Lors des événements de janvier 2022 au Kazakhstan, le pouvoir avait accusé « des agents étrangers » d’avoir organisé les émeutes. Plus d’un an après, cette version n’a pas été démontrée. Pendant ce temps, les victimes de torture n’arrivent pas à obtenir justice.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 4 janvier 2023 par le média kazakh Masa Media.
Le 5 janvier 2022, les manifestations pacifiques au Kazakhstan dégénèrent en émeutes. Les forces de maintien de l’ordre, qui en premier lieu avaient utilisé des gaz lacrymogènes et des matraques contre les manifestants, avaient pratiquement perdu le contrôle d’Almaty. Tout cela s’est accompagné d’une réaction étrange du Comité pour la sécurité nationale (KNB), qui avait alors retiré ses forces des institutions clés de l’Etat dans la ville.
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Les « terroristes et les pillards », comme les a désignés l’Etat, n’ont pas été les seuls à souffrir de l’opération antiterroriste qui a suivi : des dizaines de civils dont des enfants ont été tués.
Une « ingérence étrangère »
Au cours des événements de janvier, les autorités ont évoqué à plusieurs reprises une « ingérence étrangère » dans les manifestations et ont également engagé des poursuites pénales pour « haute trahison » et « prise de pouvoir par la violence » contre plusieurs hauts responsables, dont l’ancien chef du KNB, Karim Massimov.
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« Je n’ai aucun doute sur le fait qu’il s’agissait d’une attaque terroriste. Il s’agissait d’un acte d’agression bien organisé et bien préparé contre le Kazakhstan, impliquant des militants étrangers provenant principalement de pays d’Asie centrale, dont l’Afghanistan. Des militants du Moyen-Orient étaient aussi présents », déclaraitKassym-Jomart Tokaïev le 10 janvier lors de ses entretiens avec le président du Conseil européen Charles Michel. Plus tard, dans une interview accordée à Khabar TV, le président a déclaré que l’incident était une opération « globale » et « soigneusement planifiée ».
Il a également expliqué que l’aéroport d’Almaty avait été saisi afin de permettre à des « militants entraînés d’une ville d’Asie centrale » d’entrer dans la métropole. « Les manifestants pacifiques ont été tout simplement remplacés par des jeunes vandales, se jetant sur les boucliers de la police. Puis il y a eu la troisième vague : il s’agissait de pillards, de meurtriers, de violeurs. Mais surtout, ils étaient dirigés par des guérilleros professionnels qui ont été formés et connaissaient bien la région », a déclaré le chef de l’Etat, soulignant que les bandits auraient été sous l’influence de stupéfiants.
Aucun détail révélé
Malgré toutes ces déclarations, au cours de l’année écoulée, les autorités n’ont pas révélé les détails et les objectifs de la prétendue « ingérence étrangère ». Ils n’ont pas non plus donné plus de détails sur les objectifs des « terroristes » qui auraient attaqué Almaty. Selon le bureau du procureur, il ne s’agirait au total que de 19 ressortissants étrangers, et les poursuites à leur encontre ont été initialement ouvertes sous l’article « vol ».
Plus tard, l’institution a déclaré que parmi les 46 personnes poursuivies pour « terrorisme et extrémisme » se trouvaient des citoyens d’autres pays – sans préciser leur nombre exact. Lors d’une discussion parlementaire, les détails de « l’organisation » des événements de janvier n’ont pas été abordés : même les affaires impliquant des hauts responsables de la sécurité ont été mentionnées sans détails.
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Aïman Oumarova, cheffe de la commission d’enquête sur les émeutes de janvier, s’exprimant lors de la réunion, a rejeté la faute sur certains « groupes formés par des professionnels » qui impliquaient des « services spéciaux » et des « criminels », sans pour autant divulguer les détails de ses déclarations.
Des affaires pénales classées contre d’éminents responsables de la sécurité
Presque immédiatement après le déclenchement des événements de janvier, il a été signalé que les forces de sécurité de tout le pays avaient laissé plusieurs sites clés sans protection. Il s’agissait notamment de l’aéroport d’Almaty, ainsi que de plusieurs départements du KNB dans différents oblasts. Le bureau du procureur général a ensuite confirmé ces allégations.
