LA VIE AU FIL DU FLEUVE – Un groupe de journalistes et d’écologistes ont parcouru des dizaines de kilomètres le long de la vallée de Naryn pour demander aux habitants en quoi le fleuve et le climat avaient changé et quelles en étaient les répercussions sur leur vie. Voici leurs témoignages, après un bref tour d’horizon de la géographie de la région.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 février 2021 par le média en ligne kazakh Vlast.
Cet article fait partie de la série “Little People, Big River”, un projet journalistique soutenu par le média allemand n-ost, le centre kazakh MediaNet International Centre for Journalism et le ministère allemand de la coopération économique.
Le fleuve Naryn prend sa source dans les hauteurs des montagnes Tian Shan au Kirghizstan. Dans la vallée de Ferghana, la rivière Kara-Daria déverse ses eaux dans le Naryn, donnant naissance au Syr-Daria, l’un des cours d’eau les plus importants d’Asie centrale. Trois régions kirghizes, une tadjike, six ouzbèkes et deux kazakhes se trouvent le long du bassin de Syr-Daria. Le fleuve relie quatre pays d’Asie centrale.
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Selon le directeur du Centre régional des montagnes d’Asie centrale au Kirghizstan, Ismaïl Daïrov « L’eau qui vient des montagnes du Tian Shan et du Pamir par les fleuves Syr-Daria et Amou-Daria pourrait se réduire de 10 à 30 % dans les dix à vingt prochaines années ». Les scientifiques et les spécialistes notent également que la population de la région augmente vite et qu’elle exige de plus en plus d’eau.
La province du Naryn vue par ses habitants
Natif de Transbaïkalie, Sergueï Zolotouïev est arrivé dans la région de Naryn il y a 53 ans et a décidé de ne plus en bouger. Il cite le fameux proverbe : « L’herbe est toujours plus verte ailleurs ».
« Ici on a la santé, que faut-il de plus ? Je vis entouré de montagnes splendides, d’une végétation magnifique et de l’eau pure d’une rivière d’altitude. Ici, toutes les plantes sont médicinales. On n’a ni usine ni fabrique, on peut respirer l’air à pleins poumons » raconte Sergueï Zolotouïev. « Et puis la nature nous met de bonne humeur, mes amis et moi. A 57 ans, je saute tous les matins de pierre en pierre, je garde la ligne et je n’ai pas un gramme en trop ».
« Quand je reçois des citadins qui vivent dans des immeubles et qu’ils respirent ici un air non pollué, ils retournent chez eux littéralement revitalisés. La pureté de l’eau des débarrasse de toutes les charges négatives, et quand ils doivent rentrer, la nature les appelle à rester. C’est pourquoi les étrangers aussi aiment nos campagnes » continue-t-il.
L’impact humain sur la région du Naryn
Sur le sujet de la préservation des écosystèmes, Sergueï Zolotouïev ajoute : « J’ai compris qu’un homme qui vit dans un milieu naturel comme celui-ci devient sensible et attentif à tout ce qui l’entoure. Je remarque chaque brin d’herbe, l’aubépine qui devient rouge sang et le berbéris qui rougit et s’assombrit. Je vois comment vivent les fourmis, les pies, les corbeaux. Je vois aussi comment le climat change et dégrade notre écosystème. »
« Nous ne pouvons pas agir sur le climat dans un contexte global, mais nous le pouvons au niveau régional. Par exemple, il est en notre pouvoir de développer l’économie. Nous n’avons pas de terres irriguées ou arables. Les Kirghiz vivent principalement de leur bétail, en développant leur cheptel mais sans pratiquer de sélection. Ces immenses troupeaux de bétail détruisent la couche fertile des sols, qui est vulnérable. L’herbe est basse aujourd’hui, mais ce n’était pas le cas avant ! Dans la végétation rivulaire, il n’y a plus de mûres depuis longtemps, le bétail les ont mangé. Il n’y a plus que de petits arbustes rachitiques », remarque Sergueï Zolotouïev.
Il se plaint aussi des pêcheurs qui « ne pêchent pas pour eux, mais pour la revente ». « Ils laissent des hameçons dans l’eau, ce qui blesse les poissons qui sont ensuite emportés par le courant. Ils utilisent la pêche électrique. Il y a de moins en moins de poissons, aujourd’hui je n’ai pêché qu’une truite ! Et c’est aussi la base alimentaire du vison qui est un prédateur, il vole notre poisson. Je ne sais pas pourquoi personne ne songe à réguler leur population » explique Sergueï Zolotouïev.
