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Les conséquences ignorées des grands projets d’infrastructure en Asie centrale

Le lancement et la réalisation de projets d’infrastructure en Asie centrale sont habituellement vendus comme de grands succès contribuant au bien commun. Mais est-ce vraiment le cas ? Pour y voir plus clair, la chercheuse Agneszka Joniak-Lüthi livre les perspectives de la recherche anthropologique autour des infrastructures, notamment de l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la Soie.

Asie centrale Infrastructures Route
Les infrastructures en Asie centrale, comme cette route au Kirghizstan, ont des conséquences sociales importantes, estime Agneszka Joniak-Lüthi (illustration).

Le lancement et la réalisation de projets d’infrastructure en Asie centrale sont habituellement vendus comme de grands succès contribuant au bien commun. Mais est-ce vraiment le cas ? Pour y voir plus clair, la chercheuse Agneszka Joniak-Lüthi livre les perspectives de la recherche anthropologique autour des infrastructures, notamment de l’initiative chinoise des Nouvelles routes de la Soie.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 3 septembre 2020 par le média russe Central Asian Analytical Network

Les grands projets d’infrastructure en Asie centrale riment souvent avec progrès, record ou fierté nationale. Pour autant, ces infrastructures peuvent influencer la circulation des biens, du capital, des travailleurs ainsi que des intérêts politiques, tant à l’échelle globale que locale. Elles peuvent aussi être porteuses d’espoir, bien souvent non-atteints.

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Pour tenter d’analyser les conséquences ignorées de ces projets, le Central Asian Analytical Network a rencontré Agneszka Joniak-Lüthi, professeure d’anthropologie sociale à l’université de Zürich. Elle est aussi coordinatrice du projet “ROADWORK : Anthropologie de l’infrastructure à la frontière entre la Chine et l’Asie centrale”, financé par le Fonds national scientifique suisse.

L’expertise régionale d’Agneszka Joniak-Lüthi se concentre sur la République populaire de Chine et les régions frontalières entre la Chine et l’Asie centrale. Agneszka Joniak-Lüthi a enseigné et mené des recherches en Chine pendant plus de quatre ans. Elle s’est tout d’abord intéressée aux provinces du Sud-Ouest de la Chine, puis aux mégapoles que sont Pékin et Shangaï. Depuis 2011, la chercheuse intervient aussi dans les régions arides du nord-ouest. Dans l’une de ses dernières études, Agneszka Joniak-Lüthi s’est intéressée aux axes de transports, à la dégradation de l’environnement et aux processus politico-administratifs d’aménagement du territoire.

Central Asian Analytical Network : Quand et pourquoi l’anthropologie a-t-elle commencé à étudier les infrastructures ?

Agneszka Joniak-Lüthi : L’anthropologie sociale et culturelle s’est longtemps consacrée à l’étude de lieux et d’individus éloignés du cadre de vie de l’ethnographe. À cette époque, les ethnographes se rendaient dans des sociétés lointaines – c’est-à-dire étrangères à la compréhension des ethnographes eux-mêmes – pour y étudier les systèmes de parenté, le système économique, les rituels et les religions. Par conséquent, les sociétés et les lieux d’origine des ethnographes ne faisaient pas l’objet de recherches.

Avec l’apparition, dans le champ anthropologique, des recherches postcoloniales et théories féministes, ou plus généralement, du poststructuralisme, les pratiques ont subi un examen critique.  Les méthodes et les sujets de recherche se sont ainsi transformés. De nos jours, les anthropologues européens se retrouvent souvent en milieu urbain. Ils y étudient le fonctionnement du pouvoir dans la société, le rôle des rituels dans la vie quotidienne, ou encore la création de liens entre les individus, notamment à travers la parenté.

Pendant les trois dernières décennies, les migrations économiques transnationales sont devenues l’un des principaux axes de la recherche anthropologique. Cela a encouragé les anthropologues à prendre la route pour comprendre, par exemple, les conditions de vie dans les villes nord-américaines du personnel d’entretien originaire de petites villes du Mexique. De nos jours, les anthropologues s’intéressent aussi aux vies des migrants qui atterrissent dans des camps de réfugiés. Certains d’entre nous ont également accompagné des migrants transnationaux dans leurs voyages entre l’Asie centrale et les grandes villes de Russie, ou des travailleurs chinois voyageant par trains vers des chantiers de construction en Afrique.  Cette attention accrue envers la mobilité a ainsi permis d’intégrer les relations mondiales et les migrations économiques, mais également les technologies et les infrastructures associées à la mobilité, dans notre champ de recherche. Le développement d’Internet a également été un autre facteur important de ce changement. C’est en effet la plus mondialisée des infrastructures. Internet a changé notre façon d’interagir, mais aussi les façons de produire et de diffuser les connaissances.

