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Kazakhstan : le déclin dramatique d’une petite ville

Janatas, petite ville du sud du Kazakhstan, a vu sa population et ses industries disparaître dans les années 1990 : depuis, ses habitants vivent dans la pauvreté et le chômage. Vlast.kz est allé à Janatas et raconte, à travers le témoignage de nombreux habitants, le dramatique déclin de la ville.

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Janatas compte de nombreux terrains vagues (illustration).

Janatas, petite ville du sud du Kazakhstan, a vu sa population et ses industries disparaître dans les années 1990 : depuis, ses habitants vivent dans la pauvreté et le chômage. Vlast.kz est allé à Janatas et raconte, à travers le témoignage de nombreux habitants, le dramatique déclin de la ville.

Novastan reprend et traduit ici l’article publié le 10 mars 2021 par le média kazakh Vlast.kz.

La petite ville de Janatas compte 23 858 habitants. Elle est située à environ 145 kilomètres de Taraz. Avant l’effondrement de l’Union soviétique, la ville bénéficiait du soutien de Moscou et de nombreuses personnes, pas uniquement ressortissantes du Kazakhstan, s’y sont installées. Après l’effondrement de l’Union soviétique, la plupart des habitants sont partis et ceux qui étaient restés sont tombés dans la pauvreté. Vlast.kz s’est rendu sur place pour savoir comment est la vie à Janatas aujourd’hui.

Une ville autrefois prospère

Il existe plusieurs façons de se rendre à Janatas ; en bus depuis Taraz, tous les jours à 18 heures, en train mais celui-ci ne circule qu’une fois par semaine, ou en voiture. Le trajet en voiture depuis Taraz ne prend généralement pas plus de deux heures, mais en hiver, ce temps est doublé en raison des conditions météorologiques.

Janatas est une ville où l’on extrait du phosphate. Les habitants soulignent que certains des minerais contiennent également de l’uranium. Aujourd’hui, Janatas accueille une filiale de l’entreprise Kazphosphate et deux usines du groupe de chimie EuroChem. Avant l’effondrement de l’Union soviétique, la ville était approvisionnée par Moscou. De la nourriture, des vêtements, des jouets ou des disques introuvables à Taraz y étaient disponibles.

À la fin des années 1980, 57 000 personnes vivaient à Janatas, contre moins de 24 000 en 2021. Les habitants de la ville racontent comment, dans les années 1990, les usines ont suspendu leurs activités ; les responsables n’avaient plus d’argent pour payer les salaires. Les gens ont commencé à partir. Les habitants ont connu plusieurs périodes de famine, avant et immédiatement après l’effondrement de l’Union soviétique.

La ville ne s’est jamais complètement remise ; les gens vivent dans la pauvreté, et la majeure partie de la population travaille dans les usines. De nombreuses personnes sont inscrites sur les listes d’attente de la bourse du travail, tandis que d’autres travaillent dans le secteur des services. Il existe encore de nombreux immeubles abandonnés dans la ville. Ce sont les marques d’un déclin amorcé 20 ans auparavant.

De graves problèmes de chauffage

Selon le service de presse de l’akimat de l’oblys de Jambil, le 9 février à 20 heures, la ville de Janatas a connu un arrêt d’urgence des chaudières et des appareils de chauffage dans la chaufferie de la ville centrale. Le 10 février, Bakytjan Jakhsylykov, l’akim du district de Saryssou, qui comprend Janatas, a signalé qu’à 7 heures du matin, la chaufferie était lancée et le chauffage à nouveau fourni à toutes les maisons et autres bâtiments. Pourtant il n’y a pas eu de chauffage dans l’hôtel où se trouvaient les journalistes de Vlast.kz jusqu’au soir du 11 février.

Ce même jour, les habitants du sixième district de Janatas se sont rendus à un rassemblement, signalant que le chauffage n’était toujours pas disponible dans les maisons, les écoles et à l’hôpital. Les enfants ont été dispensés de cours parce que les radiateurs ont commencé à se refroidir, les parents des malades ont été obligés d’apporter des chauffages électriques dans les hôpitaux. Les personnes qui sont allées protester ont déclaré que les employés de l’akimat n’avaient pas livré le mazout à la chaufferie au bon moment et qu’en raison des conditions météorologiques, il n’était pas possible d’en faire venir de Taraz.

