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Le fardeau de la tradition : la souffrance silencieuse des kelins en Ouzbékistan

Il existe en Ouzbékistan une forme particulière de violence sexiste : le contrôle et l’abus des belles-filles. C’est le produit d’une tradition qui veut que la jeune mariée quitte le foyer de ses parents pour emménager chez son mari et, souvent, les parents de celui-ci. Une partie de leur jeunesse est consacrée à devenir une future kelin, un rôle dans lequel elles sont traitées comme facilement remplaçables, bien que les lignes soient lentement en train de bouger.

Femme accablée
Les épouses sont souvent au service de leur belle-famille en Ouzbékistan. Photo : Mikhail Nilov / Pexels.

Il existe en Ouzbékistan une forme particulière de violence sexiste : le contrôle et l’abus des belles-filles. C’est le produit d’une tradition qui veut que la jeune mariée quitte le foyer de ses parents pour emménager chez son mari et, souvent, les parents de celui-ci. Une partie de leur jeunesse est consacrée à devenir une future kelin, un rôle dans lequel elles sont traitées comme facilement remplaçables, bien que les lignes soient lentement en train de bouger.

Le mot ouzbek kelin provient de la racine verbale turcique kel qui signifie « venir ». Ainsi, kelin se traduit littéralement par « celui/celle qui vient » ou « celui/celle qui est amenée ». Les filles, dès leur plus jeune âge, sont traitées comme des invitées et élevées comme des kelins dans le foyer de leurs parents, où elles apprennent à faire les corvées et à soulager les membres du foyer. La plupart des filles en Ouzbékistan se marient jeunes, se vouant à une vie traditionnelle rude et pleine de mépris. Dans certains cas, elles le payent de leur vie.

Note de la rédaction : l’article décrit des scènes de violence qui peuvent choquer certains lecteurs.

Assassiner sa belle-fille parce qu’elle a haussé le ton

Rasoulyon Imanov, 64 ans, ouvre la portière de sa voiture et en extrait sa belle-fille, Goulmira, par la tête. Elle gisait inconsciente, avec une respiration sifflante, sur la banquette arrière. Il dirige sa tête vers le sol, la saisit par les cheveux, et l’égorge avec le couteau qu’il transportait dans sa voiture, en partant du côté gauche. « J’ai rapidement tranché sa gorge vu que le couteau était aiguisé et j’ai séparé la tête du corps en cassant les os », se souvient-il.

Ce jour-là, le 1er octobre 2022, Rasoulyon, apercevant sa kelin en train de préparer le dîner, l’avait sommée de le faire correctement. Goulmira, mère de deux enfants, lasse des coups de son mari et des disputes avec sa belle-famille, lui dit en guise de réponse : « Je vais essayer mais tu le mangeras tel qu’il sera fait » et claque si fort la porte de la cuisine que la fenêtre dans le cadre se fissure. Quel genre de kelin manquerait ainsi de respect à ses beaux-parents ? Aux yeux de Rasoulyon, les kelins se doivent d’être obéissantes, serviles et de faire preuve de déférence en toute situation.

Les traditions ouzbèkes mettent un point d’honneur au respect des aînés. Les parents qui élèvent des enfants, en particulier des garçons, ne sont jamais abandonnés à leur sort. Habituellement, le fils le plus jeune reste dans la maison des parents avec sa propre famille et hérite de la maison. Sa femme, devenue kelin, est censée se charger des besoins des beaux-parents. Goulmira s’est mariée avec le fils cadet de la famille Imanov, Khousniddin, en 2011.

« Elle ne nous a bien servis que pendant un an »

Les poings serrés, Rasoulyon entre dans la cuisine et inflige à Goulmira un seul coup sur la gorge, la faisant tomber inconsciente au sol. Seule sa respiration emplit alors le silence de la pièce. Sans hésitation, Rasoulyon l’amène à la voiture et part de la maison vers un flanc de colline dans les environs. Là-bas, il la décapite et se débarrasse du corps dans un ravin qui sert de décharge. Puis, il place la tête dans un sac et le pend à des genévriers plantés au bord de la route.

« Elle ne nous a bien servis que pendant un an », a-t-il fait savoir à la cour, se remémorant l’escalade du conflit entre eux. « La deuxième année, elle s’est mise à changer. » Malgré les exhortations du père de Goulmira pour obtenir la peine la plus lourde possible, la cour condamne Rasoulyon à seulement 13 ans de prison.

La violence envers les femmes : une crise nationale

Les statistiques officielles sur la violence et le harcèlement envers les femmes en Ouzbékistan sont peu développées, mais l’ampleur des abus peut être déduit du nombre d’ordonnances de protection. En 2019, Tachkent a fait passer une loi visant à protéger les femmes de la violence et du harcèlement, garantissant à celles demandant de l’aide des ordonnances de protection, initialement pour une durée d’un mois. En moyenne, 40 000 femmes en font la demande chaque année, 85 % des cas impliquant des membres de la famille proche, ce qui montre que la violence domestique est la forme d’abus la plus répandue.