Comment l’anthropologie étudie-t-elle les infrastructures ?

Les anthropologues et autres chercheurs en sciences humaines ne font pas concurrence aux ingénieurs, dans la mesure où les aspects techniques relevant du génie civil, par exemple, ne font pas l’objet de recherches. Nous ne faisons pas d’analyses en laboratoire. Nous faisons plutôt un pas en arrière pour nous concentrer sur des questions comme : a-t-on vraiment besoin de cette route à cet endroit précis ? Quels intérêts sert la construction de cette route ? À qui profite-t-elle effectivement et de quelle manière ? Pourquoi certains rêvent-ils d’une route, tandis que d’autres s’opposent à sa construction ? Qu’est-ce que les gens attendent des infrastructures et pourquoi leurs espoirs sont-ils si souvent déçus ? Ces questions sont des exemples d’interrogations qui animent les anthropologues.

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Nos analyses ne se basent pas sur des statistiques, des prévisions du gouvernement, des banques d’investissement ou des entreprises de construction. Nous apprenons plutôt les langues locales, faisons nos bagages et partons vivre sur place, où nous étudions les infrastructures sur le temps long. Cela nous permet de les cerner dans leur complexité sociale. Par exemple, quand nous nous concentrons sur une route, nous discutons avec divers interlocuteurs : hommes politiques, hommes d’affaires, ingénieurs, ouvriers des travaux publics, transporteurs, femmes et hommes qui empruntent ces infrastructures et riverains. Nous tentons de comprendre, ce que « fait » cette route : qui elle unit, qui elle exclut, ce qu’elle rend possible et pour qui, quels liens elle détruit et à quels liens elle donne naissance.

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Les projets d’infrastructure sont politiques. C’est pourquoi nous nous penchons aussi sur cet aspect. Prenons par exemple les routes construites par des compagnies chinoises pour le compte du Pakistan dans la région du Gilgit-Baltistan, territoire disputé entre l’Inde et le Pakistan. Pendant la construction de ces routes, la fragmentation des pâturages et des terres cultivées, les intérêts géopolitiques et l’exode rural allaient de pair avec de nouvelles opportunités pour les uns et des perspectives d’exportation pour les autres. Une nouvelle route profite rarement à tous ceux qui souhaitent sa construction. Certains d’entre eux ont peu d’argent et trouvent de nouvelles ressources grâce au nouvel aménagement.

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Les infrastructures ne sont pas des objets magiques, elles ne résolvent pas les problèmes de pauvreté, elles n’apportent pas automatiquement la démocratie ou l’égalité des genres. Couler du goudron puis couper un ruban lors des cérémonies d’inauguration ne sort pas automatiquement la région de la misère. Cela la rend plutôt disponible à l’exploitation, si ce n’est pas déjà le cas du fait d’autres mécanismes.

Asie centrale Infrastructures Route Kazakhstan
Une route kazakhe bien empruntée (illustration).

Ainsi, certaines infrastructures représentent un potentiel de changement. Le rôle des anthropologes est de se demander si ce changement se fait vraiment comme prévu. Par le biais de nos recherches, nous espérons constituer une expertise pour construire de « meilleures » routes, c’est-à-dire des routes plus durables sur les plans économique et social. Cela implique parfois de renoncer à la construction de nouvelles routes ou de routes plus larges pour des motifs géopolitiques ou pour réduire l’empreinte carbone. 

Pour quelle raison l’étude des infrastructures est-elle devenue si populaire dans l’anthropologie et les autres sciences sociales ?

Probablement à cause de l’effet inattendu que ces études produisent. Imaginez-vous un pont, une habitation, une route, ou un barrage : ces objets renvoient une image statique sans connotation sociale. Intuitivement, on se dit que cela ne peut pas faire l’objet d’études sociologiques. Mais quand vous examinez attentivement ces aménagements, devant vos yeux s’ouvre une perspective immense. La route ou le barrage devient la clé de la porte qui nous donne accès à l’observation d’un univers social étonnamment riche.

