Avec un patrimoine important, l’Ouzbékistan indépendant tente à la fois d’attirer des touristes et de moderniser ses villes, parfois brutalement. Sur ce point, le sort de Zarkainar, l’un des quartiers de la vieille ville de la capitale ouzbèke, reste incertain. Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 mars 2021 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News. Actuellement, l’Ouzbékistan s’efforce de poursuivre deux objectifs à la fois : se rapprocher des pays développés et devenir une région attrayante pour les touristes étrangers. Parallèlement, la préservation de l’identité dans l’apparence des villes est difficile à réconcilier avec les ambitions civilisationnelles des fonctionnaires et businessmen qui considèrent les gratte-ciels de Dubaï construits sur du sable stérile comme « modèle idéal » d’une métropole moderne.
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Pourtant les touristes viennent pour un véritable exotisme, un sentiment d’authenticité, et surtout pas pour les maquettes en aluminium de la profusion. Ils explorent donc les anciennes villes de Boukhara et Khiva, mais ne se rendent à Tachkent qu’en raison de son statut d’inévitable plaque tournante de transport. Lire aussi sur Novastan : Ouzbékistan : restaurer les mahallas et monétiser plutôt que détruire, un impératif pour le tourisme La capitale ouzbèke, qui connait un boum de nouvelles constructions indésirables, conserve de charmants coins de couleur nationale – les mahallas traditionnelles. Elles sont cependant moins nombreuses et le sort de la plupart de celles qui restent aujourd’hui est malheureusement menacé.
Des rénovations en 2007
La mahalla de Zarkainar est l’un de ces endroits dans la vieille ville, à côté des avenues Karasaray et Sagban. Sa rue principale est le prolongement de la rue Zarkainar, baptisée du nom du poète révolutionnaire Hamza au siècle dernier. Depuis peu, elle est devenue un parcours touristique entre les principaux points de repère historiques de Tachkent : l’énorme bazar de Tchorsou et le complexe religieux du XVIème-XIXème siècles sur la place historique du Khazrat Imam. Le complexe lui-même a fait l’objet de restaurations et de reconstructions considérables en 2006-2007 sur l’ordre du premier président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov (1989-2016). Cependant, les importants travaux de construction réalisés alors, pour un coût de plus de 500 millions de dollars (376 millions d’euros), ont à peine touché l’espace résidentiel environnant; la plupart des maisons, allées et impasses ont à peu près conservé l’apparence qu’elles avaient au tournant du XXème siècle.
Une mahalla traditionnelle
Déterminer, à l’œil nu, l’âge des constructions dans ces mahallas est en général une tâche ingrate. Les principes de la construction individuelle traditionnelle, élaborés il y a environ deux siècles, sont encore souvent utilisés en Ouzbékistan, mais plus dans l’environnement urbain. Il s’agit de bâtiments caractéristiques d’un ou deux étages construits avec des matériaux naturels. La charpente interne en bois, constituée de troncs parfaitement droits de jeunes peupliers pyramidaux, confère à la construction solidité et résistance sismique. Ce qui est particulièrement important car la brique n’est posée que partiellement à l’intérieur de la charpente, et ce sont les gouvals (morceaux d’argile non-cuite) qui sont utilisés. Lire aussi sur Novastan : L’Ouzbékistan participe pour la première fois à la Biennale d’architecture de Venise Les murs de ces maisons sont généralement vides sur trois côtés. A l’intérieur du gouval en argile se cache une cour intérieure avec un jardin et des dépendances. Il n’y a qu’une ou deux fenêtres en bois sculpté sur la façade, qui ont été remplacées ces dernières années par des fenêtres modernes en plastique et à double vitrage. Les portes d’entrée sont également en bois sculpté ou, plus rarement, en métal. Les conduites d’eau et de gaz ne courent pas le long du sol, mais sont suspendues le long des rues, tout comme les fils électriques.
Les ruelles et les impasses sont très étroites, à certains endroits à peine plus larges que les épaules d’un adulte. Dans l’esprit des fonctionnaires, un tel tableau, bien sûr, ne va pas de pair avec l’image d’une société développée et d’une population prospère. C’est pourquoi, depuis l’époque soviétique, les mahallas traditionnelles de Tachkent et d’autres grandes villes ont été éliminées autant que possible, remplacées par des blocs d’immeubles à la grande hauteur typique.
