En Asie centrale, avril n’a pas rimé avec droits civils. Ceux-ci ont été restreints dans chacune des républiques en raison de l’épidémie de COVID-19. Le traitement réservé aux critiques du régime et aux journalistes pendant la crise est particulièrement inquiétant.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 12 mai 2020 par notre version allemande.
Depuis février 2020, Novastan publie les revues mensuelles d’Othmara Glas, avec son aimable autorisation. Cette journaliste d’Asie centrale a travaillé pendant deux ans pour le Deutsche Allgemeine Zeitung (DAZ) au Kazakhstan. Elle est aujourd’hui journaliste indépendante. Vous pouvez lire son article sur l’Asie centrale en mars par ici.
Menaces, peines de prison, meurtres : la profession de journaliste n’est pas une sinécure en Asie centrale, comme en témoigne le classement mondial de la liberté de la presse publié par Reporters sans frontières en avril dernier. On note peu de changement par rapport à 2019. Hormis le Kirghizstan, 82ème, tous les États de la région se trouvent dans le bas de la liste. Comme à son habitude, le Turkménistan, 179ème, ferme presque la marche. Le Tadjikistan, qui avait perdu douze places l’année dernière, stagne à la 161ème position. La surprise vient de l’Ouzbékistan, 156ème, qui devance désormais le Kazakhstan, 157ème. L’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev en décembre 2016 a enclenché un processus de réformes, notamment au niveau des médias. Depuis 2017, le pays a gagné 13 places.
Le mois de ramadan a débuté le 24 avril. Là aussi, la crise du Covid-19 a chamboulé les habitudes : de nombreuses traditions, comme la rupture commune du jeûne, ne peuvent plus être célébrées qu’en petits groupes. La prière commune dans la mosquée est également annulée. Au Tadjikistan, le président Emomalii Rahmon a exhorté les agriculteurs à ne pas jeûner cette année afin de les maintenir en bonne santé, arguant que « le jeûne les rend sensibles aux infections ».
Kazakhstan : une crise économique à venir
Le Kazakhstan a passé le mois d’avril en quarantaine. À la fin du mois, plus de 3 200 personnes étaient officiellement infectées par le Covid-19 et 25 en étaient décédées. Ces chiffres relativement faibles ont mené à un relâchement des consignes de sécurité. Certains magasins ont ainsi été autorisés à rouvrir leurs portes. Le prix du pétrole remonte lentement, mais les dommages économiques sont énormes : le gouvernement s’attend à ce que l’économie se contracte de 0,9 % cette année. Avant la crise, les autorités prévoyaient une hausse du Produit intérieur brut (PIB) de 4 %. Les prévisions de la Banque mondiale vont dans le même sens.
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Le Fonds national, alimenté par les revenus pétroliers et qui finance notamment l’aide économique, peut actuellement compter sur près de 55 milliards d’euros. Sur Facebook, l’économiste Merouert Mahmoutova estime que les crises récurrentes doivent obliger le gouvernement à repenser sa politique économique. « Dans les années 2015-2016, [durant la crise du prix du pétrole], le Kazakhstan a dépensé deux fois plus que ce qu’il a gagné avec le pétrole. Cette année, il semble que la différence entre les recettes et les dépenses sera trois fois plus importante. Il nous faut apprendre à vivre sans pétrole. »
Tadjikistan : menaces sur l’opposition
En matière de liberté de la presse, le Tadjikistan reste parmi les mauvais élèves. En avril, deux nouvelles ont suscité l’inquiétude : le 16 avril, le journaliste Daler Charipov a été condamné à un an de prison pour incitation à la haine religieuse. Il était l’auteur d’une étude dans laquelle il soutenait que, par nature, l’islam rejetait les actes terroristes.
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Une semaine auparavant, on apprenait qu’un tribunal de Douchanbé avait décidé d’interdire le site d’information Akhbor. Ce média, basé à Prague, diffuse des reportages en russe et en tadjik. Selon le tribunal, il « offre une plateforme aux terroristes et aux extrémistes », car il cite régulièrement des membres de l’opposition ayant fui à l’étranger. Le site d’Akhbor était déjà bloqué au Tadjikistan depuis plus de deux ans.
Turkménistan : une catastrophe humanitaire se profile à l’horizon
Fin avril, le nord-est du Turkménistan a fait face à une tempête qui a fait des dizaines de victimes, détruit de nombreuses maisons et interrompu les approvisionnements en gaz et en électricité. Les médias officiels se sont jusqu’à présent murés dans le silence, tandis que les organisations de défense des droits de l’Homme rapportent que des citoyens sont arrêtés et harcelés par la police s’ils sont en possession d’appareils photos.
Dans le pays aucun cas de Covid-19 n’a été officiellement confirmé. Les propositions d’aide, notamment des États-Unis, ne récoltent que des insultes. Le 6 avril, l’USAID a annoncé qu’elle allait fournir au Turkménistan plus de 920 000 dollars pour préparer son système de santé à l’épidémie de Covid-19. Le lendemain, le ministère turkmène des Affaires étrangères niait ces affirmations et affirmait que la coopération entre les deux pays était « basée sur un bénéfice mutuel et un partenariat égal ».
