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Tachkent, une ville sans avenir : les sept problèmes majeurs de la capitale ouzbèke

La vie à Tachkent s’est considérablement transformée depuis 2017. Les constructions ont lieu à un rythme effréné, et tout est si rapidement fait et défait qu’il est peu probable que dans dix ans la capitale ouzbèke soit encore reconnaissable. Le plus grave reste néanmoins les dangereux paris sur l’avenir que prennent les autorités dans le développement de la ville.

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La ville de Tachkent a de nombreux défauts actuellement (illustration).

La vie à Tachkent s’est considérablement transformée depuis 2017. Les constructions ont lieu à un rythme effréné, et tout est si rapidement fait et défait qu’il est peu probable que dans dix ans la capitale ouzbèke soit encore reconnaissable. Le plus grave reste néanmoins les dangereux paris sur l’avenir que prennent les autorités dans le développement de la ville.

Novastan reprend et traduit ici un article publié en juin 2020 par le média ouzbek Hook Report.

Le média ouzbek Hook Report expose les sept principaux problèmes d’urbanisme rencontrés à Tachkent, leurs conséquences éventuelles et les solutions pour y remédier.

1. La motorisation à outrance

Un observateur peut aujourd’hui dire, pour les amateurs d’expressions fortes, que Tachkent se développe comme n’importe quelle grande ville dans les pays développés. On pourrait cependant ajouter que la comparaison avec le développement de ces grandes villes nécessite d’y ajouter la mention « il y a soixante ans ». Comme l’explique Hook Report, les habitants de Tachkent sont engagés de façon ferme et définitive sur la voie de la motorisation, dont le but est de faire descendre les habitants de leurs vélos et des transports en commun pour les faire asseoir dans leur propre véhicule.

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Afin de comprendre la situation, il est nécessaire de se plonger un peu dans son histoire. Pourquoi et comment est apparue cette motorisation massive ?

Une bonne partie du siècle précédent s’est avérée assez difficile pour l’ensemble de l’humanité. La Première Guerre mondiale et un bref intermède avant la Seconde ont maintenu la moitié des pays dans un état de tension important, détruisant l’économie et faisant drastiquement plonger le niveau de vie des populations. L’automobile existait déjà, mais elle était loin d’être répandue : seules les plus aisés ou les organisations pouvaient se permettre un moyen de transport privé ; les autres se contentaient soit des transports en commun naissants, soit se déplaçaient à pied ou à cheval.

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est Adolf Hitler qui, le premier, a commencé à parler de démocratisation de l’automobile. Ayant instillé aux Allemands le rêve d’une véritable voiture du peuple (en allemand : Volkswagen), il leur a prélevé énormément d’argent, avant de soudainement orienter les finances vers le complexe militaro-industriel et d’engager l’Allemagne et le monde dans une nouvelle guerre mondiale.

Lorsqu’elle s’est achevée, le monde a commencé à changer. De nombreux pays se sont remis de la crise, mais avec des succès et des rythmes inégaux. Le niveau de vie s’est élevé et les coûts de production de voitures ont diminué. C’est ainsi que, jusqu’aux années 1960, l’automobile a entrepris sa lente mutation d’un bien exclusivement de luxe à un moyen de locomotion populaire. Les Américains étaient alors à la pointe de cette technologie, avec un certain culte des belles et puissantes muscle cars. Mais l’Union soviétique n’était pas en reste ; des plans d’État ayant progressivement ouvert la possibilité d’une industrie automobile de masse.

Mais que se passe-t-il lorsque des rues qui n’étaient pas prévues pour voient déferler des milliers, puis des dizaines et des centaines de milliers de voitures ? Il se forme des bouchons gigantesques, auxquels il faut remédier. Une toute nouvelle tâche a ainsi été confiée aux urbanistes de l’époque, totalement inédite. Aussi, intuitivement est apparue une première solution : si tous les véhicules ne rentrent pas sur la chaussée, il faut donc l’élargir, et tout ira pour le mieux. C’était parfaitement logique.