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Sergueï Zolotouïev expose également le problème des détritus laissés par les humains : « Ne pas laisser trainer nos déchets, c’est aussi en notre pouvoir, pourtant, dans chaque gorge, il y a des déchets. Ils nous entourent, et ils arrivent dans l’eau, ils sont emportés vers l’aval. Le lac Issyk-Koul est empli de détritus. J’y vais pour ramasser les déchets, mais je ne me plains pas : c’est ma contribution à la protection de la nature. ».
« J’ai envie de dire : n’est pas maître celui qui a mesuré l’étendue de son territoire, mais celui qui le protège ! Celui qui aime et respecte sa terre. Celui qui pense à ceux qui vivent plus loin en aval. Je leur souhaite d’avoir une eau aussi pure qu’en amont » conclut-il.
Le problème de la surpêche et de la pollution du fleuve Naryn
Moussa Borbiev, éleveur de truites à Toktogoul, partage les mêmes idées. Il appelle à préserver le fleuve : « On y jette des restes de nourriture et du plastique, les poissons meurent à cause de ces déchets ! Les truites ont besoin d’une eau de rivière pure, alors elles sont de moins en moins nombreuses. »
Il enchaîne sur le problème posé par certains pêcheurs : « Le pire, c’est la pêche non contrôlée : personne ne protège les poissons, et des pêcheurs inconscients en capturent 100 à 150 en une seule prise. Ils brisent l’équilibre et , de toute évidence, ils ne pêchent pas pour satisfaire leurs propres besoins, mais pour revendre. En plus, ils utilisent les techniques de la pêche électrique. Alors il y a de moins en moins de poissons. Leur nombre ne cesse de décliner », dit-il.
Moussa a 57 ans et il a passé toute sa vie à cet endroit. Au cours des ans, il a remarqué que le climat avait radicalement changé. « Avant, en hiver, on pouvait traverser le fleuve facilement, la glace pouvait faire jusqu’à quarante centimètres d’épaisseur. Maintenant, c’est impossible. Et la neige aussi n’atteint pas l’épaisseur qu’elle avait dans mon enfance. Et le niveau du fleuve baisse », raconte Moussa Borbiev.
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Il y a quelques années, Moussa Borbiev a commencé à élever des truites dans des bassins artificiels. Des clients d’Och, de Djalal-Abad et des locaux achètent son poisson « écologiquement propre ». L’éleveur regrette qu’il soit de plus en plus difficile de se procurer de quoi nourrir ses truites, car tout est importé d’Europe et les prix sont indexés sur le cours du Som kirghiz.
Moussa Borbiev achète parfois cette nourriture au Kazakhstan, mais les prix sont peu avantageux et, de plus, les produits perdent beaucoup en qualité. L’éleveur voulait produire lui-même la nourriture pour ses poissons, mais beaucoup d’ingrédients nécessaires ne se trouvent pas au Kirghizstan : l’huile de poisson, la farine d’arêtes de poisson, etc.
Le cycle de l’eau du Naryn : une activité humaine de plus en plus forte
Valentina Loukina, journaliste du village de Tachkoumyr et professeure émérite du Kirghizstan, où elle enseigne à l’école technique locale, a aussi participé à ce projet, en communiquant avec les journalistes à propos de la dégradation de la situation écologique du fleuve Naryn.
« Le problème n’est pas seulement que des éléments polluants s’y déversent: on transforme petit à petit le fleuve lui-même en un écoulement d’eaux usées. Dans les faits, tous les résidus de l’activité humaine convergent vers le fleuve Naryn. L’eau est polluée par les immondices des populations, par les déchets médicaux que l’hôpital de la ville y déverse et, plus encore, par toutes les eaux sales apportées par les canalisations des stations d’épuration, qui sont en très mauvais état » déclare-t-elle avant d’expliquer ses préoccupations pour la santé des riverains : « Nous ne sommes pas à l’abri des maladies véhiculées par les animaux. Et si tout à coup nous étions infectés ? Ce ne serait pas un grave problème si la région n’était pas peuplée, mais le long de la rivière vivent beaucoup des gens qui utilisent cette même eau pour leurs besoins quotidiens. Voilà quel est le cycle de l’eau que nous utilisons ».