Le 8 janvier 2022, Karim Massimov, l’ancien chef du KNB, a été placé en détention provisoire pour « haute trahison » et « prise de pouvoir par la force ». En mars, il s’est avéré que le KNB enquêtait sur un total de 15 affaires de ce type ; outre Karim Massimov, trois directeurs adjoints avaient été arrêtés. Toutes ces affaires ayant été classées, il n’a pas été possible de comprendre comment l’ancien chef du KNB était lié aux événements de janvier.
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« Comme il s’agit d’un procès tenu complètement à huis-clos, nous ne saurons pas quelles accusations ont été portées contre lui, comment il s’est défendu, dans quelle mesure le processus a été objectif et complet. Et il est clair que lorsque l’affaire est classée « secrète », nous ne pouvons pas dire s’il est vraiment coupable et si le verdict prononcé est vraiment suffisant », a déclaré la défenseuse des droits de l’Homme Bakhytjan Toregojina dans un entretien avec un journaliste.
Un musicien kirghiz torturé en détention
Le 9 janvier 2022, les chaînes de télévision publiques ont diffusé une vidéo dans laquelle un homme au visage couvert de bleus avouait être venu à Almaty pour participer aux émeutes pour 90 000 tengués (187,52 euros). Il s’est avéré être un célèbre musicien de jazz kirghiz, Vikram Rouzakhounov.
L’indignation grimpante de la société a contraint la police à libérer le musicien, qui a déclaré par la suite avoir eu des côtes cassées et un poumon blessé durant sa détention. Par ailleurs, Vikram Rouzakhounov a déclaré que les forces de l’ordre du Kazakhstan n’avaient jamais vérifié son identité, bien qu’au cours des interrogatoires, il ait répété, et crié pendant la torture, qu’il était un musicien célèbre.
Selon le Bureau international des droits de l’Homme du Kazakhstan (KIBHR), plus de 10 000 personnes au total ont été poursuivies par les agents de sécurité dans le cadre des événements de janvier – la plupart d’entre elles ont ensuite été libérées. Des centaines d’entre elles ont néanmoins été placées en détention, soupçonnées de divers délits. Selon les rapports des militants des droits de l’Homme kazakhs et internationaux, les droits de toutes ces personnes ont été régulièrement violés.
De nombreux rapports de torture
Selon un rapport analytique du KIBHR, 63 % des détentions ont été effectuées avec usage de la force. Il n’y a aucun moyen de savoir si cela était justifié : 90 % des cas n’ont pas été filmés. La plupart des citoyens n’ont pas été informés des raisons de leur arrestation et de leurs droits, n’ont pas été autorisés à contacter un avocat, et le rapport a été retardé au-delà du délai légal.
L’ONG Human Rights Watch a signalé de nombreux cas de détention arbitraire ainsi que des passages à tabac et des tortures infligées aux détenus à l’aide de tasers. Le média kazakh Vlast a rapporté les histoires de plus d’une douzaine de militants et de passants qui ont été maltraités et torturés. Dans la région d’Almaty, plus de 20 détenus ont été torturés avec un fer rouge.
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Au total, six personnes sont mortes à la suite de méthodes d’investigation interdites, selon le bureau du procureur général. Entre-temps, selon Radio Azattyq, la branche kazakhe du média américain Radio Free Europe, des centaines de citoyens à travers le pays ont signalé avoir été torturés, et plus de 200 poursuites pénales ont été engagées contre les forces de sécurité. Toutefois, 80 % des cas de torture traités par le service de lutte contre la corruption ont finalement été classés, selon la cheffe de la police, Elvira Azimova. En novembre, seuls 29 agents des forces de l’ordre et des services spéciaux étaient soupçonnés de torture.