Pour une raison inconnue, cette méthode n’a finalement pas marché. Bien que les routes aient été élargies, que  d’« inconfortables » lignes de tramway et des rangées d’immeubles aient proliféré, les épouvantables embouteillages ont eux perduré, exaspérant tout le monde. Une autre décision fut alors prise pour soulager la circulation : aux croisements où les bouchons sont les plus sévères, il faudra construire des ponts et des échangeurs. Cela semblait, encore une fois, parfaitement logique.

À la surprise générale, les villes sont devenues moins belles et la circulation n’a pas diminué. Vint ensuite le tour des passages piétons : au lieu des passages conventionnels réglementés, des passages souterrains ont été construits, puis des aériens, obligeant les piétons à des détours considérables et nombre d’efforts superflus. Pour autant, les bouchons n’ont toujours pas diminué.

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Rue de Tachkent dans les années 1960

Tout n’était en fait qu’une question de psychologie. Chaque décision prise par des « villes avancées » dans la lutte contre les bouchons « cassait » d’une manière ou d’une autre les mécanismes urbains traditionnels pour les autres catégories d’usagers et leur retirait quelque chose. Les trottoirs, les transports en commun et les passages piétons normaux ont été retirés. Les habitants ont compris que leur ville n’était désormais plus adaptée qu’aux automobilistes et se sont précipités pour acheter une voiture, au nom du confort et de la « socialisation ». Tout élargir n’est pas une solution pour résoudre le problème mais, au contraire, un formidable moyen pour augmenter d’autant le nombre d’automobilistes.

Dans les villes d’URSS qui se sont développées à cette époque, les rues ne sont désormais plus simplement des rues mais ressemblent à de véritables pistes d’atterrissage. Elles ont d’ailleurs été construites dès le départ partout où cela était possible, dans l’optique d’un avenir radieux où chaque travailleur aurait sa propre voiture. Cependant, il faut reconnaître qu’en parallèle, le réseau de transport en commun a également été étendu.

En Occident, d’autres conceptions des choses prévalent. Dès la fin du XXème et le début du XXIème siècle, ces élargissements ont été revus : on a réduit les routes, fait de vastes trottoirs ainsi que des pistes cyclables, réduit la quantité de voitures autorisées dans les quartiers du centre. Des lignes de tramway y sont même recréées. La motorisation trop rapide d’une ville viendra tout simplement la figer en un immense embouteillage sans fin, tandis que des transports en commun robustes doublés d’un environnement urbain confortable aideront à les prévenir.

Actuellement, Tachkent fonce tout droit vers le modèle obsolète et erroné des « villes avancées », à base d’élargissement de la chaussée, de ponts, d’affreuses passerelles aériennes et d’une absence totale d’aménagement en faveur des piétons. Les transports en commun pâtissent également de cette politique.

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La voiture est ainsi devenue le moyen de transport le plus confortable. Mais la question posée et qui exige une réponse objective est la suivante : les embouteillages ont-ils disparu de cette ville après tous les élargissements, les nouveaux ponts et les passerelles ? Il semble que la réponse soit déjà connue…

Les problèmes éventuels

D’ici quelques années, ce sera tout bonnement la fin de la capitale ouzbèke : le trajet d’un bout à l’autre de la ville prendra plusieurs heures. Cela portera un coup fatal à l’environnement ainsi qu’aux dépenses en carburant. Les routes s’abîmeront également très vite.

Une solution à mettre en œuvre

Il faut le plus rapidement possible mettre fin à la politique de motorisation. Cet objectif est encore atteignable en troquant les élargissements contre la création d’un environnement agréable pour tous et en redirigeant le budget consacré à la construction de passerelles et d’échangeurs vers la réparation et la restauration des trottoirs. Mais avant toute chose, il faudrait impérativement développer les transports en commun.

2. Un mauvais réseau de transports en commun

Aborder la question des transports en commun découle naturellement de la motorisation à outrance. Le cœur du problème réside dans leur état actuel. De sa période soviétique, Tachkent a hérité d’un réseau de transports en commun fonctionnel, quoiqu’un peu vieillot. Composé d’itinéraires pertinents pour les autobus, il était renforcé de trolleybus et de lignes de tramways encore modernes pour l’époque. Tout était plutôt confortable, les horaires étaient respectés et surtout l’environnement était moins pollué : beaucoup moins d’émissions de gaz pour beaucoup plus d’avantages.