Selon des données officielles, quarante millions de mètres cubes se sont écoulés dans les canalisations pour finir dans le fleuve ces cinquante dernières années. Valentina Loukina est née à Tachkent, mais elle vit à Tachkoumyr depuis l’âge de trois ans, lorsque ses parents étaient venus travailler à la station hydraulique locale.
Selon ses observations, l’évolution de l’intensité et de la fréquence des vents témoigne du changement climatique, tout comme la baisse du niveau des eaux, bien que le réservoir reste rempli, avec une forte capacité.
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Oulan Namatbekov est garde-chasse dans la ville de Naryn où il est né, où il a grandi et passé toute sa vie. Pour lui aussi, le plus grand fleuve du Kirghizstan, le Naryn, peut devenir la cause d’une catastrophe écologique transfrontalière. Depuis longtemps, on y déverse les rejets industriels, les eaux des canalisations, les déchets et les eaux usées.
La station d’épuration de la ville de Naryn est ancienne : elle a plus d’un demi-siècle et, au moment de sa construction, la population était peu nombreuse. Désormais, ses capacités ne répondent plus aux besoins de la ville et il n’y a plus d’épuration biologique. Après l’épuration mécanique, l’eau se jette directement dans le fleuve. Et en aval, les habitants n’ont pas d’autre option que d’utiliser cette eau pour la lessive et pour l’irrigation.
Oulan Namatbekov a longtemps été un collaborateur scientifique de la réserve naturelle du district de Naryn, située en amont du fleuve. Dans la partie ouest de la réserve se trouve un territoire réservé à la protection et à l’étude du cerf. Le garde-chasse est un militant écologiste ; il est convaincu que le Kirghizstan a besoin d’être sensibilisé à l’écologie.
Il a initié des auditions publiques à Naryn, avec la participation de l’administration locale et de militants écologistes, sur le thème du changement climatique et des problèmes liés à l’activité humaine.
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L’écologiste fait remarquer que la place occupée par les glaciers se réduit peu à peu, alors qu’ils sont à la source du Naryn. « C’est le plus long fleuve du Kirghizstan et c’est également un affluent de la mer d’Aral. Dans le passé, les pays au bord de la mer d’Aral ont mal géré leur consommation d’eau et la mer est maintenant à sec. Il ne faudrait pas qu’une telle catastrophe se reproduise quand les glaciers auront fondu » prévient-il.
Selon les données dont dispose Soulton Rakhimzoda, président du comité exécutif de la Fondation internationale pour la protection de la mer d’Aral, les glaciers d’Asie centrale ont déjà perdu le tiers de leur superficie depuis le début du siècle dernier. Avec une augmentation de 2 degrés Celsius, la superficie des glaciers baissera de 50 %, et avec une augmentation de 4 degrés Celsius, il baissera de 80 % !
« Le Naryn est une source de vie », déclare en préambule Oleg Nekrytov, médecin en chef de l’hôpital central de Minkouch.
Oleg Nekrytov est né ici en 1963 et il n’a pas quitté sa ville, alors que beaucoup de localités où l’on extrayait l’uranium pendant la période soviétique étaient vouées à disparaître.
« Partir ? Et pourquoi ? Des gens vivent ici, tombent malades, et il faut les soigner » dit-il. « A une époque, on transportait l’uranium par wagons non couverts vers Kara Baltou. Aujourd’hui, il y a encore un haut niveau de radiation dans les lieux de stockage enfouis. La détection des cancers se fait plus tôt. Il y a 5 ans, Minkouch était à la quatrième place en oncologie, maintenant à la troisième. Pas à cause d’une augmentation du nombre de malades, mais grâce à une amélioration du diagnostic » témoigne Oleg Nekrytov.
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Oleg Nekrytov se souvient de l’époque où la ville et ses environs étaient entourés de montagnes noires et de rochers sans vie. Aujourd’hui, les plantes sont revenues. « La nature est capable de se soigner elle-même, à la condition qu’on ne la gêne pas. Seulement, les hommes se mettent en travers de cette régénération naturelle » raconte le médecin.
Oleg Nekrytov était apiculteur avant d’être médecin. Son miel est l’un des meilleurs de la région de Naryn, car il est entouré de prés et de montagnes où poussent des fleurs, des herbes et des arbustes aux vertus pharmaceutiques.