L’étude des infrastructures, pour un anthropologue, c’est comme l’ouverture d’une boîte pleine de surprises et de pistes qui vous emmèneront dans des directions improbables. Vous partez de l’étude des perceptions et conflits locaux liés aux routes, des conséquences translocales et nationales de ces infrastructures, pour en arriver à découvrir leurs rôles dans la circulation globale des marchandises, du capital, du travail et des intérêts politiques. Vous êtes amenés à vous mouvoir entre plusieurs échelles : locale, translocale, nationale, mondiale.

D’un autre côté, les investigations dans le domaine des infrastructures sont d’une importance capitale pour le futur. Tandis que les ingénieurs apportent leur contribution dans le champ des matériaux et du génie civil, que les géologues étudient le relief, les anthropologues, eux, se consacrent à la vie quotidienne des routes et à leur complexité sociale et politique. Nous étudions les conséquences imprévues et inattendues, le rôle des routes dans les perspectives nationales, dans le capitalisme et la géopolitique, leurs significations culturelles. Nous étudions, l’impact de l’infrastructure, à différentes échelles et dans différents domaines.

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Les infrastructures ne sont pas des objets neutres. Les populations projettent des attentes, des peurs, des rêves et des déceptions sur les routes. Elles peuvent fortement désirer qu’il y ait de bonnes routes ou craindre le changement que ces mêmes routes apportent, et ce, en général simultanément. Dans le projet que je dirige, nous montrons que les routes ne sont pas des bandes apolitiques de gravier ou d’asphalte. Les personnes associent les routes avec de nouvelles opportunités, mais aussi avec l’expansion d’intérêts capitalistes et géopolitiques, avec la fragmentation et la pollution des terres cultivées et des pâturages, avec les maladies qui se diffusent le long des routes, avec l’exode des jeunes de localités rurales, ainsi qu’avec la mort, tant de gens que d’animaux. Je pense que ces considérations doivent être intégrées dans la formation des ingénieurs, car ces éléments influencent la vie quotidienne d’une route, la façon dont les gens l’utilisent et s’en occupent.

Comment les études infrastructurelles peuvent-elles changer la vie des habitants ?

Le monde de l’anthropologie sociale n’est pas noir ou blanc. Au cours de nos enquêtes, nous tombons sur toutes sortes de zones grises. Nous allons sur le terrain, animés par une curiosité scientifique pour comprendre les choses telles qu’elles sont effectivement et non pas telles que le domaine des affaires ou les programmes gouvernementaux les présentent. Nous ne nous intéressons pas à représenter les infrastructures à la manière dont ces acteurs veulent les voir et les représenter. Nous prenons plutôt le parti de discuter avec des hommes politiques pouvant tirer profit de contrats surévalués, avec des ingénieurs cherchant à construire les meilleures routes possibles, mais souvent contraints de faire des compromis. Nous nous rendons aussi auprès des riverains, comme les bergers pour qui la nouvelle autoroute, synonyme de déchets jetés par les fenêtres, pollue les pâturages. Nous écoutons toutes ces voix et ces intérêts souvent contraires.

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Les anthropologues qui étudient les infrastructures ne sont pas naïfs. Nous ne partons pas du principe qu’une nouvelle infrastructure change automatiquement la situation pour le bien de tous. Nous sommes, pour la plupart, curieux, critiques et nous nous en tenons aux faits. Par exemple, nous entendons souvent la promesse que de nouvelles routes ouvrent la voie pour les marchandises locales à de plus grands marchés, ce qui va profiter à l’économie locale.

Mais les producteurs ont besoin de bien plus que de nouvelles routes pour vendre leurs produits : ils ont besoin d’un réseau de distribution, d’argent pour le transport. Ils doivent être compétitifs et se débrouiller dans les langues étrangères. Les études montrent ainsi que les nouvelles routes contribuent plutôt à l’entrée de marchandises peu chères, produites en masse, par exemple dans des usines en Chine, qu’au développement réel de la production et de l’industrie locales. Ceci est particulièrement le cas si la construction de la route ne s’accompagne pas d’autres initiatives gouvernementales ou privées.

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On répète souvent que les nouvelles routes facilitent l’accès aux services de santé, aux hôpitaux. Dans certains cas, cela peut être vrai. Mais dans d’autres situations, il vaut probablement mieux construire un bon hôpital de campagne qu’une route vers une ville lointaine, où les patients n’ont pas de contacts et où les proches ne peuvent pas venir s’occuper d’eux. Aujourd’hui, dans le cadre des Nouvelles routes de la Soie, les gouvernements de toute l’Asie s’endettent massivement auprès de la Chine pour développer des infrastructures de transport comme des axes automobiles ou ferroviaires. Nous constatons que, si tant d’argent public doit servir à rembourser des crédits, liés, pour la plupart, à des travaux publics surévalués, l’argent manquera alors longtemps pour d’autres projets au moins aussi utiles, par exemple dans l’éducation ou la stimulation du commerce national.