Pendant presque vingt ans, le réseau est resté dans cet état. C’est à peine s’il a été renforcé mais il ne s’est pas détérioré pour autant. En 2009 cependant, les problèmes ont commencé lorsque quelqu’un a délibérément décidé de faire passer les trolleybus à la trappe.

Parallèlement, la sonnette d’alarme a été tirée du côté du tramway. Les voies réservées ont commencé à être recouvertes d’asphalte, les confondant avec la chaussée, en raison de l’explosion du nombre de voitures en circulation. La ville avait investi dans des wagons modernes produits en République tchèque et élaboré des plans pour de nouvelles lignes. Cependant, cette fois encore, une décision délibérée a contrecarré ce projet. Il est également probable qu’avec les réductions effrénées de voies ainsi que les détours incessants, le tramway avait perdu en popularité. Certains trajets étaient devenus particulièrement peu commodes. Aussi, en 2016, la dernière ligne a été fermée, cédant la voie publique aux voitures, aux autobus mais également aux Isuzu, les camionnettes de cette marque japonaise.

Pour les Isuzu, c’est une toute autre histoire. Cet enfant malade de l’usine automobile de Samarcande est certainement le plus inconfortable et le pire véhicule que l’on puisse imaginer dans l’espace urbain : il est tout à la fois difficile de s’y asseoir et de s’y tenir debout. Et pourtant, ils ont également été utilisés pour remplacer les trolleys et les tramways et coloniser les lignes de transports.

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Un bus de la marque Isuzu

Personne ne sait probablement pourquoi les Isuzu ont saturé la ville de leur tas de ferraille. La première explication qui vient à l’esprit serait qu’il s’agit d’une manière de soutenir « l’autopromotion de la patrie », car il est clair que personne d’autre n’en veut. La seconde est l’influence de la principale compagnie de transports de la ville, Tochchakhartranskhizmat. Commander des Mercedes revient cher, Isuzu est une alternative bon marché.

Tochchakhartranskhizmat est par essence une société capitaliste, basée sur l’actionnariat, ou comme on les appelait en Union soviétique, une Khozrachtchiot, une « entreprise à compte individuel », qui doit donc engendrer ses propres profits pour être viable. Et c’est ainsi que les problèmes commencent. Les transports publics remplissent des objectifs à long terme, et se doivent de travailler dans l’intérêt de leurs passagers, et non dans une logique de profit.

Problèmes actuels et à venir

Les transports en commun ne se développent pas. Pire, ils se dégradent. En raison du modèle financier de Tochchakhartranskhizmat, il semble peu probable que l’on puisse inviter des spécialistes qualifiés afin d’analyser le flux de passagers, de réviser les itinéraires et de manière plus générale d’optimiser les transports. Le métro appartient à une autre organisation. Des problèmes pourraient ainsi émerger dans la coordination des chantiers des plateformes de transfert, tout comme dans la mise en place d’un système de collecte unifié.

Tant que les transports n’obtiendront pas la réforme qu’ils méritent, les usagers y renonceront d’autant plus, et leur préféreront la voiture.

Solution

Il faut tout d’abord transférer la gestion de la totalité des transports publics à la mairie, l’intégrer au budget et effectuer des analyses multifactorielles, avec l’aide d’experts, afin d’en optimiser la gestion et l’usage. Il faut donc soit retirer de la circulation les autobus à faible capacité d’accueil, soit en augmenter leur passage sur ces mêmes lignes.

Quant au métro, appartenant aujourd’hui à la compagnie des chemins de fer, il faut, si le transfert de sa gestion à la mairie n’est pas possible, le développer et l’intégrer dans un plan plus large avec les autres réseaux de transports. Enfin, il est impératif de réserver des voies réservées aux lignes de tramway.

3. Trop peu de plans

La ville de Tachkent n’a pas d’avenir, et il ne s’agit pas là d’une plaisanterie ou d’un moyen de générer davantage de clics.

