Le projet des Nouvelles routes de la Soie mené par Pékin transforme l’économie sur son passage. L’assouplissement de la frontière à Khorgos, ville partagée entre le Kazakhstan et la Chine faisant partie du tracé, avait entraîné une coopération transfrontalière et un développement économique inédits. Mais la répression subie par les minorités ouïghoure et kazakhe au Xinjiang crée d’inexorables tensions à la frontière et entame les projets de coopération sino-kazakhs.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 26 novembre 2019 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
Le projet des « Nouvelles routes de la soie » (Belt and Road Initiative) a permis aux Kazakhs disposant d’un passeport chinois ou kazakh de franchir la frontière sans encombre pour faire du shopping, créer leur entreprise ou encore faire leurs études. En effet, la Chine a développé une stratégie de soft power consistant à rendre plus attractives ses régions frontalières. Mais dernièrement, la sécurité et la méfiance ont repris le dessus, notamment depuis l’intensification de la répression contre les minorités ethniques et religieuses dans le Xinjiang.
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Quelle est la situation dans la ville-frontalière de Khorgos ? Comment les enjeux de sécurité influencent la coopération économique ? Le géographe américain Andrew Grant, du Boston College, a observé ces interactions. En 2013-2014 et en 2017, il a travaillé à la frontière entre les deux pays et a recueilli les impressions de Kazakhs du Kazakhstan étudiant à Lanzhou, et de Kazakhs de Chine, établis professionnellement à Khorgos et Jarkent. Il a présenté ses conclusions dans l’article « Crossing Khorgos: Soft power, security, and suspect loyalties at The Sino-Kazakh boundary », publié en janvier dernier dans la revue scientifique Political Geography.
Terreur et commerce à la frontière
Les centaines de kilomètres d’autoroutes entre Khorgos et Yining, la métropole chinoise la plus proche de la frontière, sont généralement bouchés : bus de Chinois partis faire du shopping à Khorgos, remorques transportant des voitures à vendre, convois militaires, camionnettes de paysans fatigués. L’agitation militaire et commerciale de la frontière se perçoit de loin.
Elle a toujours existé, depuis la première matérialisation historique de la frontière au XIXe siècle, lorsque l’empire russe et la dynastie Qing (1644-1912) se sont rencontrés dans la vallée d’Ili. Les deux puissances s’inquiétaient de la loyauté des Kazakhs et des Ouïghours dans la région et s’escrimaient à empêcher les vols de bétail et les évasions de criminels vers les pays voisins. Un traité signé en 1881 rétablissait une paix et une sécurité relatives.
Cependant, les guerres civiles des années 1910-1920 en Russie et en Chine ont ravivé les troubles dans la région d’Ili, tels que le meurtre de l’ataman (chef de guerre) Alexandre Doutov. La frontière a ensuite été le théâtre d’un bain de sang lorsque des dizaines de milliers de Kazakhs affamés et malades ont pénétré en Chine pour fuir la collectivisation, nombre d’entre eux tombant sous les balles des gardes-frontières.
Dans les années 1940-1960, la situation s’est inversée : les conflits armés, l’établissement d’un pouvoir communiste et la collectivisation brutale de la Chine maoïste ont fait de l’Union soviétique une terre d’asile pour les Kazakhs de Chine. Rien qu’en 1962, pas moins de 60 000 personnes ont franchi la frontière. Afin de contenir l’hémorragie, Pékin a verrouillé la frontière et a construit des centaines d’exploitations paysannes tampons sous surveillance militaire.
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Le passage de la frontière a mis un siècle à s’assouplir avec l’ouverture du poste-frontière de Khorgos en 1987. Dès les années 1990, il est devenu le principal point de passage pour les Kazakhs. Aujourd’hui, Khorgos voit passer la majeure partie des véhicules reliant Almaty, la capitale économique kazakhe, et Ürümqi, celle de la région autonome ouïghoure du Xinjjiang. L’assouplissement de la frontière a considérablement changé la vie des Kazakhs vivant de part et d’autre de celle-ci.
Andrew Grant a rencontré Marat, 26 ans, sur le chemin menant à Khorgos. Ce Kazakh chinois est traducteur pour une entreprise russe qui importe des voitures chinoises. Le père de Marat est originaire de Yining en Chine, sa mère de la préfecture autonome kazakhe d’Ili. Sa famille vit dans trois villes : Almaty, Ürümqi et Yining. Le jeune homme possède un passeport chinois et un permis de séjour kazakh, mais se considère comme chinois et le clame haut et fort. Son frère, en revanche, est kazakh. À Jarkent, Marat a contacté par WeChat son ami Erchat, né en Chine mais établi depuis dix ans au Kazakhstan. Erchat a d’abord été employé dans une raffinerie à Chimkent avant de se tourner vers le métier plus rentable de guide pour les nombreux touristes chinois venus contempler les pétroglyphes d’Ili. Pour ces jeunes Kazakhs, ainsi que pour les touristes chinois flânant dans les centres commerciaux de Khorgos et Jarkent, la fin d’un contrôle étroit de la frontière a été une aubaine.