Une étude récente a montré que 26 % des participantes déclarent subir des formes d’abus ou de harcèlement de la part de leur mari en raison d’un manque de respect perçu par la belle-famille. Plus de 1 500 kelins ont cherché à être protégées de leur belle-mère en 2021.

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A celà s’ajoute le fait que 600 femmes se suicident chaque année. Pendant le confinement, lors de la pandémie de coronavirus, alors que les femmes étaient confinées avec leurs maris et leurs belles-familles, ce sont 900 femmes qui se sont ôté la vie. Le ministère du Soutien à la mahalla et à la famille indiquait que les femmes se suicidaient principalement à cause de conflits avec leurs maris ou leurs belles-familles.

« Je n’ai jamais eu un jour paisible ici »

« Si je meurs, viens chercher mon corps (avant l’enterrement, ndlr) à la maison de ta grand-mère, pas ici », a dit Zilola doucement à son garçon de 13 ans, Sardor, alors qu’elle le bordait pour ce qu’elle savait être la dernière fois. La maison où elle avait passé 17 ans lui donnait alors l’impression d’une prison. Ses beaux-parents voulaient se débarrasser d’elle, pressés de la remplacer par une nouvelle kelin, plus jeune.

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Elle était heureuse d’avoir pu, les jours précédents, faire ses adieux à sa fille, Sabrina, lui confiant ses bijoux en or en guise de souvenir. « Prends soin de ton frère. Je n’ai jamais eu un jour paisible ici, mais vous vivez bien », intime-t-elle à sa fille de 15 ans. « Ne laisse pas ton frère à ton père. Si quelque chose m’arrive, ton oncle s’occupera de vous deux », ajoute-t-elle, s’accrochant à une faible lueur d’espoir.

Zilola s’est mariée avec Soyib Mouftillaïev, un berger, un jour chaud du mois d’octobre 2006. Depuis lors, Soyib et sa sœur aînée Sabriya Mouftillaïeva lui ont sans arrêt fait subir des brimades physiques et verbales. La situation a empiré dès lors que Soyib a pris la décision de prendre une nouvelle épouse.

Le tabou du divorce

Pour beaucoup de femmes en Ouzbékistan, le divorce n’est pas une option acceptable, même quand le mariage dégénère. Les femmes divorcées sont stigmatisées et doivent supporter une honte considérable. Elles sont souvent contraintes de se remarier à un divorcé ou de devenir une seconde épouse. Les ex-époux esquivent souvent la pension alimentaire et ne s’investissent pas dans l’éducation des enfants.

A partir du moment où Soyib s’est résolu à épouser une nouvelle femme prétextant un manque d’intimité, la belle-soeur de Zilola a redoublé de cruauté envers elle. Elle humiliait Zilola en présence d’autres personnes, la battait et la dénigrait sans cesse. « Je vais marier mon frère à une autre femme, tu ne sais pas t’occuper de lui correctement », disait Sabriya à Zilola. « Je vais lui amener une autre femme et tu vas quitter cette maison. »

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La polygamie est illégale en Ouzbékistan. Cependant, des centaines de milliers d’hommes entretiennent une seconde ou une troisième épouse non déclarée aux autorités. Les secondes épouses ne sont pas protégées par la loi ; pourtant, les femmes divorcées qui, d’après les standards de la société, ont « expiré », acceptent de le devenir.

Trois ans de prison pour avoir poussé au suicide

Sabriya a trouvé une jeune femme pour son frère et insisté pour que Zilola quitte la maison quelques jours, de sorte que la nouvelle kelin puisse visiter le nouveau foyer. « Que tu quittes la maison ou pas, nous allons faire venir la nouvelle kelin demain », ont dit Soyib et sa soeur à Zilola pour l’humilier et la dévaloriser une dernière fois devant leurs proches.

Cette nuit-là, après avoir couché son fils, Zilola a installé une bonbonne de gaz propane de cinq kilos dans le réfrigérateur et a ouvert la valve, permettant ainsi au gaz de s’échapper. Elle ne pouvait pas supporter qu’une autre femme vive dans la maison, elle préférait la détruire que la quitter. Elle s’est pendue avec un câble électrique, le gaz a provoqué une puissante explosion, faisant s’écrouler la pièce et l’ensevelissant sous les décombres.

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Par la suite, Soyib et Sabriya ont été reconnus coupables d’avoir poussé Zilola au suicide et ont été condamnés à trois ans de prison chacun.