En général, toute ville se construit selon un plan, un énorme document, complexe, qui résume des milliers d’heures d’analyses, d’enquêtes et de prévisions. Un plan général est nécessaire afin d’estimer avec précision le mode de vie et la qualité de vie de chaque citoyen, allant de leur lieu d’habitation et leur moyen de déplacement jusqu’à l’école de leurs enfants, de la manière de les y amener, des lieux propices au repos et du sentiment de sécurité partagé.

À partir d’un plan directeur, on peut également évaluer le nombre d’habitants, la densité des bâtiments et des sous-sols.  Les infrastructures sont ainsi pensées et modernisées en tenant compte des arrivées d’eau, de gaz, du réseau de canalisations et également du système de collecte des déchets.

Dans le cas de Tachkent, un tel plan n’existe pas. On promet de le publier depuis de nombreuses années déjà, mais, encore récemment, Hook Report a reçu un projet de document qui ne servira encore que de base à sa propre conception. Actuellement, la ville n’a aucun avenir et tout ce qui s’y passe en ce moment même pourrait avoir dans un futur proche des conséquences proprement dramatiques.

Des conséquences dramatiques

On peut d’ores et déjà s’inquiéter du rythme effréné des constructions, réalisées de façon totalement anarchique. Cela va de nouveaux centres d’affaires à des complexes résidentiels gigantesques. La moindre parcelle de terre libre est construite. Cela peut être bénéfique pour les investisseurs ou pour redresser l’économie. Mais la ville risque tout simplement de s’effondrer sur elle-même dans quelques années.

Toutes ces nouvelles résidences sont surnuméraires, et pèsent très fortement sur la ville, allant de l’encombrement des routes et des transports en commun à celui des écoles et des hôpitaux. Cela se ressent jusqu’à l’acheminement de l’eau, les canalisations, les réseaux électriques et la collecte des déchets. On construit des immeubles, mais les infrastructures, elles, datent pour la plupart du siècle dernier, et traversent imperturbablement le temps. Elles ne sont pas faites pour absorber une pression démographique croissante et continue et, à ce rythme, elles ne tiendront pas la distance.

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Ainsi, des coupures incessantes d’électricité, de gaz ou d’approvisionnement en eau potable deviendront une réalité dans quelques années, tout comme la surproduction de déchets voire, dans le pire des cas, l’explosion des canalisations.

Solution

Élaborer le plus rapidement possible un plan général pour la ville, avec des règles précises concernant la construction de nouveaux logements et la rénovation des infrastructures déjà existantes. Il serait d’ailleurs préférable de créer des quartiers totalement nouveaux au lieu d’essayer d’entasser le plus de gens possibles dans des zones déjà habitées.

4. L’écologie

Lors de la quarantaine imposée par la crise sanitaire de Covid19, alors que la circulation automobile avait drastiquement diminué et que certaines usines avaient dû cesser toute activité, nombreux sont ceux qui ont relevé un phénomène incroyable : les montagnes étaient désormais visibles depuis la ville. Cela n’était pas arrivé depuis très, très longtemps.

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Cela laisse à voir à quel point l’écologie est le parent pauvre des politiques d’urbanisme à Tachkent. Il faut absolument y remédier. Tout influence la dégradation de l’environnement : la déforestation et la réduction des espaces verts, le remplacement des arbres par des buissons et des arbustes, la poussière des chantiers ou encore les émissions de CO2 des voitures.

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Une pollution grandissante

La santé des habitants se dégrade, tout comme leur qualité de vie. À l’avenir, les maladies chroniques seront plus courantes et plus nombreuses, et il est parier que l’espérance de vie sera revue à la baisse.

La pollution automobile augmente de 2,6 fois le risque de développer l’asthme et de 2,5 fois celui de développer la dermatite, une maladie inflammatoire de la peau. Les enfants qui naissent dans ce type d’environnement ont même 71 % de risques de plus de développer une maladie cardiaque à la naissance.

Solutions

Il faudrait allonger de plusieurs années le moratoire sur la déforestation et en renforcer le contrôle. De même, établir des exigences strictes en matière de respect de l’environnement sur les carburants et les moteurs, réduire la quantité d’automobiles en circulation. Pour cela, il faudrait restaurer les transports électriques, de préférence le tramway, avec des voies dédiées végétalisées, puisque l’asphalte est lui-même néfaste pour l’environnement.