Les intellectuels s’opposent à la démolition
Aujourd’hui, les intellectuels de Tachkent détestent appeler ces immeubles des « maisons d’hommes » et luttent avec véhémence contre la démolition de tous les bâtiments de faible hauteur qu’ils considèrent comme artefacts de l’histoire et incarnations du confort domestique, du respect de l’environnement et de la liberté individuelle. Mais les autorités, qui renient l’idéologie soviétique depuis trente ans, continuent de considérer ces petites habitations comme des bidonvilles, preuve de désavantage social. Lire aussi sur Novastan : Détruire ou sauver ? La question de la rénovation du patrimoine posée à Tachkent Les habitants des mahallas traditionnelles eux-mêmes perçoivent leur situation de manière ambiguë. Certains chérissent le mode de vie établi au fil des siècles, qui comprend à la fois des difficultés bien connues et des commodités encore plus familières. D’autres n’ont rien contre le fait de déménager dans des bâtiments plus récents, à la seule condition que l’espace de vie ne soit pas moins spacieux, ce qui ne leur est pas garanti.
La moitié de Zarkainar n’est plus
Ces dernières années, la rue Zarkainar a connu d’importants bouleversements. Islam Karimov a radicalement reconstruit la place du Khazrat Imam à l’occasion de la nomination de Tachkent comme « capitale de l’année de la culture islamique » en 2007. Son successeur Chavkat Mirzioïev a décidé d’aller plus loin. En décembre 2017, il a personnellement posé la première pierre symbolique pour la construction d’un complexe architectural géant du Centre de la civilisation islamique (CCI) à côté de la place du Khazrat Imam. Environ un quart des maisons résidentielles situées entre les avenues Karasaray et Sagban, soit près de la moitié de la rue Zarkainar, ont été démolies pour faire place aux fondations de la grandiose structure, « sans équivalent en Asie centrale ». Des centaines de résidents ont été relogés.
La construction devait initialement s’achever fin 2019, mais n’a pas été réalisée dans les temps. Les mesures de quarantaine prises en 2020 ont ralenti la construction mais celle-ci devrait être achevée pour le 1er septembre prochain, date du trentième anniversaire de l’indépendance de l’Ouzbékistan.
Très peu d’informations sur le futur de Zarkainar
Le CCI jouera sans aucun doute un rôle très important dans la vie politique et culturelle du pays. Mais la vieille mahalla de Zarkainar s’en accommodera-t-elle ? Jusqu’à très récemment, cette question est restée en suspens. Le 12 juin 2020, lors de la discussion sur les perspectives de développement du quartier Almazar de Tachkent, les autorités ont exprimé un plan général de reconstruction massive de toute la vieille ville.
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« Sur une zone de 482 hectares, comprenant le marché de Tchorsou, les rues et mahallas de Zarkainar, Sagbon, Sebzor, Karasaray, Gouzalbog et autres, sera créé un espace touristique, commercial et de divertissement : un musée en plein air. Des ateliers et des boutiques d’artisanat, des salons de thé, des hôtels et des petits musées seront installés », a déclaré le service de presse du président. Lire aussi sur Novastan : L’architecture soviétique de Tachkent a-t-elle encore de la valeur ? Cela semble être une idée brillante : ne pas démolir, mais créer un espace touristique et culturel. Cependant, aucune spécificité, aucun projet détaillé n’a été présenté au public jusqu’à présent. La pratique de « l’amélioration » précédemment apportée à de nombreux monuments à Tachkent, Samarcande, Boukhara et Khiva a suscité certaines appréhensions au sein de la population.
Ces craintes sont causées par une différence de points de vue sur ce que sont l’histoire et la culture en général. Les touristes sont les plus faciles à satisfaire. N’importe quel guide sait que le touriste moderne recherche quatre choses essentielles : un endroit intéressant, une connexion Wi-Fi disponible, des toilettes et un hôtel décent à proximité (avec cette même connexion Wi-Fi, des draps propres et un petit déjeuner correct). C’est exactement ce qui manque. Mais les installations en plastique, les comptoirs en aluminium de mauvais goût, les nouvelles statues, les clôtures, les pavés, les réverbères et les fontaines sont, pour le moins, nullement nécessaires. Une vidéo présentant la manière dont les autorités de Tachkent envisagent la reconstruction des anciens quartiers a été diffusée. De nombreux observateurs sont convaincus que, si les formes traditionnelles des mahallas de la vieille ville disparaissent, les touristes ne resteront pas à Tachkent, ne serait-ce qu’une journée. De plus, la vie des citoyens eux-mêmes s’en trouverait sensiblement appauvrie.
