Au mois de mai, l’Asie centrale a vu de vieux conflits éclater à nouveau, notamment aux frontières tadjiko-kirghize et ouzbéko-kirghize. Des voix se sont élevées au Tadjikistan et au Turkménistan pour dénoncer une gestion de crise inadéquate face à plusieurs catastrophes naturelles. Pendant que le CoviD-19, lui, a poursuivi sa propagation.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 9 juin 2020 dans notre version allemande.
Depuis février 2020, Novastan publie les revues mensuelles d’Othmara Glas avec son aimable autorisation. Cette journaliste d’Asie centrale a travaillé pendant deux ans pour le Deutsche Allgemeine Zeitung (DAZ) au Kazakhstan. Elle est aujourd’hui journaliste indépendante.
Les conflits aux zones frontalières en Asie centrale ne datent pas d’hier. Cependant, ces vieilles tensions se sont réveillées en mai 2020, avec des incidents parfois graves. De plus, la rupture d’un barrage en Ouzbékistan et des inondations au Turkménistan et au Tadjikistan ont mis en avant la difficulté des autorités à gérer les conséquences de ces catastrophes naturelles.
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Difficultés également à gérer, dans plusieurs pays, la crise du Covid-19, et ses conséquences sanitaires et économiques. Des tensions politiques, enfin, autour de la question des droits de l’Homme et de la liberté de la presse ont vu le jour au Kirghizstan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, où de nombreuses questions subsistent autour des massacres d’Andijan, dans la vallée de Ferghana, survenus quinze ans plus tôt.
Des frontières disputées
Le 31 mai, la frontière entre l’Ouzbékistan et le Kirghizstan a été le terrain de violents affrontements, opposant des habitants du village kirghiz de Tchetchme et de l’enclave ouzbèke de Sokh. Un différend concernant l’accès à l’eau s’est rapidement envenimé et plusieurs maisons ont été incendiées. Selon le ministère kirghize de la Santé, 25 blessés sont à déplorer, tandis que les sources ouzbèkes parlent de 187 personnes hospitalisées.
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Le Kirghizstan et l’Ouzbékistan partagent une frontière de 1 370 kilomètres, le long de laquelle les incidents ne sont pas rares. Le 1er mai déjà, une querelle avait éclaté au sujet d’une source d’eau, que les douaniers kirghizes avaient pu maîtriser au moyen de tirs de sommation. L’arrivée au pouvoir de Chavkat Mirzioïev en 2016 avait permis de fixer près de 80 % de la frontière dans un accord bilatéral en avril 2017, ce qui avait calmé les tensions. Mais depuis 2019, les affrontements se multiplient.
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La frontière entre Tadjikistan et Kirghizstan n’est pas en reste, les deux États s’accusant l’un l’autre de déstabilisation après un incident entre garde-frontières le 24 mai dernier. Le 8 mai, un autre incident avait eu lieu sur une zone non-délimitée de la frontière, entraînant notamment des tirs de mortiers. Le Tadjikistan et le Kirghizstan partagent 970 kilomètres de frontière, dont plus de 300 kilomètres sont contestés. Les différends portent principalement sur l’accès à l’eau, aux terres et aux pâturages. La Russie a proposé de servir de médiateur dans le conflit.
Un barrage se brise en Ouzbékistan
Début mai, la rupture du barrage de Sardoba, dans le nord de l’Ouzbékistan, a été source de tensions diplomatiques. De vastes zones ont été inondées et plus de 100 000 personnes ont dû être évacuées, en Ouzbékistan comme au Kazakhstan. De fait, le sud du Kazakhstan a également été touché par les inondations, provoquant l’évacuation de 22 000 personnes. Au moins quatre personnes ont perdu la vie.
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Le vice-ministre kazakh de l’Environnement a déclaré avoir été informé par les autorités ouzbèkes de la rupture du barrage, mais pas de l’ampleur de la catastrophe. Il a précisé que le Kazakhstan s’était opposé à la construction du barrage, achevé il y a trois ans à peine. Bien que ce projet ait été initié par le président Islam Karimov (1989-2016), sa construction avait été supervisée par le Premier ministre de l’époque, Chavkat Mirzioïev, aujourd’hui président. Les autorités ouzbèkes ont ouvert une enquête sur d’éventuels cas de corruption et de graves défauts de construction.