Son miel est vendu en Turquie ; il est parfumé et il est excellent pour la santé. La spécificité de l’apiculture réside dans le fait qu’elle ne nécessite aucun déplacement : la biodiversité suffit aux abeilles.
Naryn « le paradis touristique »
C’est ainsi que le dresseur d’aigle Aman Ismaïlov appelle ce fleuve : « L’eau vaut plus que l’or, il ne faut pas toucher aux sols mais développer le tourisme, d’autant plus qu’il y a moins d’eau qu’avant. Dans mon enfance, l’hiver, on marchait sur la glace, on rejoignait l’autre rive et on jouait là-bas. Maintenant, on ne peut plus marcher sur la glace. Il y a quelques glaçons qui descendent la rivière et c’est tout. » raconte Aman.
« Avant, on prenait l’eau du Naryn pour en boire, maintenant on ne le fait plus parce qu’il y a beaucoup de déchets rejetés dans la rivière. J’ai aussi remarqué qu’il y avait moins de poissons. On peut pêcher des « osmans », mais seulement des petits de 15-20 centimètres, quant aux truites elles sont très rares » ajoute-t-il.
Aman Ismaïlov, âgé de 40 ans, habite dans le village d’Alych. Il entraine des aigles et fait des démonstrations de salburun pour les touristes, une chasse kirghize écologique qui se pratique à cheval, avec un arc, un lévrier Taïgan et un aigle. L’aigle d’Aman Ismaïlov, nommé Elmok, a déjà été sacré champion du monde deux fois, et il a été champion d’Asie aux Jeux Mondiaux Nomades de 2018.
La vie des habitants dans la province reculée du Naryn
Le vétérinaire Satybaldy Imankoulov vit depuis vingt ans au village de Kara-Saï, rattaché à la communauté d’Ak-Chyïrak. Père de quatre enfants, il fait part à l’équipe de ses observations sur le climat de la région.
« Je remarque la baisse progressive du niveau des eaux et la fonte des glaciers. Il fait meilleur, les habitants ont échangé leurs bottes de feutre contre des bottes classiques et leurs manteaux de fourrure contre des vestes. Dans cette région, les rivières gèlent en hiver, la glace peut faire jusqu’à quatre mètres d’épaisseur et elle tient jusqu’à fin juin. Cependant, la neige tombe beaucoup moins : il y a 20 ou 30 ans, on devait déneiger régulièrement. Maintenant il ne neige plus autant. Bien sûr, pour nous-autres qui vivons en haute montagne il est maintenant plus facile de supporter ces hivers moins rigoureux, mais en aval les habitants commencent à se plaindre car, en été, ils n’ont plus assez d’eau pour arroser leurs vergers » explique Satybaldy Imankoulov.
« J’habite à un endroit où plusieurs rivières se jettent dans le Naryn. Tous les deux ou trois ans, le cours des rivières se réoriente et les habitants doivent le rectifier avec les gardes-frontières » conclut-il.
Le territoire de la communauté compte quatre villages dans lesquels vivent 29 foyers et 57 personnes. Les écoliers ne vivent pas ici toute l’année, ils restent en aval pour aller à l’école. Les enfants qui restent sont ceux qui ne sont pas encore en âge d’aller à l’école.
Les adultes vivent de l’élevage, comme leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents. Historiquement, il en a toujours été ainsi à cause du climat continental rigoureux.
L’élevage comme unique moyen de subsistance des populations
« Les locaux dépendent de l’élevage, qui est leur source de revenus de base. Grâce à la pureté de l’eau sur les hauteurs du Naryn, mais aussi grâce à l’herbe abondante et non polluée, les moutons, les chèvres, les vaches et les chevaux ne sont pas nourris aux antibiotiques, alors que plus bas il est absolument nécessaire de vacciner le bétail. La viande et les produits laitiers y sont de très bonne qualité, il y a des « osmans » dans les rivières, et les habitants sont en excellente santé », explique Satybaldy Imankoulov.
Edil Achirov, du village de Kara-Saï, gère un élevage de yaks, et il se rend souvent en amont du Naryn. « J’ai étudié l’écologie par correspondance, mais j’ai toujours pratiqué l’élevage. Autrefois j’avais des bœufs. Depuis deux ans, j’ai deux troupeaux de yaks de 200 et 300 têtes qui paissent sur les hauts plateaux, pas là où l’on installe les yourtes en été, mais plus haut. Il y fait jusqu’à -40 degrés Celsius en hiver. Les yaks sont résistants, ils supportent ces températures, se promènent et se nourrissent par eux-mêmes » s’amuse Edil Achirov.
