Lors de son édition 2021, le festival de cinéma GoEast a regardé vers l’Asie centrale. Outre de nombreux films de cette partie du monde qui y ont été présentés, un symposium de trois jours a été consacré au cinéma de la région. Des réalisateurs, des spécialistes et des experts ont dressé un panorama complet du cinéma d’Asie centrale, hier et aujourd’hui.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 25 avril 2021 par notre version allemande.
Dévoiler l’Asie centrale, telle était l’ambition du GoEast Filmfestival de Wiesbaden en 2021, contraint, vu les circonstances, à se tenir en grande partie en ligne. À l’occasion du 30ème anniversaire de l’indépendance des pays de la région, les organisateurs de cette manifestation ont présenté – en plus des films en compétition officielle et des autres activités prévues – de nombreux films historiques et d’actualité venus du Kazakhstan, du Kirghizstan, du Tadjikistan, du Turkménistan et d’Ouzbékistan.
En outre, le cinéma d’Asie centrale a fait l’objet d’un symposium de trois jours réunissant des scientifiques, des cinéastes et des experts. Comme le dit le communiqué de presse à ce sujet, « le festival ouvre ainsi une fenêtre sur un paysage cinématographique qui avait certes déjà été représenté au GoEast Filmfestival, mais sans jamais être mis ainsi en vedette ». C’est d’ailleurs une Ouzbèke, l’artiste et cinéaste Saodat Ismaïlova, qui a présidé le jury.
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Avec un total de 13 communications et tables rondes, le symposium a examiné en détail l’histoire, la production, la diffusion et la réception du cinéma des cinq pays d’Asie centrale. Du fait des différences économiques et politiques qui existent entre eux, ces pays ne sont pas tout à fait représentés de manière égale, leur part respective correspondant à celle de leur industrie cinématographique nationale.
Des industries cinématographiques disparates
Alors que le Kazakhstan domine de très loin la production cinématographique d’Asie centrale – c’est d’ailleurs le seul pays à être représenté par deux films en compétition officielle, aucun film actuel en provenance du Turkménistan n’est disponible. C’est ce qu’a expliqué Birgit Beumers, professeure d’université, slaviste et historienne du cinéma, coorganisatrice du symposium avec Joël Chapron, qui représente régulièrement les pays issus de l’ancienne URSS au Festival de Cannes.
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Les disparités entre les pays se répercutent sur leur représentation dans les grands festivals comme celui de Cannes, la Berlinale et la Biennale de Venise. Sur 60 films d’Asie centrale diffusés durant ces trois manifestations, 34 venaient du Kazakhstan, a précisé Joël Chapron. Au cours des cinq dernières années, seul le Kazakhstan et le Kirghizstan ont eu des films programmés : ce sont les plus actifs à faire la promotion de leur cinéma à l’étranger.
C’est en 1954 que l’Asie centrale est représentée à Cannes pour la première fois, avec le court métrage Le Pic de l’Amitié (1953) d’Ilya Gutman, qui raconte l’histoire d’une expédition dans les montagnes du Tian Shan. Quelques autres films, comme Vingt jours sans guerre (1976) ou Le quarante et unième (1956), sont tournés en Asie centrale, mais par des cinéastes russes.
La naissance du cinéma dans la région
Même les spécialistes ont du mal à définir précisément où commence le « cinéma national ». Et cela vaut tout particulièrement pour l’Asie centrale où le développement de la production cinématographique a été prise en main activement par les autorités soviétiques. La production de films en Asie centrale a commencé ainsi dès les années 1920 par les « films culturels » de la société Vostokkino. À cette époque, les premiers studios de cinéma locaux ont vu le jour, au premier rang desquels Bukh-Kino, devenu plus tard Uzbekfilm. Avec la fondation de Kyrgyzfilm en 1941, les cinq républiques d’Asie centrale étaient dotées de leurs propres studios de cinéma.
L’évacuation en Asie centrale des grands studios cinématographiques soviétiques lors de la Seconde Guerre mondiale a été de manière paradoxale un élément important dans le développement du cinéma national. Grâce au matériel importé, aux échanges et à la collaboration de réalisateurs soviétiques de premier plan comme Sergueï Eisenstein, qui a tourné la première partie de son film Ivan le Terrible de 1942 à 1944 au Kazakhstan, les cinéastes locaux ont pu acquérir une expérience précieuse. Ainsi, la capitale kazakhe Alma-Ata (aujourd’hui Almaty) était pendant un temps le cœur battant du cinéma soviétique, comme le relate l’historienne Gabrielle Chomentowski dans son exposé sur la formation des cinéastes d’Asie centrale au XXème siècle.