Nous partageons ensuite les résultats de nos recherches avec des agences de développement et des banques d’investissement. Nous essayons de faire pression sur les politiques par le biais de nos publications. De même, nous sensibilisons les ingénieurs et nous organisons des conférences publiques pour éveiller la société à ces questions. Notre principal objectif consiste à rassembler une masse critique de connaissances qui permettra, petit à petit, d’évoluer vers des modèles d’aménagement plus inclusifs, plus durables sur le plan économique et plus justes.

Comment l’anthropologie des infrastructures peut-elle contribuer à la compréhension des transformations en Asie centrale ?

Il existe toute une série d’excellentes études sur les infrastructures d’Asie centrale construites pendant la période postsoviétique. À titre d’exemple, nous pouvons notamment citer le livre de Madelaine Reeves, Border work, sur les infrastructures frontalières, le livre de Till Mostowlansky, Azan sur la Lune, au sujet de la route du Pamir, ou encore, le livre de Christine Bichsel, Transformation du conflit en Asie centrale, qui aborde les dispositifs d’irrigation avant et après 1991.

Toutes ces publications, et bien d’autres encore montrent comment l’effondrement de l’Union soviétique, le rejet du système d’approvisionnement moscovite et de l’entretien régulier des infrastructures ont radicalement modifié le mode de vie des gens, voire même leur identité. L’étude des routes que j’ai entreprise en Asie centrale nous aide à comprendre à quel genre d’infrastructure les gens aspirent, ce dont ils ont besoin, ce dont ils ont peur, comment ils se représentent le rôle de l’État, ce qu’ils attendent de lui. Cela nous aide aussi à comprendre à quelles localités les populations veulent être reliées et avec lesquelles elles préfèrent garder leurs distances. Nous découvrons aussi ce qu’elles comprennent par développement juste ou injuste. L’anthropologie des infrastructures montre que la construction de chaque grande route en Asie centrale implique une mosaïque de contractuels internationaux et des investissements provenant d’une multitude de sources. C’est un prisme différent pour l’étude rapprochée de ce « jeu » économique.

Asie centrale Infrastructures Chemin de fer train Kazakhstan
Une liaison de chemin de fer dans l’ouest du Kazakhstan.

En effet, le potentiel de développement en Asie centrale dans le domaine des infrastructures est énorme. C’est pour cette raison que les compagnies étrangères et les banques d’investissement manifestent un certain intérêt pour cette région. Par exemple, la Chine est déjà engagée dans des projets connectés aux Nouvelles routes de la Soie, mais la Fédération de Russie, la Turquie, l’Arabie saoudite, l’Union européenne, l’Australie et les États-Unis sont également intéressés par le marché des infrastructures en Asie centrale.

Comment l’infrastructure, l’État et le colonialisme sont-ils liés les uns aux autres ? Peut-on dire que les pays de la région contrôlent le développement routier ou qu’ils sont des zones de transit dans un système plus grand ?

Les routes et la colonisation sont étroitement liées, que ce soit dans l’Inde coloniale, au Vietnam ou aujourd’hui encore en Amazonie. Des dépendances de long terme sont en train de se développer actuellement, il y a beaucoup d’enjeux. Par conséquent, il serait recommandable que les pays de la région soupèsent consciencieusement les diverses propositions de collaboration et d’investissements, mais aussi les influences géopolitiques. 

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Je ne pense pas que les pays d’Asie centrale puissent être considérés comme des territoires de transit. Leur potentiel infrastructurel est bien trop grand pour cela. Néanmoins, j’espère profondément que les gouvernements locaux adopteront une position plus ferme et négocieront l’amélioration des conditions de prêts à long terme. Il faut impérativement veiller à ce que ces emprunts servent à des projets d’infrastructure ayant une utilité pour la population, ou du moins, que ces projets profitent aux pays commanditaires au moins autant qu’aux entreprises de travaux publics occidentales.

Les routes et les mécanismes identitaires sont également fortement liés. Nous constatons cela, par exemple, dans des situations où les habitants des villages s’opposent à l’aménagement de routes parce que celles-ci établissent des liens avec des endroits auxquels ils ne veulent pas être liés. Les routes contribuent effectivement aussi aux migrations intérieures. Certains peuvent craindre que cela modifie leur identité et transforme leur univers, jusqu’à les priver de leurs repères.