Des coupables impunis
Dans certains cas, la police a emmené des citoyens blessés par balle directement de l’hôpital et les a placés en détention. C’est exactement la situation dans laquelle s’est retrouvé Kosaï Makhanbaïev, qui a affirmé qu’il n’y avait aucune preuve de son implication dans les émeutes, et qu’au contraire, le 4 janvier, il « défendait des policiers devant l’akimat ». Il est resté sept jours dans une cellule froide, dont trois sans manger.
« Ils entraient toutes les 15 minutes, nous battaient, se moquaient de nous, ne nous laissaient pas dormir la nuit. Ils exerçaient une pression psychologique sur nous. Ils disaient qu’on était des terroristes, des violeurs », raconte-t-il. Selon lui, c’est ainsi que la police a traité les blessés placés en détention à l’hôpital.
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Le bureau du procureur de la ville d’Almaty a finalement classé la plainte pour torture déposée à la demande de Kosaï Makhanbaïev. Son avocate, Aïnara Aïdarkhanova, a déclaré qu’il n’y avait même pas de suspects dans cette affaire, bien que la victime ait identifié les policiers qui avaient fait usage de la force à son encontre. Elle a également noté que l’enquête sur la plainte s’est limitée à un interrogatoire au cours duquel les officiers ont nié toute implication dans les actes de torture.
Enquêter sur les citoyens morts sous l’état d’urgence
Human Rights Watch a documenté au moins quatre cas où les forces de sécurité ont tiré sur des manifestants sans justification claire. Le plus célèbre de ces épisodes s’est produit le soir du 6 janvier sur la place de l’Indépendance. Les forces de sécurité auraient tiré à balles réelles sur des personnes tenant une banderole disant : « Nous sommes des gens ordinaires, nous ne sommes pas des terroristes ». Une enquête officielle sur l’incident n’a pas encore été réalisée.
Comme l’ont souligné les experts de l’ONU, les situations de « recours illimité à la force » sont une conséquence directe de l’ordre de Kassym-Jomart Tokaïev de « tirer pour tuer sans avertissement », qu’il a énoncé publiquement le 7 janvier. L’organisation a souligné que l’utilisation d’armes létales n’est admissible qu’en cas de légitime défense et seulement lorsque toutes les autres méthodes ont été épuisées.
Le bureau du procureur général indique que les autorités connaissent désormais les circonstances de la mort de tous les civils qui ont péri lors des événements de janvier. Cependant, le procureur général adjoint Timour Tachimbaïev a refusé de dire lors d’une conférence de presse à qui appartenaient les balles qui ont tué les civils.
Même les enquêtes médiatisées n’avancent pas
Au total, l’agence a déclaré que seuls 67 des 219 civils ont été identifiés comme des émeutiers présumés. Des experts indépendants et des militants des droits humains ont noté que la bureaucratie avait entravé l’efficacité des enquêtes sur les décès survenus au cours des événements de janvier. Bakhytjan Toregojina, militante des droits de l’Homme, a déclaré qu’il existait une « solidarité corporative entre les enquêteurs, le bureau du procureur général, les tribunaux et les autorités » : tous travaillant ensemble pour « étouffer et bureaucratiser » les enquêtes.
Des problèmes surgissent même dans les affaires les plus médiatisées, comme celles concernant des enfants. Par exemple, l’affaire de la mort de Soultan Kylychbek, 12 ans, abattu le soir du 5 janvier à Almaty près du département de police du district d’Aouézov, a finalement été classée parce que « le coupable n’a pas pu être identifié ». La mère de l’enfant estime que les enquêteurs « ne bénéficient pas d’une enquête transparente et équitable » et qu’ils pourraient « cacher quelque chose ».
La famille d’Aïkorkem Meldekhan, 4 ans, décédée le 7 janvier, a été contrainte de quitter le Kazakhstan au cours de l’été : le père a affirmé qu’il avait été menacé à plusieurs reprises par des agents du KNB en raison de son engagement civique. Aucune information vérifiée sur la poursuite de l’enquête n’a pu être trouvée par la rédaction.
Nikita Chamsoutdinov
Journaliste pour Masa media
Traduit du russe par Leonora Fund
Edité par Judith Robert
Relu par la rédaction
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