Enfin, renforcer la vigilance quant aux conditions sanitaires des chantiers, afin qu’ils ne produisent pas trop de poussière, et encourager la construction de squares et de parcs au lieu de centres d’affaires sur les zones en friches.

5. Le commerce des parcs

Les espaces verts de la ville ont assez souffert ces dernières années. Les parcs municipaux sont des lieux pour se détendre et se reposer, ils doivent rester accessibles et gratuits, et il faut qu’on puisse y trouver des arbres, des bancs, de l’herbe, sur laquelle on puisse s’asseoir. Il est également souhaitable d’y trouver des bassins, qu’ils soient artificiels ou naturels.

Les parcs doivent faire partie de l’équilibre des villes, sans pour autant devoir générer du profit. En investissant dans les parcs, l’administration municipale investit en fait dans l’avenir : elle crée l’opportunité d’avoir des citoyens heureux, qui voient que la chance de pouvoir se reposer tranquillement leur est offerte. De tels habitants sont plus loyaux envers leur ville, et généralement prêts à travailler plus, à dépenser plus, donc à alimenter l’économie. Dès lors, il y a un retour sur les fonds dépensés en aménagements de l’environnement.

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Dans l’un des parcs de Tachkent

Mais à Tachkent, c’est exactement l’inverse. Les parcs tombent aux mains d’entreprises privées et deviennent des lieux de loisir et de divertissements, remplis de balançoires, de manèges, d’aires de jeux, d’attractions, de bruit, bref le chaos, sans aucune sérénité. D’un point de vue administratif, tout doit générer du profit, mais il est évident que ce choix ne présente pas le même « retour sur investissement » que celui que l’on a évoqué plus haut, ni le même confort général.

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De ce point de vue, la plus grosse perte ces dernières pour la ville aura été celle d’une immense partie du parc national à Bechagatche. On y construit en ce moment même une « Magic City », un genre de Disneyland en devenir. Il semble qu’il faille tout simplement oublier les longues baignades dans l’ancien lac du Komsomol ou bien les balades au calme à travers les bosquets. Certes, il a toujours existé des attractions dans les parcs, mais seulement dans une portion délimitée. Aujourd’hui, c’est la totalité de parc qui devra être féérique et scintillante.

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Projet de « Magic City »

Les problèmes

Il s’agit principalement de la dégradation de l’environnement et des nuisances pour les riverains. Une fatigue générale, l’impossibilité de se poser à l’ombre des arbres, mais aussi une diminution générale de l’appétence au travail et un changement des priorités peuvent également être évoqués. De moins en moins d’habitants auront envie de sortir, se promener et dépenser de l’argent.

Solutions

Cesser de céder les parcs à des compagnies privées pour au contraire investir dans leur entretien et leur aménagement. Il faudrait, à ce titre, réduire le nombre d’attractions et augmenter celui des bancs et des fontaines d’eau potable. Autoriser de s’asseoir sur l’herbe est à envisager.

De la même manière, construire plus de parcs vaut le coup, en particulier sur dans les zones abandonnées, y planter des arbres à grand feuillage, et là aussi, rajouter des bancs, et les entretenir.

6. Un faible développement de la banlieue

Cette problématique n’est pas propre à la ville de Tachkent, mais ce n’est pas une raison pour l’occulter. C’est d’ailleurs tout l’enjeu que de l’y laisser : il vaut mieux l’évoquer et poser la question tant qu’il y a encore une chance de résoudre le problème.

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Ni le maire Djakhongir Artykkhodjaïev, ni le président Chavkat Mirzioïev ne passent beaucoup par les quartiers à la périphérie de la ville, aussi il peut s’y passer à peu près tout et n’importe quoi. Les trottoirs sont en friches depuis des décennies, près d’un tiers des routes et même des axes les plus empruntés comportent des trous et on y coupe les arbres encore plus fréquemment que partout ailleurs.

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Mauvais état des routes dans la périphérie de Tachkent.