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« Cela fait trois jours qu’il n’y a pas de chauffage. Il y a une semaine, par manque de mazout, ils ont coupé le chauffage de 22 à 23 heures, et de 6 à 7 heures du matin. C’était leur façon d’économiser le combustible. Pendant les gelées et les blizzards, ils ont allumé les chauffages à plein régime. Je pense qu’il y a moins de mazout maintenant à cause de ça. Cela coûte des millions. Maintenant nous n’avons plus de mazout. Cela fait maintenant trois jours que nous sommes assis sans chauffage et que nous gelons. L’akim dit que le chauffage est allumé mais ça trois jours de suite qu’il n’y en a plus. Ces types ont des jeunes enfants à la maison. Que devons-nous faire ? », demande Mourat, l’un des manifestants.

Selon les résidents, personne ne les a prévenus. « Nous payons 5 000 tengués (10 euros) pour le chauffage. Nous avons pensé qu’il y avait des problèmes techniques, car ça fait trois jours qu’il n’y a plus de chauffage dans la ville. Mais il s’avère que nous sommes à court de fuel. Personne n’est venu ! », explique Klara, une femme d’âge moyen. Il n’y a pas que le fioul qui n’a pu être livré de Taraz à Janatas.

Certains employés d’usines et d’hôpitaux qui vivent près de Janatas n’ont pas pu se rendre au travail ce jour-là car les routes étaient fermées. Les voitures ne circulaient même pas dans la ville : un tel brouillard s’est abattu sur Janatas que l’on ne pouvait pas voir la paume d’une main tendue. La ville était grise et vide, peu de gens étaient dans les rues, seulement des ouvriers nettoyant les routes. Seuls les hauts bâtiments abandonnés et les collines de la ville étaient visibles dans le brouillard.

Autrefois

Le 2 novembre 1964, la phase de développement industriel de la mine commence à Janatas. On considère que c’est le jour où la phosphorite de Karataou est née. C’est dans ce contexte que la ville est apparue. En 1965, la ville commence à construire les maisons du premier micro-district.

« Il y avait un afflux de personnes venant de Vladivostok, de Moscou, d’Ukraine. À cette époque, la population de la ville était majoritairement slave. Il y avait plus de monde », explique Pernebay Douisenbin, écrivain et résident de Janatas. Selon lui, si dans d’autres endroits le salaire était de 100 roubles, ici il était de 150. Les enseignants recevaient un supplément de 25 %. Les gens étaient attirés par Janatas car les usines avaient besoin de techniciens et que la ville se construisait. « Nous avons dû accorder une attention particulière au développement de l’exploitation du minerai de phosphate », ajoute-t-il.

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Pernebay Douisenbin vit à Janatas depuis 1996. À cette époque, la situation de la ville commençait à se détériorer ; les gens partaient en masse. « L’électricité n’était disponible que pendant deux heures, puis elle était coupée. Il était difficile pour les gens de payer leur loyer. Toute l’infrastructure a été détruite », se souvient l’écrivain.

Vers un léger renouveau ?

Dans les années 1960, plus de 20 entreprises ont été lancées à Janatas. Parmi elles, des combinats, des ateliers et des usines. « À Janatas, il y avait la plus grande usine de construction du Kazakhstan. Maintenant il n’en reste presque plus rien. Il y avait aussi une usine qui fabriquait environ 2 000 produits : des pièces détachées pour les voitures, pour les tracteurs, pour les équipements miniers et aussi d’excellentes machines-outils », raconte Pernebay Douisenbin. Plus tard, toutes ces usines ont commencé à cesser leurs activités.

« Parce qu’il n’y avait personne pour acheter ce qu’elles produisaient », explique succinctement l’écrivain. Aujourd’hui, seules deux grandes usines fonctionnent à Janatas : Kazphosphate et EuroChem. Selon l’akimat, elles emploient 1 829 personnes. Pernebay Douisenbin voit positivement les changements dans la ville.