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« L’élevage de yaks est une activité tout à fait écologique et unique, très rentable. Il n’y a pas que la viande du yak qui a de la valeur, mais aussi son lait, ses cornes, sa laine, sa peau ! L’endroit me plait, c’est attrayant, magnifique ! Les yaks n’aiment pas rester au même endroit, il faut les surveiller, car ils peuvent partir loin puis disparaître. Mais on n’a pas besoin de leur donner du foin ! Moi aussi, j’ai l’âme d’un nomade » explique-t-il.
Après des années d’observation, Edil Achirov a remarqué que le climat devenait plus sec : il neige de moins en moins et la pluie se fait plus rare. La quantité d’eau baisse progressivement à la source de la rivière Kara-Saï.
« En aval, les gens ne sont pas au courant. Ils pensent que toute l’eau n’arrive pas en bas à cause d’obstacles créés par l’homme » dit Edil Achirov. « Mais les raisons sont écologiques : les rivières prennent leur source dans les glaciers et la neige, or ceux-ci diminuent. Les bergers locaux qui ont une longue expérience racontent qu’avant il y avait plus d’eau, les voitures et les chevaux étaient submergés, il n’était pas facile de trouver un endroit pour traverser la rivière. Maintenant on peut traverser à gué ! » termine-t-il.
Les enfants, nouveaux témoins du changement climatique
Les adultes ne sont pas les seuls à reconnaître la réalité du changement climatique : les enfants aussi. Le jeune conteur Daniyar Koïtchoubekov vit depuis ses deux ans sur la rive du plus gros affluent du Naryn, la rivière Kara-Ounkour. Ce garçon de 12 ans se souvient que, plus jeune, il avait très peur de s’approcher de l’eau à cause de son cours tumultueux.
Ces dernières années, la rivière est devenue bien plus calme. Daniyar Koïtchoubekov aime chanter cette région qui lui est chère, la terre du grand chevalier Manas, que ses ancêtres ont protégée pour lui. « Je m’adresse à la génération d’aujourd’hui : prenez soin de l’eau, c’est le don le plus précieux légué à l’homme. Faite-en sorte qu’elle reste pure ! »
Les passeurs du fleuve Naryn
Sonounbek Kadyrov a le lien le plus direct avec le fleuve : il est passeur. « Le Naryn, comme beaucoup d’autres rivières du Kirghizstan, n’est pas navigable à cause de sa trop grande élévation au-dessus du niveau de la mer, de son relief complexe et de son courant trop rapide. Mais il est « presque navigable » », s’amuse Sonounbek Kadyrov. « C’est parce que notre bateau y navigue et assure le lien entre les « insulaires » et le reste du monde ! »
Deux ans à relier entre elles les rives du Naryn tous les jours, cela parait très long. Sonounbek Kadyrov a un accord d’un an avec les habitants ; sur l’embarcation qu’il a fabriquée, il transporte les gens, les animaux et leurs affaires. Son fils Ariel, qui a l’âge d’aller à l’école primaire, est toujours avec lui, et il apprend auprès de son père.
Le père et le fils le reconnaissent : c’est un travail dangereux, il y a des courants, de la profondeur, l’eau est froide. Mais ce travail aide la famille à survivre. Les locaux les aident : avant que cette embarcation n’existe, ils devaient traverser en barque. Il fallait ramer, et c’était encore plus dur lorsque la barque était chargée.
Maintenant, Sonounbek Kadyrov considère que la traversée est moins dangereuse. Il a remarqué une très forte baisse du niveau de l’eau. Il y a plus de vent et moins de neige sur les flancs des montagnes, et elle fond plus rapidement.
A certaines périodes, la neige et les glaciers fondent énormément, les passagers doivent écoper l’eau jusqu’à ce que l’embarcation ait rejoint la berge. De l’autre côté, leurs « taxis » attendent déjà : des ânes et des chevaux. Le village de Kyzyl-Beïyt est ensuite à deux heures de toute, en montée.
Le village de Kyzyk-Beïyt, en marge de la civilisation urbaine
Koultchoro Ramanov, le chef du village de Kyzyl-Beïyt, raconte que du temps de l’URSS, il y avait ici un sovkhoze. A sa place ont été construits des domaines agricoles privés.