« Nationaliste dans la forme, soviétique dans le contenu »
Il est un point sur lequel Goulnara Abikaïeva, chargée de cours à l’Université Touran d’Almaty et présidente de l’association des critiques de film, a voulu insister : le cinéma soviétique d’Asie centrale était imprégné de propagande officielle. Les films se conformaient à la formule : « Nationaliste dans la forme, soviétique dans le contenu. »
Les comédies en particulier, adaptées à chaque fois au contexte de la région concernée, devaient perpétuer l’illusion de la prospérité, de la vie heureuse des gens simples et de l’amitié interethnique, tout particulièrement avec le « grand frère » russe. La comédie Notre cher Docteur (1957) en est un bon exemple. L’émancipation de la femme jouait elle aussi un grand rôle. De nombreuses productions cinématographiques kazakhes mettent en scène des figures féminines fortes et indépendantes qui donnent leur nom au film, comme Raïkhan (1940).
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D’après Gabrielle Chomentowski, c’est surtout à partir de 1953 qu’une importante génération de réalisateurs commence à émerger. Ils avaient tous fréquenté l’Institut national de la cinématographie Sergueï Guerassimov de Moscou (VGIK). Parmi eux se trouvent le Kirghiz Bolotbek Chamchiev, l’Ouzbek Ali Khamraïev et le Turkmène Khodjakouli Narliev, dont le film Quand une femme selle un cheval (1974) est la seule contribution turkmène au programme du festival GoEast. « L’expérience émotive que représentait pour eux la formation à Moscou et les échanges lors des ateliers avec des cinéastes de premier plan a exercé une forte influence sur la conception du travail de ces jeunes d’Asie centrale », explique Gabrielle Chomentowski.
La « Nouvelle vague » kazakhe
Le VGIK était aussi le bon endroit pour voir des films par ailleurs interdits en URSS ou rarement projetés. Avec des étudiants kazakhs au début des années 1980, le réalisateur Sergueï Soloviov projetait des films français de la Nouvelle vague et du néoréalisme italien. Il encourageait ses élèves à transposer à l’écran leur vie intérieure plutôt que de suivre les conventions. Il en résulte, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, une « Nouvelle vague » kazakhe. Le film le plus connu de ce mouvement est L’aiguille du réalisateur Rachid Nougmanov.
Parallèlement à cette formation au VGIK, les festivals ont eux aussi joué un grand rôle dans cette émergence d’un langage cinématographique spécifique local. Par exemple, le Festival international du cinéma des pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud s’est tenu tous les ans à Tachkent entre 1968 et 1988. Ce festival s’accompagnait dans toute l’Asie centrale de présentations de films et offrait une zone de contacts cinématographiques et une grande liberté d’échanges pour des cinéastes qui n’auraient guère eu l’occasion de se rencontrer. Plus tard, l’Eurasia international film festival, fondé en 1998 et qui a connu depuis 14 éditions, est devenu un important lieu de rencontre pour l’industrie régionale du cinéma.
Après l’indépendance
Après l’indépendance des pays d’Asie centrale, le cinéma centrasiatique a dû lui aussi prendre une nouvelle orientation : la production cinématographique nationale organisée auparavant par Moscou s’effondre et le financement privé de projets reste quasi impossible. Pourtant, petit à petit, les nouveaux États et des entrepreneurs privés ont commencé à réinvestir dans l’industrie du cinéma : au Kazakhstan, Kazakhfilm a produit dans les années 2000 des épopées historiques comme Nomad ou Myn Bala.
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Rico Isaacs, professeur de sciences politiques à l’Université de Lincoln, explique ce phénomène par le fait que ces États étaient à la recherche d’une nouvelle identité nationale. Pourtant, certains cinéastes kazakhs critiquent cette évolution, reprochant au cinéma kazakh de ne faire que reproduire ainsi les vieux schémas soviétiques et perpétuer la fabrication de mythes nationaux et sociétaux.
Cinéma de résistance au Kazakhstan
Cette approche critique a donné naissance au Kazakhstan au Mouvement du cinéma partisan, fondé autour du réalisateur Adilkhan Yerjanov. En 2014, ses adeptes ont publié un manifeste dans lequel ils se prononçaient pour un cinéma qui reflète les réalités sociales et se démarque des formes anciennes.
D’après Rico Isaacs, les films de cette mouvance, en particulier ceux d’Adilkhan Yerjanov, mais aussi ceux de Janna Issabaïeva, thématisent la lutte contre les autorités et la bureaucratie, la corruption, la question de l’appartenance de classe ou de genre. Ils constituent de ce fait une forme de résistance artistique aux structures politiques et sociales et au culte de la personnalité démesuré de l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev.