À Janatas, diverses installations sont de nouveau mises en place, de vieilles maisons sont reconstruites et des entrepreneurs créent des sociétés. Comparée aux photos de Janatas d’il y a cinq ans, la ville a effectivement meilleure allure. Certaines des maisons abandonnées ici ont été démolies, d’autres ont été rénovées. Quelques dizaines de maisons n’ont toujours pas été restaurées : elles se trouvent dans différentes parties de la ville. Les responsables municipaux ont bétonné leurs entrées et couvert les toits, mais les enfants y jouent parfois encore.

Ruines et terrains vagues

Janatas est une petite ville, composée de six quartiers. Les navettes passent rarement ici, il est donc plus facile de se déplacer à pied. De petites collines se dressent entre les maisons. Sur l’une d’elles se trouve un escalier étroit par lequel passe tout le monde pour se rendre à pied à l’école ou à l’hôpital. La rue à deux voies est bordée de petites boutiques, de cafés et de monts-de-piété qui se succèdent. C’est le centre et la partie la mieux éclairée de la ville la nuit. Il est difficile de marcher sur les nids-de-poule des trottoirs glacés étant donné qu’ils sont à peine pavés. Depuis le centre, la route mène au marché local.

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« Ma fille, aide-moi à descendre, montre-moi le chemin », dit une femme âgée. Ainash (nom changé à la demande de la protagoniste) a environ 80 ans. Chaque jour, elle doit traverser des terrains vagues comportant les restes de maisons abandonnées pour aller s’approvisionner au marché. Elle tient dans ses mains un bâton fait à partir d’une branche d’arbre, qu’elle utilise pour s’appuyer sur le sol et descendre les pentes raides.

« À Janatas, tout le monde est au chômage. Il n’y a pas d’agriculture, pas d’élevage, pas de cultures », s’indigne-t-elle. Le fils d’Ainash travaille comme charpentier dans une école et reçoit 20 000 tengués (39 euros), la mère vit de sa propre pension. Ses deux petits-enfants sont inscrits à l’université. Le salaire de son fils est donc consacré à l’éducation de ses enfants.

La famille vit de la pension d’Ainash. « Mon père était un héros de l’Union soviétique, il a combattu en Allemagne. Comme je suis la fille d’un ancien combattant, ma pension devrait être augmentée, mais ce n’est pas le cas. N’attendez pas de justice de la part de Janatas, ne pensez pas qu’il y ait une quelconque vérité ici », lance-t-elle en parcourant rapidement les documents qu’elle nous montre. La vieille femme s’assied sur un banc de neige pour se reposer. La route qui mène au marché traverse un vaste terrain vague sur lequel il y avait autrefois des immeubles de cinq et de neuf étages, mais il ne reste plus que des briques et du béton.

Il y a quatre immeubles gris foncé juste après le marché : certains sont bétonnés et vides, d’autres sont restaurés progressivement par des ouvriers. En entrant dans le marché, une variété de marchandises est visible : des articles pour enfants et pour adultes, des chaussures, des jouets, des matériaux de construction, et même du poisson frais. Il n’y a pas beaucoup d’acheteurs.

Le chômage à Janatas

Aigoul a déménagé à Janatas depuis la province voisine de Turkestan. À cette époque, l’akimat distribuait des maisons gratuitement, alors elle a décidé de profiter de l’occasion. Aujourd’hui, son seul moyen de subsistance est de vendre des vêtements pour enfants. « La ville est en train de changer, mais il n’y a pas de commerce. Mon mari est au chômage et je travaille au marché local depuis huit ans. Si les acheteurs viennent et prennent des vêtements, je reçois 2 000 tengués (4 euros), et sinon seulement 1 000 tengués (2 euros). Bien sûr, ce n’est pas suffisant », déclare Aigoul.

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Elle souhaite vraiment quitter Janatas, mais cela nécessite de l’argent et elle ne peut pas vendre sa maison de manière rentable. Un appartement d’une pièce situé dans une rue principale de Janatas vaut 500 000 tengués (1 000 euros). Un appartement de deux chambres, réparé et meublé, coûte trois millions de tengués (6 200 euros). Les maisons sont encore plus chères.