Les catastrophes naturelles suscitent de rares protestations
Ni électricité, ni eau, ni nourriture. Dans le nord-est du Turkménistan, la population a exprimé sa colère face à l’inaction du gouvernement le 19 mai par une manifestation, chose rare dans le pays. Fin avril, une tempête a frappé la région de Lebap et fait des dizaines de victimes. Plusieurs maisons avaient été détruites et l’approvisionnement en gaz et en électricité avait été interrompu. Quelques jours plus tard, de fortes pluies avaient provoqué de nouvelles inondations. Les médias officiels ont passé sous silence ces catastrophes. Le Turkménistan est considéré comme l’un des pays les plus répressifs au monde. À en croire les rapports, qui parlent d’un millier de personnes descendues dans la rue, il s’agirait de la plus grande manifestation depuis l’indépendance du pays, en 1991.
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Une catastrophe naturelle a également touché le Tadjikistan, qui semble complètement submergé par la lutte contre le Covid-19. De fortes pluies ont provoqué inondations et coulées de boue, qui ont détruit des dizaines de maisons dans trois villages du district de Khourosson, au sud de la capitale Douchanbé, a rapporté Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe. Une victime et plusieurs blessés sont à déplorer.
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Face à l’apathie du gouvernement, les habitants de la région ont bloqué la route vers la capitale. Les manifestations sont pourtant rares au Tadjikistan, dirigé par un régime autoritaire.
Sorties de quarantaines
Le Tadjikistan est le pays qui dénombre le plus de victimes du Covid-19 en Asie centrale. Le 31 mai, près de 4 000 personnes avaient été infectées et 47 étaient officiellement décédées à cause du virus. Les réseaux sociaux font toutefois circuler des listes alternatives, où l’on peut inscrire soi-même les décès. Dans ces registres, le décompte dépasse plusieurs centaines de morts. Par ailleurs, on a appris que la représentante de l’Organisation mondiale de la Santé au Tadjikistan, Galina Perfilieva, a été priée de quitter le pays suite à l’expiration de son contrat, comme elle l’a elle-même annoncé dans une interview à Spoutnik Tadjikistan. Elle avait été la cible de critiques après avoir longtemps soutenu l’affirmation du gouvernement selon laquelle le pays ne comptait aucun cas de coronavirus, bien que de nombreux rapports aient suggéré le contraire.
Le 11 mai, l’état d’urgence au Kazakhstan a finalement pris fin. Certaines règles de quarantaine ont certes été prolongées, mais les policiers ont pratiquement déserté les rues. Les déplacements entre les différentes villes et régions sont à nouveau possibles et les barrages de contrôle ont été supprimés. En outre, la plupart des magasins, cafés et hôtels sont à nouveau ouverts. Fin mai, plus de 10 000 cas de Covid-19 ont été enregistrés et 41 personnes sont décédées. Les reportages sur un cimetière de victimes du virus près d’Almaty, qui compte un nombre surprenant de tombes, ont soulevé des doutes quant à la véracité des statistiques officielles.
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Au Kirghizstan également, les règles de quarantaine ont été assouplies. Officiellement, fin mai, plus de 1 700 cas et 16 victimes étaient recensés. Dans la capitale Bichkek, une émeute a éclaté parmi le personnel d’un établissement psychiatrique qui s’insurgeait contre la levée de la quarantaine.
L’Ouzbékistan a prolongé la quarantaine dans toute la République jusqu’au 15 juin. Les régions du pays ont été définies en vert, jaune et rouge en fonction de la situation du virus. Dans les zones vertes, le retour à la normale est presque entériné. Le port du masque reste toutefois obligatoire dans tout le pays ainsi que le respect d’une distance de deux mètres entre les personnes. Les réunions de plus de trois personnes ne sont pas autorisées à l’extérieur. Au 31 mai, 3 623 cas d’infection et 15 décès étaient recensés.
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Officiellement, le Turkménistan n’est toujours pas touché par le coronavirus. Toutefois, de nouvelles zones de quarantaine ont été établies. En outre, les pénuries croissantes de nourriture et d’argent dues à la crise mondiale s’accumulent et le chômage explose.
