uranium. Lire aussi sur Novastan : Uranium : la suspension du développement des nouveaux gisements au Kazakhstan, un risque pour la France ? Ainsi, en presque 50 ans, environ 100 000 tonnes de concentré d’uranium ont été produites, entraînant l’accumulation de plus de 55 millions de tonnes de déchets dans six districts de la province de Soughd et représentant une activité totale de plus de 6 500 curies. Ces déchets sont concentrés dans 10 terrils ou bassins d’une superficie totale de 180 hectares, situés dans des zones densément peuplées ainsi que dans le cours supérieur des affluents du fleuve Syr-Darya. Comme indiqué dans le préambule de la Conception nationale de réhabilitation des résidus d’uranium, l’approvisionnement de minerai d’uranium provenant de l’étranger a cessé en 1991 après l’effondrement de l’Union soviétique. Plusieurs unités de l’entreprise d’État Métaux rares du Tadjikistan, qui s’occupaient du traitement de l’uranium, ont été par la suite contraintes de cesser leurs activités. Entre-temps, toute l’infrastructure de l’entreprise a été reconvertie dans la production de biens de consommation.

Le village de Goziyon

Le bassin de résidus de Dekhmoï, site de stockage de déchets radioactifs, est connu comme étant l’un des plus dangereux. Le site, d’une superficie de 90 hectares, a fonctionné sans interruption de 1963 à 1993. Il est situé dans le district de Gafourov à une altitude de 485 mètres au-dessus du niveau de la mer, à 1,5 kilomètre du village de Goziyon et à 10 kilomètres de Khodjent. 36 millions de tonnes de résidus issus de la production d’uranium, 500 000 tonnes de minerai d’uranium hors bilan et 5,7 millions de tonnes de déchets issus du traitement de matières premières contenant du vanadium ont été accumulés sur ce site. La composition chimique est constituée de sulfates, de carbonates et de nitrates. En 2015-2017, un montant équivalent à 113 600 dollars (104 000 euros) a été alloué par le budget de la région de Soughd et les budgets locaux du district de Khodjent, Bouston et Bobodjan Gafourov pour la conservation du bassin de résidus miniers de Dekhmoï. Ces fonds ont permis de recouvrir environ 16 hectares du site d’une couche de terre de 50 à 100 centimètres d’épaisseur et de réduire ainsi la propagation des poussières radioactives. L’allocation de fonds a ensuite été suspendue en raison de la crise financière.

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À Dekhmoï.

Le directeur adjoint de l’entreprise Métaux rares du Tadjikistan, Mirzochokir Khodjiyon, chargé de la science et de l’écologie, explique à Novastan que « les experts ont pu identifier différents facteurs de risque émanant du bassin de résidus miniers de Dekhmoï. Il s’agit des substances radioactives que l’on retrouve dans les poussières et les aérosols, du gaz radon et des rayonnements radioactifs. Les effets nocifs sur le corps humain sont dus à la pollution de l’air par le radon, à la consommation de produits contaminés et à l’exposition aux radiations des personnes se trouvant à proximité des zones radioactives ».

Quels risques pour la santé ?

« Les entreprises impliquées dans l’extraction et le traitement de l’uranium étaient soumises au secret professionnel et les informations sur les technologies d’extraction et de traitement n’ont pas été conservées. Les exigences des normes de sécurité en matière de radiations étaient souvent occultées ou non respectées, car l’augmentation de la production était prioritaire, au détriment de la sécurité », souligne Oulmas Mirsaidov dans une interview accordée à Asia-Plus. En 2004, trois enfants sont nés avec une malformation congénitale dans la ville d’Istiklol. Ce phénomène est sans précédent dans l’histoire de la ville, de la région et du pays tout entier. Les médecins ont diagnostiqué chez deux d’entre eux une hernie médullaire et une fistule œsophago-trachéale chez le troisième. Tous trois sont morts le jour de leur naissance. Les médecins étaient abasourdis par ce phénomène. Une détérioration de l’état de santé a également été observée chez les habitants de Goziyon, dans le district de Gafourov, près du bassin d’entreposage de résidus de Dekhmoï. Selon Mirkamol Domoulloïev, médecin au centre de santé de Goziyon, une trentaine de personnes ou plus souffrant de maladies oncologiques sont enregistrées chaque année parmi les habitants du village. En outre, le nombre de patients atteints de leucémie augmente. Lire aussi sur Novastan : Uranium : le Kazakhstan diminue fortement sa production à cause du coronavirus« Selon moi, l’augmentation des cas de ces maladies est liée à la décharge d’uranium, d’où se répandent constamment des poussières porteuses d’un rayonnement radioactif élevé. Actuellement, ce terril est partiellement recouvert de sable. Mais la menace qu’il représente subsiste », constate le médecin.

Tout l’écosystème affecté

Une habitante du village, Moukhabbat, constate que les gens ne sont pas les seuls affectés, c’est aussi le cas des plantes et des animaux. « Les fruits de nombreux arbres, comme les abricots, les grenades et les raisins, tombent avant d’être mûrs. Les feuilles des arbres sont constamment recouvertes de poussière et de saleté. C’est certainement dû à la décharge d’uranium abandonnée qui se trouve à quelques kilomètres du village », déplore-t-elle. Safar Rasykov, professeur en sciences techniques et ancien directeur de Vostokredmet, rapporte dans son livre Les Gisements d’uranium au Tadjikistan que la toxicité chimique de l’uranium, notamment dans ses composés hautement solubles, est nocive pour les organismes vivants. En cas d’absorption par les voies respiratoires et le tractus gastro-intestinal, les composés d’uranium se déposent dans les os, les reins, le foie, les poumons et les ganglions lymphatiques et provoquent des maladies aiguës et chroniques.

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L’élimination de l’uranium du corps est extrêmement lente. Sur une période de 70 à 140 jours, moins de 50 % de la quantité absorbée par l’organisme est éliminée. La propriété de la radioactivité inhérente à l’uranium et à ses composés constitue un danger considérable pour tous les êtres vivants. Les effets directs et indirects des rayonnements entraînent des perturbations diverses de l’activité vitale des cellules, des tissus, des organes et de l’organisme vivant dans son ensemble. Les rayonnements ionisants, quant à eux, peuvent entraîner une modification des cellules qui portent le code de l’information génétique. Ces modifications entraînent à leur tour des anomalies et des mutations qui risquent d’être transmises aux descendances.

Aziz Roustamov Rédacteur pour Novastan

Traduit du russe par Alexandra Béroujon

Édité par Judith Robert

Relu par Emma Jerome

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