Aigoul et son mari ont deux enfants mais elle n’a pas le droit à l’allocation pour les familles nombreuses : « Bien que seules les familles qui ont plus de quatre enfants peuvent recevoir l’allocation, à Janatas, certaines familles n’ayant que deux ou trois enfants la reçoivent. Mais pour une raison quelconque, ils ne nous la donnent pas. »

« Nous vivons tous pour les enfants »

Eksendir Tourysbekov et sa femme ont 6 enfants. En 2014, l’homme a eu un accident de voiture à la suite duquel il a reçu un certificat d’invalidité. Sa mère est handicapée et ne peut se déplacer seule. Les jumelles du père de famille souffrent de malformations cardiaques et de pression intracrânienne.

Après l’accident, la famille s’est inscrite sur une liste d’attente de logements à Janatas. Ils ont dû emménager dans des appartements temporaires à deux reprises : dans le premier de deux chambres à coucher en 2017 et dans un appartement de trois chambres au printemps 2020. « La maison dans laquelle nous vivons actuellement est de mauvaise qualité. Je me suis adressé à de nombreux endroits pour régler ce problème : je suis allé voir le précédent akim, me suis rendu au département du logement et des services publics. Le froid s’infiltre partout : touchez la porte, les fenêtres et le sol. Il y a trois semaines, nous avons au moins fait réparer la porte. Il y a trois jours, un tuyau a éclaté au quatrième étage. Ce sont les nouveaux tuyaux qui commencent à tomber en morceaux. La ville ne fait pas attention à la qualité », partage Eksendir Tourysbekov.

Mais l’homme ne veut pas quitter Janatas car il ne sait pas ce qu’il adviendra de sa famille en dehors de la ville. « Nous ne faisons que réclamer justice et lutter pour la vérité. Nous voulons que la ville devienne un meilleur endroit et que nos enfants ne connaissent pas de difficultés. Nous vivons tous pour le bien de nos enfants. J’ai contacté de nombreuses personnes, chaque fois ils répondent que la population se porte bien, mais c’est faux. J’ai demandé un terrain, ils ont refusé. Toutes les terres ont été données à des personnes riches et connues. De même, pour obtenir ces terres, ils me demandent si j’ai des machines. Si je veux acheter du matériel, ils me demandent si j’ai des terres. Je pense qu’il n’est pas possible de régler cela tout seul. Et ça l’est encore moins pour une personne handicapée comme moi. »

Trop peu d’emplois

Il est plus difficile pour les familles nombreuses et les invalides de trouver du travail à Janatas. En général, les parents et leurs enfants ne peuvent survivre qu’avec une aide sociale spécifique et les personnes handicapées vivent avec une pension. Pour la deuxième année, Eksendir Tourysbekov a concouru pour obtenir des subventions de la ville de Janatas afin de pouvoir ouvrir sa propre entreprise.

« Pour les obtenir, il faut se rendre au centre pour l’emploi, soumettre les documents et ouvrir une entrepreprise individuelle. Mais vous ne pouvez réussir le concours que si vous avez les connaissances. Si ce n’est pas le cas, vous pouvez donner 10 % du montant de la subvention et négocier. Cette année, dans la région de Jambil, jusqu’à cinq millions de subventions ont été accordées aux entrepreneurs. Plus de 500 personnes y ont participé. Ils accordent des subventions à des projets incompréhensibles, mais pas à nous. »

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Selon le père de famille, il n’y a pas assez d’emplois à Janatas. Début 2020, Jorabek Baubekov, chef du département de coordination de l’emploi et des programmes sociaux de l’oblys de Jambil, a déclaré que la région avait trouvé des emplois pour 22 000 personnes, raconte Turysbekov. Mais il s’est avéré que les travailleurs ne signent des contrats que pour six mois. C’est ainsi que le frère d’Eksendir Tourysbekov, qui vit à Janatas, travaille à Taraz. Tout ceci est fait dans le but de réduire le taux de chômage dans la ville. Vous travaillez pendant six mois, puis vous libérez l’emploi.

Un système de santé défaillant

En 2017, une centrale à béton était en activité à Janatas, mais immédiatement après son ouverture, les habitants ont commencé à se plaindre de toux, de maux de tête et de la présence incompréhensible d’une épaisse couche de poussière dans leur appartement. L’usine était située près du centre-ville. Les habitants de Janatas ont commencé à écrire des recours massifs au président, après quoi l’usine a été fermée.