Kazakhstan : un renouveau au pouvoir
Le mois de mai a commencé sur les chapeaux de roues au Kazakhstan : la porte-parole du Sénat et fille de l’ancien chef de l’État, Dariga Nazarbaïeva, a été démise le 2 mai de ses fonctions. Le président Kassym-Jomart Tokaiev n’a pas justifié cette décision. Dariga Nazarbaïeva avait récemment fait la Une des journaux en raison d’un scandale immobilier et d’accusations de corruption. Avec la perte de sa fonction, qui lui assurait la vice-présidence, elle a également perdu son siège au Parlement.
À la fin du mois, le président a signé la nouvelle loi sur les rassemblements, qui permet les manifestations si les participants portent un masque. À l’avenir, certains lieux seront spécialement désignés pour les manifestations. Les critiques y voient un rejet de celles-ci vers la périphérie de la capitale. En théorie, les organisateurs de manifestations n’auront plus besoin d’autorisation mais seront tenus de les signaler. Les rassemblements spontanés sont en effet toujours interdits. Après les manifestations régulières l’année dernière, qui se sont souvent conclues par des arrestations massives, Kassym-Jomart Tokaïev avait annoncé une libéralisation de la loi sur le rassemblement.
Kirghizstan : un militant des droits de l’Homme demeure détenu
Azimjan Askarov se trouve toujours derrière les barreaux. Mi-mai, la Cour suprême du Kirghizstan a confirmé sa condamnation à vie. Cet activiste des droits de l’Homme originaire d’Ouzbékistan est incarcéré depuis maintenant dix ans. Les organisations internationales de défense des droits de l’Homme exigent sa libération, considérant les accusations dont il fait l’objet comme politiquement motivées.
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Azimjan Askarov, aujourd’hui âgé de 69 ans, a été reconnu coupable d’implication dans le meurtre d’un officier de police lors des affrontements de Och entre Ouzbeks et Kirghiz en 2010. Au cours des derniers mois, sa santé s’est considérablement détériorée, indique Human Rights Watch. Le Comité des droits de l’Homme de l’ONU a estimé qu’Azimjan Askarov n’avait pas eu droit à un procès équitable et qu’il avait subi des tortures durant son incarcération.
Par ailleurs, un grand recyclage des cadres du parti au pouvoir a eu lieu. Lors d’une réunion tenue le 26 mai, la cheffe du Parti social-démocrate du Kirghizstan (SDPK), Assel Kodouranova, ainsi que plusieurs députés, ont démissionné. Ces démissions font suite à la lutte interne entre le président, Sooronbay Jeenbekov, et son prédécesseur, Almazbek Atambaïev, arrêté en août 2019. Les affrontements entre partisans des deux hommes se multiplient, alors que le procès de l’ancien chef de l’État se poursuit.
Tadjikistan : des journalistes pris pour cibles
Les réseaux sociaux ont relayé l’image du visage ensanglanté d’Abdulloh Ghurbati. Ce journaliste employé par le média indépendant Asia-Plus, l’un des rares médias critiques du Tadjikistan, a été attaqué par deux hommes masqués à Douchanbé mi-mai. Il a indiqué avoir déjà reçu plusieurs menaces en raison de son travail.
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Quelques semaines seulement après cet incident, le journaliste de 23 ans a subi une nouvelle agression tandis qu’il enquêtait fin mai sur un glissement de terrain dans la région de Khatlon, au cours duquel deux hommes ont perdu la vie. Trois hommes l’avaient attaqué durant ses recherches, le traitant de « provocateur », a-t-il déclaré à Radio Ozodi.
Dans la perspective de l’élection présidentielle prévue à l’automne, l’entourage du président tadjik Emomalii Rahmon tente d’instrumentaliser la crise du coronavirus après l’avoir ignorée pendant des mois. La télévision gouvernementale a ainsi mis en lumière les actions caritatives mises en place par le gouvernement et souligné l’« inquiétude du président pour son peuple ». Un gendre du président et sa fille Ozoda auraient par ailleurs fait don de médicaments et de matériel.
À l’étranger, des critiques se sont élevées après la vente de matériel d’aide envoyé au Tadjikistan, réalisée par le président afin d’enrichir sa fortune personnelle. Les médicaments seraient parvenus dans le pays au début du mois de mai, selon la télévision gouvernementale, depuis l’Allemagne, avec l’aide du président. Des représentants du Programme des Nations unies pour le Développement ont toutefois déclaré que ces médicaments avaient été livrés avec leur aide.