Beaucoup de villageois actifs sont partis travailler ailleurs dans le pays ou à l’étranger. Quelques maisons sont restées fermées et inhabitées. Les jeunes reviennent voir leur famille, mais de plus en plus rarement.
Quant aux plus âgés, ils n’avaient nulle part où aller, et aucune raison de partir. « Il reste environ 300 personnes. Ils vivent surtout de l’élevage de chèvres, du lait dont ils font du fromage et de la crème. Avant l’hiver, il faut avoir préparé son bois et le foin pour les bêtes. Il faut aussi avoir fait des provisions sur l’autre rive, en se rendat au marché. C’est réellement une zone d’agriculture de subsistance, sans école, sans hôpital et même sans électricité » raconte Koultchoro Ramanov. C’était sans compter l’installation très récente de sources d’énergie, grâce à des organisations internationales.
« On compte cinq kilomètres entre le village de Kyzyl-Beïyt et la station hydraulique, mais en réalité notre village en est aussi éloigné que de la lune ! On a envoyé des gens là-bas [sur la lune], et cependant l’Etat ne juge pas nécessaire d’apporter l’électricité dans notre village ! On ne connait ni Internet, ni la civilisation ! Nous sommes heureux quand le facteur apporte une lettre » dit-il.
Maïrambou Aïdaralieva, retraitée du village de Kyzyl-Beïyt, vit depuis toujours près du cours d’eau Jaka, un affluent du Naryn. Elle ne pourrait pas quitter cet endroit : selon elle, c’est un lieu magnifique, l’équilibre écologique y est préservé, elle y trouve des herbes médicinales, ses liens familiaux et la mémoire de ses ancêtres.
Maïrambou Aïdaralieva cueille des herbes, fait sécher des fruits et des baies. « La rivière nous donne des truites et des « ombles des neiges ». Grâce à Allah, nous avons assez d’eau potable et, bientôt, nous aurons l’électricité. Où donc pourrais-je aller ? » dit-elle au groupe de journalistes.
Quant à l’évolution du climat, la retraitée, comme les autres habitants, cite le même exemple de la baisse du niveau de l’eau et celui du changement du climat : « Le climat change énormément, il est devenu imprévisible. L’hiver, il fait très froid et le vent souffle plus fort. Ici, il neige beaucoup, bien que dans d’autres endroits on se plaigne d’en avoir trop peu. Le fleuve Naryn a perdu de son volume. Alors que c’est notre plus grand fleuve ! »
Kyzyl Beit, le tombeau blanc
L’aksakal du village, Emilbek Aïtbaïev, se rappelle une histoire que ses aînés lui avaient racontée : « Kyzyl Beïyt signifie « Le tombeau blanc ».
« Il y a bien longtemps, les Kirghiz sont arrivés et se sont installés ici après une bataille sanglante qui avait emporté la vie de beaucoup de jeunes gens. D’abord, on a apporté de l’eau potable : c’était la première chose à faire. Puis on a commencé à planter des arbres, comme nous l’avaient appris nos prédécesseurs. Je la transmets à mon petit-fils et à ceux qui vivront après moi. Je suis un vieillard, mais je plante toujours des arbres » raconte-t-il.
« Nous-autres, les gens simples, vivons en harmonie avec la nature selon les enseignements de Manas. Et nous ne quitterons pas cette terre, parce que nous n’avons rien à attendre des villes et des villages. Là-bas, tout ce qu’on sait, c’est qu’on élit les présidents et les députés, qui nous promettent monts et merveilles : l’électricité, des routes, une vie décente ! Mais comme vous voyez, nous vivons comme nous pouvons et nous n’attendons plus rien d’eux depuis longtemps » dit Emilbek Aïtbaïev.
« Le seul problème, c’est que, lorsqu’il neige et qu’il gèle, il est dangereux de s’approcher de la rivière. Alors nous sommes complètement isolés du monde extérieur. Il nous faudrait de l’aide pour construire un quai » précise-t-il.
L’eau, une ressource indispensable pour les besoins énergétiques de la région
Les habitants de Kyzyl Beïyt vivent sur les bords du Naryn, perpétuant l’autosuffisance avec un mode de vie dénué d’électricité. Ouïalkan Satarova, la cheffe d’équipe de la station hydraulique de Toktogoul, qualifie le Naryn de source de lumière.