L’influence avant tout
La raison de cet assouplissement n’est pas la politique libérale des autorités chinoises, mais leur stratégie de soft power. L’intégration économique et politique des zones frontalières comme le Xinjiang ou le Yunnan implique l’investissement de capitaux, le développement de réseaux routiers et de relations commerciales. Les villes, avec leurs gratte-ciels, leurs centres commerciaux et leurs rues élégantes, incarnent parfaitement cet esprit : les Kazakhs peuvent en effet comparer les deux côtés de la frontière. À Jarkent, Andrew Grant a rencontré Aïdar. Celui-ci a grandi dans le Xinjiang et vit aujourd’hui à Almaty, où il vient d’obtenir son diplôme de commerce. Il dit ne pas beaucoup aimer le Kazakhstan, mais les frais d’éducation y sont moindres. « En vingt-cinq ans d’indépendance, ils n’ont rien fait », poursuit-il, comparant les modestes maisons de la région d’Almaty à la croissance bouillonnante de Khorgos.
En plus de jouir d’un régime fiscal avantageux pour les sociétés, Khorgos accueille le gigantesque Centre international de coopération transfrontalière. Cette zone de libre-échange, avec ses nombreux magasins et son centre culturel monumental, relie symboliquement la Chine et l’Asie centrale : elle est partagée entre les territoires chinois (3,43 km²) et kazakh (1,85 km²). Le centre a accueilli pas moins de 4,65 millions de visiteurs rien qu’en 2017, encouragés par le régime sans visa en vigueur actuellement. Avec ses inscriptions en trois langues, il se veut une discrète mise en lumière des projets chinois.
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Les mêmes objectifs, à savoir développer l’influence de Pékin, mettre en valeur les progrès technologiques et économiques titanesques de la Chine, sont poursuivis par l’octroi de bourses spéciales, baptisées « Routes de la Soie », qui couvrent les frais des étudiants kazakhs à Lanzhou. Rien qu’en 2016, 14 000 étudiants sont venus en Chine, dépassant les limites du programme kazakh « Bolachak », le programme phare du gouvernement de Nur-Sultan pour les bourses à l’étranger.
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Toutefois, l’efficacité de ce programme est remise en question par Andrew Grant. Les étudiants sont très critiques envers la situation en Chine, en particulier à Lanzhou, pointant du doigt la criminalité, l’insalubrité ainsi que la piètre qualité du lagman et de la nourriture locale dans son ensemble. À l’inverse, Almaty et Nur-Sultan sont des villes modernes, plus propres et plus sûres, moins embouteillées que les mégalopoles chinoises. En outre, certains étudiants estiment que la pratique de l’islam en Chine est trop diluée dans certaines pratiques taoïstes et bouddhistes, telles que les bâtons d’encens allumés sur les tombes des saints. Les Kazakhs tirent donc avantage du soft power chinois sans naïveté.
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À l’inverse, les Kazakhs chinois bénéficient des avantages du programme de rapatriement des Oralmans et obtiennent naturalisation ou permis de séjour. Pourtant, le Kazakhstan demeure souvent la cible de critiques. Aïdar s’indigne ainsi de la domination de la langue russe, qu’il est forcé d’apprendre. Nombre de Kazakhs chinois ont par ailleurs assuré Andrew Grant que leur lagman était meilleur et que le kazakh était mieux parlé en Chine.
Des frontières refermées par sécurité
Ces critiques n’ont pas empêché les citoyens des deux États de profiter des avantages d’une frontière ouverte et d’une économie en pleine croissance. Du moins jusqu’il y a peu. Depuis 2016, la politique d’oppression des minorités ethniques et religieuses dans le Xinjiang, à savoir les Ouïghours et dans une moindre mesure, les Kazakhs, a repris de plus belle. Une stratégie de rééducation par l’incarcération a été mise en place et les villes ont été sécurisées par l’installation d’innombrables barrages routiers et caméras de surveillance extérieure. Cette politique s’est répandue jusqu’aux frontières : des dizaines de Kazakhs, notamment des citoyens du Kazakhstan, ont été longuement privés de liberté, ce qui a contribué à écorner l’image de Pékin.
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Cette situation rappelle aux frontaliers la sévérité des contrôles douaniers des années 1960-1980. Les étudiants interrogés par Andrew Grant ont décidé de ne pas poursuivre leurs études en Chine. Les mesures touchent également le secteur commercial : l’entreprise kazakhe Kaoussar, qui importe au Kazakhstan des ustensiles de cuisine fabriqués en Chine, craint que l’impopularité grandissante de Pékin affecte ses ventes. Son compte WhatsApp est assailli d’avertissements concernant des arrestations à la frontière, impossibles à vérifier. Son projet d’installation permanente en Chine va probablement être abandonné. Par conséquent, les investissements résultant du soft power développé par Pékin diminuent.
Pour Andrew Grant, le durcissement de la frontière affaiblit le projet des « Nouvelles routes de la Soie », dont les Kazakhs commençaient seulement à profiter. Les frontaliers ne sont plus perçus comme moteurs de développement économique mais comme des étrangers et des terroristes potentiels. « En limitant la mobilité transfrontalière et en harcelant la population, les autorités risquent d’attiser des tensions qu’elles tentaient auparavant d’éviter », souligne l’universitaire. L’obsession sécuritaire est en effet peu compatible avec le développement économique promu initialement par la Chine.
Artiom Kosmarski
Journaliste pour Ferghana News
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Edité par Guillaume Gérard
Corrigé par Aline Simonneau
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