L’hôpital central du district de Saryssou est situé dans la ville, et les bâtiments distincts des différents départements se trouvent autour. Toutes les salles ont été réparées il y a deux ans, mais aujourd’hui des morceaux de peinture se détachent des murs. Dans le même hôpital, la femme d’Eksendir Tourysbekov, sans aucun diagnostic, a commencé un traitement important qui a considérablement aggravé sa santé.

« La mère de famille, titulaire de l’ordre Koumis Alka (une récompense pour les mères de familles nombreuses, ndlr) a chaque fois été envoyée dans un hôpital payant. Si vous tombez malade, vous ne pouvez pas vous rendre à l’hôpital local. Si vous y allez , ils vous renverront chez vous, parce qu’il n’y a pas de médicaments. Bien sûr, il y a de bons spécialistes. Mais beaucoup ont acheté leur diplôme », se plaint l’homme.

Des temps difficiles

Lyoubov Stroujevskaya est née à Janatas et sa mère à Karataou. Elle a travaillé à l’usine de Karataou dans le département du contrôle technique. Selon les souvenirs de Lyoubov Stroujevskaya, sa mère racontait souvent qu’au début des années 1990, les gens ont commencé à quitter la ville en masse et qu’une période de famine a commencé.

« Quand je suis née, ma mère ne pouvait même pas me trouver un maillot de corps, elle cousait tout elle-même. Il n’y avait rien dans les magasins. L’argent était dévalué, on le transportait dans des valises. Il n’y avait ni lumière, ni eau, ni gaz. À l’approche de l’indépendance du Kazakhstan, les choses semblaient commencer à s’améliorer : des magasins ont ouverts, le tengué est apparu. Ceux dont les parents travaillaient dans les usines vivaient bien. Ils avaient même des Kinder. Mais nous avons vécu durement. »

La mère de Lyoubov Stroujevskaya était au chômage depuis plusieurs années avant sa retraite. La famille était obligée de ramasser les restes dans les bazars pour ne pas voler de la nourriture. Plus tard, la mère de la jeune fille a trouvé un emploi de concierge, et à l’âge de 12 ans, Lyoubov Stroujevskaya est allée travailler dans un atelier de couture.

La vie des habitants constamment mise en danger

« De 1996 à 1999, il y a eu une nouvelle période de famine. Nous n’avions pas de chats et de chiens dans les rues de Janatas, ils étaient tous mangés. C’était la seule viande que nous pouvions nous permettre. C’est à ce moment-là que l’épidémie de tuberculose a commencé, elle a duré jusqu’en 2007. Les voisins se volaient les uns les autres. Quand vous sortiez, il n’y avait plus de gâteau à votre retou», se souvient la jeune femme.

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Sachant qu’elle ne pourra jamais quitter Janatas, elle a commencé à travailler à l’usine de Kazphosphate dans le laboratoire électrique, et comme couturière et femme de ménage à temps partiel. La mère de Lyoubov Stroujevskaya est décédée prématurément, elle souffrait de diabète et de problèmes cardiaques. Aujourd’hui, la jeune femme vit à Janatas avec son fils de six ans. Ils vivent dans ce qu’on appelle un « immeuble vide », une tour d’habitation abandonnée qui a été reconstruite. Les bâtiments de Janatas ont été démolis et restaurés il y a seulement quatre ans, lorsque l’usine EuroChem a ouvert ses portes dans la ville.

Selon Lyoubov Stroujevskaya, les bâtiments ont commencé à être pillés lorsque la ville a commencé à connaître une émigration à grande échelle. « Il n’y avait rien pour vivre ; tout le monde grimpait dans les maisons et en retirait le câblage, le cuivre, le fer, l’aluminium, et ciselait les escaliers. Et puis ils revendaient ce qu’ils avaient récolté pour se faire un peu d’argent. Notre ville a un haut taux de criminalité. Ils ont dû barricader les entrées des maisons car on commençait à y retrouver des corps. Ils ont également couvert les toits. À une époque, des adolescents sautaient des toits à cause du Test national unifié (système d’évaluation des connaissances des diplômés) », explique-t-elle.