Un projet de modernisation depuis 2012
La reconstruction de la vieille ville de Tachkent fait l’objet de débats depuis l’époque soviétique. Les experts se souviennent de projets visant à démolir complètement la zone et à y construire des gratte-ciels géants. Mais ce rêve des autorités d’éliminer les « bidonvilles des pauvres » ne s’est pas encore réalisé. En 2012, Islam Karimov a publié un décret sur la reconstruction, l’amélioration et le développement de la vieille ville de Tachkent jusqu’en 2020. Ce décret prévoyait la préservation du caractère unique des biens d’importance historique et de l’aspect culturel du quartier, ainsi que l’amélioration des conditions de vie dans les mahallas, notamment l’installation de tout type d’infrastructures. « La même année ont été créés des groupes de travail spéciaux, composés de spécialistes de divers instituts de design, dont l’institut d’architecture. Nous avons ensuite inspecté littéralement chaque maison de la rue Zarkainar », explique au média Fergana News l’actuel architecte en chef du Metroproject de Tachkent, Timour Nourouline. Il ajoute: « Notre groupe a travaillé pour le compte de l’Institut d’architecture et de construction et de TashGenPlan sous la supervision de feu le professeur M. Akhmedov et de l’architecte de TashGenPlan, V. Akopjanyan. Le projet a été exposé dans le hall de l’Union des architectes de TashGenPlan ». « Les résultats de l’enquête sur la situation actuelle de la vieille ville ont été exposés, avec des projets et des suggestions. Des fonctionnaires de différents rangs y sont venus, car ce résultat devait être rapporté à la haute autorité de l’époque. Je ne sais pas s’il lui a finalement été présenté, il était impossible de le savoir à ce moment-là. Mais après l’énorme vacarme vint le silence. Puis plus rien ne s’est passé, bien qu’il s’agisse d’un décret présidentiel », explique Timour Nourouline.
« L’opinion générale des principaux architectes du pays à cette époque était que la rue Zarkainar devait absolument être préservée, et qu’il fallait en faire un modèle pour les touristes. Mais l’affaire, comme on peut le voir, n’est pas allée plus loin que cette grande présentation. Neuf ans sont déjà passés, et la moitié de la rue a disparu », explique l’architecte ouzbek.
Une gestion de patrimoine sans spécialistes de l’urbanisme
Actuellement, le sort des villes d’Ouzbékistan est décidé non pas par des spécialistes de l’urbanisme mais par des fonctionnaires. Le public s’oppose au volontarisme barbare de ces derniers, et les historiens de l’art ainsi que les architectes locaux et étrangers, comme Tashkent Heritage, manifestent leur mécontentement. A la fin de l’année 2020, Frederick Starr, un vieil ami américain du gouvernement ouzbek et fervent défenseur des politiques internes et externes de Tachkent, a même sévèrement critiqué les responsables ouzbeks pour leur attitude irrespectueuse envers les monuments historiques. Alors qu’il s’exprimait à Tachkent en décembre 2020 lors de l’ouverture du Forum International sur le « Patrimoine Culturel de l’Ouzbékistan », Frederick Starr avait déclaré« qu’aucun aspect de l’architecture historique de l’Ouzbékistan ne présente un plus grand intérêt potentiel pour le monde moderne que les simples maisons d’habitants et les complexes fortifiés que l’on trouve dans les anciens quartiers de Boukhara, Samarcande, Tachkent et d’autres villes historiques ». L’observateur américain avait également souligné que les autorités de Tachkent et d’ailleurs ne sont pas du tout intéressées par la préservation du patrimoine historique; « Au lieu de protéger et préserver des quartiers entiers, ils démolissent tout sans pitié. L’Ouzbékistan a désespérément besoin de lois qui protègent des districts historiques et d’un mouvement civil qui insistera pour que ces lois soient réellement appliquées ».
Daniil Kislov Rédacteur en chef de Fergana News
Traduit du russe par Salomé de Baets
Edité par Etienne Combier
Relu par Jacqueline Ripart
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