Si dans le centre, ce sont les lois qui dominent tant bien que mal, en banlieue, la loi est celle de la mahalla, la loi du « quartier », voire des citoyens eux-mêmes dans des cas encore plus exceptionnels.

Solutions

Il faudrait créer une commission – publique si possible – afin de gérer l’état de ces quartiers et renforcer le respect des normes ministérielles. Il faudrait, par exemple, faire en sorte qu’on l’on trouve effectivement des poubelles sur le pas de chaque porte. Établir un budget pérenne consacré à la rénovation des routes, et pas seulement s’en préoccuper en période électorale ou pour le Jour de la Constitution.

Les plus de ces solutions

De meilleurs niveaux et qualité de vie combinés à plus d’attention portée aux citoyens sont les ingrédients d’une meilleure considération pour les infrastructures et la ville en générale. En effet, indépendamment de leur quartier, les citoyens se sentiront davantage concernés par le sort de leur ville. Elle leur sera plus agréable et ils l’appréhenderont plus comme « leur » ville. Les effets positifs sont assez intuitifs : il n’est pas seulement plus agréable de vivre dans « sa » ville, on souhaite également participer à son amélioration et on a tendance à plus y respecter les infrastructures.

Cela fait écho à la théorie du carreau cassé : le respect que les habitants ont pour leur quartier est proportionnel au degré d’aménagement de celui-ci. Meilleur est l’état du quartier, moins les habitants seront tentés de dégrader.

7. L’incohérence généralisée

Le plus cocasse dans tous les problèmes listés et décrits est qu’ils ont tous une seule et même cause, la plus néfaste, la plus installée et la plus dangereuse. Il s’agit non seulement de l’incohérence qui guide les actes de la municipalité et des responsables des différents quartiers, mais aussi des demi-mesures qui sont prises et le plus souvent des solutions qui ne sont même pas envisagées.

Il est important de comprendre une chose : une ville n’est pas un ensemble disparate d’éléments qui coexisteraient paisiblement les uns avec les autres. Une ville est un échafaudage particulièrement complexe, où chaque vis en soutient une autre et chaque décision, bonne ou mauvaise, a une influence sur le reste. C’est pourquoi les villes ne peuvent tolérer les demi-mesures et les politiques illogiques. Plus elles sont nombreuses, plus l’écosystème urbain se désagrège et se déstabilise.

Admettons alors qu’il existe une politique pro-voitures. Bien qu’elle soit en soi problématique et obsolète, elle aurait néanmoins une place d’un point de vue conceptuel. Dans une approche globale, il ne suffit pas d’élargir les routes et de construire des ponts, il est important de pourvoir la ville en places de parking, c’est-à-dire de soutenir la création d’espaces pour se garer, de réseaux de garages et délimiter des places pour le stationnement. C’est en cela que l’incohérence qui préside les décisions des gouvernants est sidérante : au lieu de suivre la logique de sa politique de motorisation et d’embrasser cette voie pour résoudre les problèmes de stationnement, l’État, à l’inverse, retire tous les espaces possibles. Des garages ont été détruits au prétexte qu’on allait y construire des parkings mais il n’en est rien. Tous les espaces inoccupés se transforment soit en nouveaux immeubles, soit en friches. Les voitures, dont le nombre augmente chaque année, finissent par se garer dans les cours intérieures.

Cela ne s’améliore guère au centre-ville, où les places de stationnement manquent cruellement. Aussi, la première voie de chaque route est-elle couverte de voitures toute la journée. Au lieu d’aider de quelque manière que ce soit, la municipalité a préféré ces dernières années retirer deux terrains destinés au stationnement pour y construire ces business-centers qui lui sont si chers.

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Projet de Tachkent Gracieuse aujourd’hui.

Le projet d’une « Tachkent Gracieuse », d’après lequel il fallait nettoyer chaque centimètre carré de la ville, change de quartier sans avoir achevé le précédent. Quant au programme « l’anneau de mahallas », le pourtant très éloigné quartier de Younoussabad n’en a pour ainsi dire jamais entendu parler. Le moratoire sur les arbres aura duré un an, et personne n’évoque la possibilité de le reconduire.