Ouïalkan Satarova a grandi dans une famille d’experts en énergies. Son mari l’est aussi quant à son fils et sa fille, ils étudient l’ingénierie en énergie à Bichkek.
« Le fleuve représente une ressource d’énergie significative ; le long de son cours sont disposées d’importantes stations hydroélectriques : celles de Toktogoul, Tach-Koumyr, Outchkourgan, Kourpsaï et Chamaldysaï. Nous prévoyons de construire la station Kambaratinsk-2, ainsi qu’une cascade pour les stations en amont du Naryn avec des réservoirs adaptés. La production d’électricité dépend directement du niveau de l’eau dans le Naryn. » explique-t-elle.
« A long terme, la baisse de la quantité d’eau disponible pour produire de l’électricité est inévitable. Si le niveau baisse, alors il faudra laisser passer moins d’eau par le barrage, et à cause de cela la production électrique sera en baisse. Cela aura des conséquences pour les pays voisins qui pourront influencer les relations diplomatiques. Pour le Kirghizstan lui-même, la baisse de l’eau induira la nécessité d’acheter auprès de ses voisins soit de l’électricité, soit du charbon. Les énergies renouvelables peuvent être la solution » conclut la spécialiste.
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Le directeur du musée de la station de Toktogoul, Sabirjan Toktogoulov, peut parler longuement du Naryn. « Tranquille et lent en plaine, le fleuve est comme un fou en amont, il a un grand potentiel énergétique ! Le long de son cours, le fleuve descend de 1 715 mètres avec une pente moyenne de trois degrés. Pour son énergie hydraulique, il n’a rien à envier au plus grand fleuve d’Europe, la Volga. La capacité de la Volga est de 6,20 millions de kilowatts (kW), celle du Naryn de 5,94 kW », raconte Sabirjan Toktogoulov.
Aujourd’hui retraité, Sabirjan Ouïezbaïevitch Toktogoulov a été affecté à Karakol en 1974, et il y vit toujours. Il incarne l’histoire vivante des constructions hydrauliques au Kirghizstan. « En avril 1962 ont été lancées les premières constructions hydrauliques, celles de la station de Toktogoul. On poursuivait un rêve : voir s’allumer les lampes grâce à elle et donner aux gens de l’électricité. Ce qu’ils ont créé existe encore aujourd’hui. Mais le changement climatique est acté. Cela signifie que l’avenir de l’hydraulique au Kirghizstan est menacé. Il faut penser à l’avenir ! » note-t-il.
L’eau au Kirghizstan, ressource menacée par le changement climatique
Sabirjan Toktogoulov raconte ce qu’il a observé ici depuis presque quarante ans : « Les glaciers fondent, aujourd’hui il faut stocker de l’eau. A l’époque de l’économie planifiée, l’approche était scientifique, tout était ordonné, mais aujourd’hui, l’économie de marché conduit à l’érosion des sols, à la dégradation des pâturages : le nombre de troupeaux de moutons dépasse leurs capacités. Tout cela accentue les risques climatiques. Ceux qui prennent les décisions parlent beaucoup de rendre l’économie plus respectueuse de l’environnement, mais les progrès sont minimes ».
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Les scientifiques s’accordent avec les conclusions de Toktogoulov et de ceux qui vivent le long du Naryn. Si dans les années 1960 il y avait au Kirghizstan environ 8 200 glaciers, selon les climatologues, leur nombre sera compris entre 142 et 1 484 à la fin de notre siècle.
Ils seront divisés par 10. « Nous avons observé de sérieux changements du climat au Kirghizstan. Le pays est déjà reconnu comme l’un des plus touchés par le réchauffement climatique dans la région. C’est lié au fait que le Kirghizstan dépend énormément de la fonte des glaciers », explique Nicholas Molyneux, consultant en changement climatique pour l’UNICEF.
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Il est trop tard pour stopper complètement le changement climatique. Il est néanmoins possible de le ralentir, ce qui parait être la seule alternative possible pour le Kirghizstan et les autres pays de la région, qui se partagent les ressources en eau.
Le projet « Développement du journalisme : les problèmes du changement climatique » vise à montrer et résoudre les problèmes causés par le changement climatique, tout en développant et renforçant le secteur des médias indépendants en Asie centrale. Retrouvez tous les articles de cette série ici.
La rédaction de vlast.kz
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Edité par Laura Sauques
Relu par Jacqueline Ripart
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