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Pour l’Asie centrale, c’est ce dont il est question dans notre projet. Les questions évoquées constituent, entre autres, la base de nos recherches. Puisque l’équipe a commencé à travailler sur ces axes il y a tout juste un an, il nous faut un peu de temps pour formuler et vérifier les résultats de nos investigations. À l’avenir, nous serions ravis de revenir vers vous avec de nouveaux résultats. Entre temps, nous invitons les personnes intéressées, à visiter la page de notre projet roadworkasia.com pour suivre le cours de nos travaux, mais aussi trouver des liens utiles dans les publications, les blogs et les projets de recherche liés aux Nouvelles routes de la Soie et autres infrastructures en Asie centrale.

Pouvez-vous décrire plus en détail le projet « Roadwork : Anthropologie de l’infrastructure à la frontière entre la Chine et l’Asie centrale” ? 

Le projet est financé par le Fonds scientifique national de suisse et se concentre sur quelques axes ferroviaires et routiers clés. Ces axes ont été construits récemment ou sont en cours de construction dans le nord de la Chine, au Kirghizstan, au Kazakhstan, au Tadjikistan, au Pakistan, au Népal et au Laos. Nous sommes intéressés par les conséquences des investissements chinois dans les infrastructures liées aux Nouvelles routes de la Soie. Nous suivons ainsi les capitaux chinois pour observer comment et quels projets d’infrastructure se construisent avec leur aide, à qui profitent ces infrastructures, qui elles handicapent, comment elles modifient les territoires locaux. Tout ceci ne constitue que l’un des pans de notre projet. Notre objectif premier est d’étudier ces Nouvelles routes de la Soie non pas vues du ciel, c’est-à-dire avec des slogans tapageurs et des pronostics, mais en restant plus terre-à-terre, en regardant du bas vers le haut.

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Le deuxième objectif du projet ne met pas l’accent sur les processus de construction, mais plutôt sur les perturbations induites par ces infrastructures et des considérations sur leur maintenance. Les cérémonies d’inauguration de ces projets constituent des événements publics qui attirent l’attention des médias, embellies de photos d’hommes politiques souriants et serrant la main des investisseurs et de fiers ingénieurs. Mais le but de notre projet est l’étude de ce qui se passe après, quand les voies ferrées et automobiles entrent dans la banalité, quand certains des effets prévus, mais aussi imprévus ou inattendus, commencent à se faire ressentir.

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À titre d’exemple, les chercheurs en mission enquêtent sur l’impact, des nouvelles voies rapides des districts pastoraux du nord de la Chine, sur l’élevage et la migration des animaux domestiques et sauvages. Une autre chercheuse étudie l’impact de la construction de nouvelles autoroutes entre Khorgos et Almaty, sur la riche économie riveraine de l’ancienne route locale, composée de garages automobiles, restaurants et hôtels, servant de source de revenus pour beaucoup. Enfin, une autre chercheuse étudie l’effet de la construction d’un itinéraire alternatif destiné à relier le nord et le sud du Kirghizstan, sur la perception de l’appartenance et de l’identité locale. Cette chercheuse s’intéresse aux craintes et espoirs qu’il suscite, ainsi qu’à son impact sur l’économie locale et l’administration de la région.

Ce qui sous-tend le projet  » Roadwork : Anthropologie de l’infrastructure à la frontière entre la Chine et l’Asie centrale », c’est justement l’ouverture et la curiosité. Nous voulons enquêter sur cet immense projet que constitue les Nouvelles routes de la Soie. Dans chacun des pays concernés, le capital chinois a son propre effet. Il est à chaque fois perçu différemment et associé à diverses conceptions culturelles et politiques. Sur le plan ethnographique, pour l’étude d’un si grand projet, des efforts collectifs sont indispensables. Nous devons nous écouter, discuter des résultats de nos recherches, tenter de comprendre ensemble. En tant que témoins, nous cherchons aussi à publier et à donner des conférences devant un auditoire académique, mais pas seulement, afin de partager nos découvertes avec le plus grand nombre.

Propos recueillis par Zarina Urmanbetova
Contributrice au réseau Central Asian Analytical Network

Traduit du russe par Arnaud Behr

Édité par Anne-Charlotte Marcombe

Relu par Nathalie Boué

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