Une vie de servitude et de contrôle

C’est le travail physique qui est à la racine de la violence domestique envers les kelins. Celles-ci doivent se lever tôt le matin, avant tout le monde, et faire toutes les corvées dans la maison. Elles ne peuvent travailler ou étudier qu’à condition de concilier leur activité avec les charges ménagères et sous réserve de l’accord du mari et de la belle-famille.

Pour cette raison, beaucoup de jeunes femmes arrêtent leurs études après le mariage. Une récente étude a révélé que seules 37,6 % des jeunes mariées poursuivaient leurs études après le mariage. Presque 40 % indiquent qu’elles n’ont pas pu continuer leurs études à cause de l’opposition de leur mari (25,6 %) ou de la belle-famille (13,3 %).

Le taux de chômage des femmes est le double de celui des hommes, avec 872 900 femmes sans emploi contre 459 800 hommes. Les femmes mariées sont victimes d’un taux de chômage plus élevé que les femmes célibataires, avec 56 % pour les premières contre 36 % pour les secondes. Une autre enquête indique que 43 % ne cherchent pas de travail à cause des charges domestiques, comme s’occuper des enfants ou des personnes âgées de la famille, tandis que seuls 7 % des hommes avançaient cette même raison. De plus, les femmes employées gagnent 39 % de moins que les hommes.

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Ces facteurs contribuent à entretenir la dépendance des jeunes femmes envers leur mari et leur belle-famille, ce qui les force souvent à endurer l’abus et le harcèlement en silence. Même quand les maris, travailleurs migrants, s’absentent pendant des mois voire même des années, leurs épouses vivent avec la belle-famille, la servant avec patience.

« Pars, ou je te tue »

Le matin du 21 mai 2023, Goulimmet Djoumanov menace une nouvelle fois sa kelin, Odila : « Retourne chez tes parents, sinon je te tue. » Le mari d’Odila, Anvar, travailleur migrant en Russie, l’avait laissée avec ses deux enfants chez ses parents. Officiellement, 1,8 millions d’Ouzbeks travaillent actuellement en Russie. Les chiffres du travail informel pourraient être bien supérieurs.

La relation était tendue depuis de nombreuses années entre Odila et ses beaux-parents. La suspectant d’infidélité, ils avaient divisé la maison, confinant Odila et ses enfants d’un côté, et avaient installé deux caméras pour scruter le moindre de ses mouvements.

Il a été rapporté que ce jour-là, Goulimmet avait battu Odila une nouvelle fois. Désespérée, elle avait appelé sa famille, en la suppliant : « Venez me chercher, ma belle-mère veut me chasser. »

C’est après avoir consommé de l’alcool que Goulimmet s’est emparé d’un couteau de cuisine. Sa femme, Gavhar*, se tenait devant la porte d’Odila, la pressant de partir. Cachant le couteau dans une chaussette, Goulimmet écarte sa femme et entre dans la chambre d’Odila. Sous le regard horrifié de ses petits-enfants âgés de 9 et 11 ans, il assène un coup de couteau à Odila dans la cuisse. Saisie de douleur, elle court vers l’extérieur. Goulimmet la rattrape alors qu’elle s’effondre dans le jardin de la maison. Il la poignarde dans la poitrine puis encore six ou sept fois dans d’autres parties du corps.

« Je ne voulais que l’intimider »

Il jette le couteau de côté. Ignorant les voisins qui accourent inquiétés par le bruit, Goulimmet se dirige vers la maison de son propre frère sous les cris de sa femme : « Tu [l’] as tuée! »

« Je ne voulais que l’intimider », a-t-il plaidé pendant le procès. Il a écopé de 16 ans de prison.

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Note : les noms des différents protagonistes sont ceux renseignés dans les documents judiciaires. La présence d’un astérisque indique que le nom a été changé parce qu’absent des documents.

Les documents portant sur des cas d’homicides traités par des tribunaux locaux ont été collectés dans le cadre du projet de recherche Data4Women : Expanding the Existing Database to Tackle Femicides in Uzbekistan (Étendre la base de données pour lutter contre les féminicides en Ouzbékistan), soutenu par ECA UN Women, programme auquel participe l’autrice. Celle-ci voudrait exprimer sa gratitude envers les membres de l’équipe de recherche, Svetlana Dzardanova, Deniz Nazarova et Goulnoza Akhmedova, ainsi qu’à la cheffe d’équipe Savia Hasanova pour leurs précieuses contributions. ECA UN Women mérite tout particulièrement des remerciements pour l’organisation et le financement de la recherche.

L’article est le produit d’un travail personnel de l’autrice. Ses conclusions et opinions ne reflètent pas nécessairement la position officielle ou l’approbation d’ECA UN Women ou des membres de l’équipe du projet.

Niginakhon Saida
Rédactrice pour Novastan English

Traduit de l’anglais par Arnaud Behr

Edité par Paulinon Vanackère

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