Le dernier film d’Adilkhan Yerjanov, Ulbolsyn, était cette année en compétition officielle au GoEast Festival et a recueilli un accueil très favorable. Le film raconte l’histoire de la jeune actrice kazakhe Ulbolsyn qui tente de sauver sa sœur d’un mariage forcé et s’efforce de renverser les structures patriarcales de leur village.
Tradition ou modernité
Ulbolsyn touche ainsi au cœur d’un débat qui agite le cinéma d’Asie centrale : la relation entre tradition et modernité. La discussion qui a clôturé le symposium et où de jeunes réalisateurs et réalisatrices d’Ouzbékistan, du Kazakhstan et du Kirghizstan se sont exprimés a montré à quel point ce conflit marque encore aujourd’hui le paysage cinématographique de la région. Il est difficile de trouver des financements pour des films centrés plutôt sur la vie de tous les jours, car les autorités les considèrent comme trop tournés vers le passé. Les subventions de l’État ou de fondations vont de préférence à des films qui mettent en avant la modernité des sociétés d’Asie centrale.
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Dante Rustav, réalisateur de Tachkent dont le court-métrage Invasion est au programme du GoEast Filmfestival, est obligé d’auto-financer son prochain film, un documentaire sur les Roms d’Ouzbékistan. « Personne ici n’est très intéressé à mettre ce genre de sujets sous le feu des projecteurs », déclare-t-il, tout en reconnaissant que le statut des professionnels du cinéma s’est nettement amélioré depuis le changement de gouvernement en 2016.
Des subventions difficiles à obtenir
Elizaveta Stichova et Elnoura Osmonalieva, toutes deux venues du Kirghizstan, pensent elles aussi qu’une modernisation du paysage cinématographique kirghiz est indispensable. « Pour certains sujets, il est tout simplement impossible de demander une quelconque subvention de l’État – cela est vrai à Moscou comme à Bichkek », déclare Elnoura Osmonalieva, qui travaille au Kirghizstan et en Russie, présentant au GoEast Filmfestival son court-métrage La Soie.
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La situation est un peu plus simple pour le réalisateur kazakh Askhat Kouchencherekov qui a déjà reçu plusieurs récompenses à l’étranger : comme acteur d’abord, dans le film Tulpan, primé à Cannes en 2008. Et comme assistant-réalisateur dans le film également primé Aïka. Grâce à l’argent de ces prix, il a acquis une certaine indépendance financière et le GoEast Filmfestival présente également son court-métrage Le réservoir est vide. Ces jeunes réalisateurs trouvent un soutien appréciable dans un réseau professionnel qui ne cesse de s’étendre en Asie centrale. À titre d’exemple, la Focus-School de Tachkent, récemment fondée, est la première école de cinéma propre au pays à revoir le jour en Ouzbékistan. Le monde du cinéma est donc en pleine croissance.
Des écrans locaux à la scène internationale
Et dans ce milieu des réalisateurs de courts métrages, l’entraide entre les cinéastes est importante. Il faut toutefois ajouter que la production de longs métrages reste un vrai défi pour ces jeunes réalisateurs et réalisatrices. Les courts métrages – tous les participants à la discussion se sont accordés pour le dire – font en revanche l’objet d’une véritable promotion dans tous les pays d’Asie centrale.
Cependant, une question demeure : comment ce type de cinéma est-il reçu par la population d’Asie centrale ? Les films de l’avant-garde centrasiatique, comme ceux programmés au festival GoEast, s’adressent souvent davantage à un public international qu’à un public local. Rico Isaacs a expliqué que si les films étaient à l’origine souvent conçus pour le public du pays et faisaient référence à des traditions ou des événements locaux, il y avait au Kazakhstan bien peu de public pour ce genre de films.
Dans les festivals internationaux de cinéma en revanche, un tel programme est apprécié. Qu’il soit sorti des archives soviétiques ou bien le produit de réseaux et de mouvements artistiques, qu’il soit considéré comme une forme d’expression ou comme une industrie purement commerciale, le septième art en Asie centrale est toujours dans une certaine mesure le reflet de son époque. « Nous avons l’habitude de communiquer avec des mots. Mais je pense que la force de l’image et du son va plus loin. Elle est moins directe, mais elle est plus en mesure d’imposer le message que l’on veut faire passer », estime la présidente du jury Saodat Ismaïlova en commentant son film Quarante jours de silence tourné en 2014. Elle conclut : « Le cinéma est la meilleure façon de saisir le temps. »
Annkatrin Müller, Florian Coppenrath et Veronika Haluch
Rédacteurs pour Novastan
Traduit de l’allemand par Bruno Cazauran
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Nina Nunes
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