Le Covid-19 a également poussé plusieurs mineurs chinois à se mettre en grève. Le gouverneur du village de Mastchoh, dans le nord du pays, a déclaré à Radio Ozodi que les mineurs réclament des arriérés de salaires de plusieurs mois. Selon des sources tadjikes, la police a mis fin à la manifestation avec des tirs de sommation et aucun blessé n’est à déplorer. L’écho est différent côté chinois : outre les coups de matraque assénés par les autorités, un manifestant serait décédé des suites de ses blessures. En avril, les mineurs chinois avaient déjà manifesté parce que leur contrat avait expiré et qu’ils voulaient rentrer chez eux, mais en étaient empêchés en raison de la fermeture des frontières tadjikes. La Tajik-Chinese Mining Company, fondée en 2009, exploite des mines de plomb et de zinc au Tadjikistan.
Turkménistan : défilé le 9 mai
Pour la première fois depuis son indépendance, le Turkménistan a organisé un défilé le 9 mai pour célébrer les 75 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe. Alors que Moscou a dû reporter son grand défilé du jour de la Victoire en raison de la crise du Covid-19, les Turkmènes ont défilé dans la capitale Achgabat en brandissant des portraits de vétérans de guerre. À leur tête se trouvait un officier vêtu de blanc, portant une photo du grand-père du président Gourbangouly Berdimouhamedov.
Ouzbékistan : anniversaire des événements d’Andijan et commerce du coton
Plus de 15 ans ont passé depuis la répression sanglante des manifestations d’Andijan, dans la vallée de Fergana, le 13 mai 2005, et de nombreuses questions subsistent. Depuis des années, les organisations de défense des droits de l’Homme réclament une enquête indépendante que le président, considéré comme un réformateur, semble peu enclin à accepter. Preuve sans doute de la responsabilité politique de Chavkat Mirzioïev, alors Premier ministre, dans ces événements.
En mai 2015, des Ouzbeks s’étaient réunis à Andijan et avaient exigé la libération de 23 entrepreneurs locaux, arrêtés sur la base de soupçons d’appartenance à un groupe islamiste. Après plusieurs jours, des manifestants armés avaient pris d’assaut la prison de la ville. Le gouvernement avait alors fait intervenir l’armée pour boucler la ville et réprimer, non sans violence, les manifestations. Si le nombre de victimes n’est pas encore connu, les sources officielles en dénombrent 187, d’autres 1 500.
Le flou demeure également concernant les journalistes qui ont déclaré avoir été harcelés par la police en plein reportage sur la rupture du barrage de Sardoba. D’autres ont rapporté que des habitants avaient été dissuadés d’émettre des critiques dans les médias. Deux journalistes sportifs ont même été licenciés pour avoir critiqué la couverture de la catastrophe par les médias gouvernementaux, la comparant à la propagande nord–coréenne.
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Pendant ce temps, Chavkat Mirzioïev poursuit le processus de libéralisation de la production de coton. Le 6 mai, il a signé un décret présidentiel visant à soutenir l’industrie textile. Selon les termes de ce décret, les prix du coton doivent dorénavant être fixés au taux du New York Mercantile Exchange. Cette mesure devrait réduire d’un dixième le coût de production du coton brut. D’après les statistiques officielles, l’Ouzbékistan compte plus de 2 000 entreprises textiles, qui emploient au moins 365 000 personnes, tandis que la valeur des exportations dans le secteur a atteint 1,9 milliard de dollars (1,6 milliard d’euros) en 2019. Le président souhaite augmenter ce chiffre à 15 milliards de dollars (13 milliards d’euros) grâce aux réformes.
Un premier rapport intermédiaire sur les effets de la quarantaine sur l’économie indique que près de 400 000 entreprises ont temporairement cessé leurs activités ou réduit leurs effectifs. Les pertes d’emploi s’élèvent, elles, à 150 000.
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En outre, près d’un demi-million de travailleurs migrants sans revenu fixe sont rentrés en Ouzbékistan.
Écrit par Othmara Glas
Traduit de l’allemand par Pierre-François Hubert
Édité par Christine Wystup
Relu par Aline Cordier Simonneau
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