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Le 26 avril était célébrée la journée du cheval. Le président, Gourbangouly Berdimouhamedov, est connu pour son amour des animaux, en particulier des chevaux de race Akhal-Teke. Cette année encore, des centaines de personnes se sont rassemblées à l’hippodrome de la capitale Achgabat pour assister aux courses de chevaux et au concours de beauté, faisant fi des mesures mondiales de distanciation sociale. Les gagnants étaient tous issus des écuries présidentielles. Au début du mois d’avril s’est déroulée la course cycliste annuelle organisée pour la journée de la santé. Les nombreux participants ne semblaient pas davantage au fait du danger des rassemblements de masse.
Tandis que des centaines de milliers d’euros sont dépensés pour organiser la journée du cheval, les denrées alimentaires de base font défaut en dehors de la capitale. Le département local du média américain Radio Free Europe, Radio Azatlyk, a ainsi rapporté que la farine et le pain sont difficilement disponibles dans la province de Lebap, dans le nord-est du pays. D’autres provinces font face à des pénuries de nourriture et de pétrole. Dans la région de Mary, dans le sud-est, une trentaine de femmes, incapables de nourrir leurs enfants dans la conjoncture actuelle, ont bloqué la route d’Achgabat et exigé l’introduction de quotas sur les livraisons de nourriture dans les magasins d’État.
Ouzbékistan : l’économie souffre
En Ouzbékistan, les guérisons liées au Covid-19 se multiplient et les patients survivants quittent les hôpitaux non sans émotion. Les médias officiels se focalisent sur ces éclaircies dans la crise. Le 30 avril, le pays comptait 2 017 cas officiels d’infection par le virus, neuf décès et plus de 1 000 guérisons. La véracité de ces chiffres laisse toutefois planer le doute en raison d’un taux de mortalité nettement inférieur à la moyenne.
Il est difficile d’évaluer la situation réelle dans les hôpitaux. Les journalistes indépendants ne sont admis ni dans les hôpitaux ni dans les infrastructures de quarantaine. Les médecins doivent avoir une autorisation pour parler aux journalistes. Comme dans les autres États d’Asie centrale, le personnel médical est lourdement touché par le virus.
L’Ouzbékistan souffre également sur le plan économique. La Banque mondiale a fortement revu ses prévisions de croissance économique pour le pays cette année, passant de 5,7 % à 1,6 %. Le président Chavkat Mirzioïev y voit une menace pour la sécurité alimentaire du pays. Les importations de farine et de céréales ont diminué respectivement de moitié et d’un tiers, car une grande partie provenait du Kazakhstan, qui a introduit des restrictions à l’exportation.
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Le président, agronome de formation, a demandé aux hommes d’affaires et aux hommes politiques locaux d’augmenter la production agricole et d’accroître les réserves alimentaires du pays. Au cours d’un discours télévisé, il a déclaré qu’il souhaitait une augmentation de 10 % de la production de coton et de 20 % de la production de céréales. Chavkat Mirzioïev a appelé les citoyens possédant des jardins et des terres à cultiver davantage de légumes et à élever de la volaille et du bétail.
En parallèle, le gouvernement ne sait trop comment optimiser l’aide économique et sociale. Au lieu de distribuer de l’argent directement aux citoyens et aux entreprises, le président a annoncé le 20 avril la création de l’initiative « Amabilité et solidarité », qui encourage les entreprises à fournir travail et revenus aux familles dans le besoin. En contrepartie, ces entreprises bénéficient d’allègements fiscaux et d’un accès simplifié au crédit. L’idée n’a toutefois suscité que peu d’engouement.
Compte tenu des conséquences économiques, l’Ouzbékistan a annoncé des mesures d’assouplissement du confinement pour le mois de mai. « Il faut relancer les transports nationaux et les entreprises », a déclaré fin avril Chavkat Mirzioïev. L’épidémiologiste en chef de l’Ouzbékistan, Nourmat Otabekov, a cependant tempéré en appelant à la prudence. « Ce n’est que lorsque le dernier patient quittera l’hôpital et qu’aucune nouvelle admission n’aura lieu pendant 14 jours que nous pourrons nous reposer », a-t-il déclaré.
Début avril, le Comité des droits de l’homme des Nations unies a publié son rapport sur la situation en Ouzbékistan. Il y souligne les progrès réalisés dans la lutte contre la corruption, les violences faites aux femmes, le travail des enfants et le travail forcé dans le secteur du coton, ainsi que dans la réforme judiciaire. Le Comité exprime toutefois sa préoccupation concernant la torture et les mauvais traitements infligés aux détenus, ainsi que les restrictions à la liberté de conscience et de religion, à la liberté d’expression et à la liberté de réunion.
Othmara Glass
Journaliste indépendante au Kazakhstan
Traduit de l’allemand par Pierre-François Hubert
Relu par Anne Marvau
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