Afin que tout se passe au mieux, la municipalité a besoin de plans précis et solides, élaborés par et avec des spécialistes. Il faut également renforcer la coopération entre les différents départements, même s’ils semblent n’avoir rien en commun au premier abord.

Comment le ministère de l’Enseignement supérieur peut-il réduire les embouteillages ? Imaginons qu’avec un salaire supérieur à la moyenne, on possède une voiture et deux enfants. Il y a une école dans le quartier, cependant il y manque toujours des enseignants, tout y marche au pot-de-vin et il y a toujours quelqu’un qui se bagarre dans la cour. Les habitants du quartier ne laisseront pas leurs enfants ici et choisiront une autre école, certifiée, avec un directeur convenable et des enseignants compétents. Chaque matin, on sortira un peu plus tôt pour amener les enfants à l’école en voiture, puis direction le travail, ce qui implique de faire presque deux fois plus de trajet que s’il n’y avait pas eu à les déposer à l’école. Le ministère de l’Éducation fait ouvrir de nouvelles écoles, le ministère de l’Enseignement supérieur ne diplôme pas assez de professeurs, ce qui crée un déséquilibre et s’achève en trajets superflus pour les habitants.

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De la même manière, l’État pourrait stimuler, voire subventionner le lancement des entrepreneurs prêts à ouvrir des activités de services en proche banlieue. Cela permettrait par exemple d’aller au café à pied à côté de chez soi plutôt que de devoir se rendre en taxi au centre-ville.

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Banlieue de Tachkent

Dans l’ensemble, c’est d’un plan à long-terme et d’une approche multidimensionnelle que cette capitale manque. Tachkent est aujourd’hui toujours liée à un plan général, et probablement à un mode de gouvernance particulière et obsolète. En parlant très crument, le maire est un businessman typique de l’Ouzbékistan indépendant, une époque connue pour son extrême instabilité, ses risques constants et la possibilité de tout perdre à tout moment.

Les hommes d’affaires locaux s’efforcent le plus souvent d’engendrer du profit immédiatement, et on passe alors d’une planification stratégique à des ajustements ponctuels. Or, un tel modèle de gouvernance –  « par le haut » – contamine l’ensemble des membres de l’écosystème urbain, et si l’on ne s’en débarrasse pas, il y a peu de chances qu’on se débarrasse un jour des problèmes actuels.

Solution

Elle dépend de ceux qui dirigent la ville au premier chef, et qui sont donc en charge de son avenir. Il faut reconnaître l’existence de ces demi-mesures et de l’incohérence qui leur préside avant de pouvoir reconstruire le système. Un système à établir à partir d’un plan stratégique qui inclut des analyses et les conclusions de spécialistes contemporains, ceux qui ont été formés à l’étranger. Car oui, il est urgent de trouver un plan d’ensemble pour le développement de Tachkent.

Bonus : de bons présages

Plus un observateur creuse, plus les défauts lui apparaissent, mais il existe aussi des progrès visibles, qui donnent espoir en l’avenir. Certaines grandes compagnies deviennent plus ouvertes, à l’image de Tochchakhartranskhizmat, qui a par exemple récemment modifié et optimisé ses itinéraires dans certaines parties de la ville, suivant les critiques de spécialistes extérieurs.

La société aussi évolue : quelques bâtiments historiques ont réussi à être conservés et à faire réparer les routes par certaines municipalités de quartier.

Un groupe chantait : « Nous avons eu la chance de naître dans le meilleur endroit au monde. » C’est en effet le cas, mais même les meilleurs lieux peuvent rencontrer des difficultés. Il est absolument primordial aujourd’hui que l’on apprenne à tous, administratifs comme simples habitants, à reconnaître les problèmes et en parler. Il s’agit de la première étape. Quand nous saurons le faire sans haine envers les autres membres de l’écosystème urbain, sans agressivité, avec calme et rationalité, la deuxième étape s’enclenchera. Alors, si tout se passe bien, les problèmes commenceront à disparaître.

Boris Joukovski
Journaliste pour Hook Report

Traduit du russe par Elizabeth Lallier

Edité par Geoffrey Schollaert

Relu par Anne Marvau

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