Victimes d’escroquerie

En 2019, le fils d’une collègue de Lyoubov Stroujevskaya lui a proposé un emploi à temps partiel en tant que représentante commerciale. Ensemble, ils se sont rendus à Taraz dans un grand magasin d’électronique. Là, la une femme a pris sa carte d’identité et lui a apporté une pile de documents, lui expliquant qu’ils allaient lui accorder plusieurs petits prêts sur marchandises qui, comme le stipulait le contrat, seraient clôturés par le magasin dans les trois mois.

300 000 tengués (620 euros) lui ont été promis. Elle a accepté et signé les documents, et trois mois plus tard, les banques ont commencé à l’appeler pour lui dire que les prêts étaient en retard. « Grâce à mes connaissances, j’ai rassemblé 30 personnes à Janatas qui avaient également effectué des emprunts. Lorsque nous sommes allés voir la police, il s’avérait que nous étions 150 dans toute la région de Jambil à avoir vécu la même chose. Nous sommes allés à Taraz et avons déposé plainte au département de la police le 15 mai. Le tribunal aurait déjà dû prendre une décision mais ils ont à nouveau changé de juge et tout a recommencé. J’ai quitté mon emploi parce que je n’ai pas reçu mon salaire. En mai, ça fera trois ans que le procès a eu lieu. Nous avons écrit des lettres de revendication et nous nous sommes mis en grève », se souvient Lyoubov Stroujevskaya.

Au cours de l’enquête judiciaire, il s’est avéré que les signatures sur les rapports étaient falsifiées et que des personnes de petits villages proches de Taraz avaient également reçu des prêts. Les enquêteurs ne se seraient même pas rendus aux adresses indiquées pour vérifier la présence des biens pour lesquels les victimes avaient contracté un prêt. Les victimes n’ont pas été autorisées à assister à la réunion avec les directeurs de la banque dans le tribunal de Janatas, et lorsqu’elles ont réussi à entrer dans le bâtiment, les directeurs n’étaient pas présents.

Ennuis de santé et difficultés de diagnostics

Maintenant, Lyoubov Stroujevskaya est sur une liste d’attente à la bourse du travail de la ville et elle reçoit parfois des allocations de chômage. Elle accepte n’importe quel travail : coudre des rideaux, nettoyer des magasins ou les appartements des voisins, éplucher les pommes de terre et les carottes pendant les mariages. Elle se plaint de problèmes de santé : elle a d’abord fait une fausse couche, puis elle a eu un enfant né avec une hydrocéphalie.

On a posé plusieurs diagnostics sur le petit garçon, qui ont été retirés puis reconfirmés. « Les médecins ont diagnostiqué une lésion périnatale du système nerveux central et puis ils se sont rétractés, ils ont diagnostiqué l’autisme et se sont rétractés, ils ont également écarté l’épilepsie. Lorsque le diagnostic se rapproche de la confirmation d’un handicap, ils établissent un autre diagnostic. Mon enfant a perdu un testicule, il a été opéré ici mais ça n’a pas bien marché. Mon fils va en salle de rééducation depuis trois ans déjà. Nous sommes également inscrits auprès d’un psychiatre, et nous nous rendons au dispensaire tous les six mois. Ils ne diagnostiquent aucun handicap à mon enfant », ditelle.

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En 2020, elle et son fils ont voulu se rendre à une consultation gratuite à Taraz parce qu’il a commencé à saigner du rectum. À l’époque, en raison de la pandémie de coronavirus, seuls les patients urgents étaient hospitalisés à Janatas. On a refusé de placer le petit garçon à l’hôpital de Janatas et on leur a demandé d’attendre la fin de la quarantaine. Lyoubov Stroujevskaya a dû se rendre à l’akimat et demander qu’on fasse venir une ambulance car l’enfant saignait toujours. La famille a fini par arriver à Taraz où les médecins ont confirmé tous les diagnostics posés précédemment.

Des problèmes de santé dus aux mines ?

« Nous sommes retournés à Janatas et nous nous sommes immédiatement rendus chez nos médecins, car tous les diagnostics initiaux avaient été confirmés. J’ai demandé qu’ils reconnaissent la situation de handicap, ce à quoi les médecins ont répondu : « une personne sur cinq est comme ça ici. » J’ai donc écrit au ministère de la Santé. Une commission est venue du département, a vérifié tous les documents et a examiné l’enfant mais nous avons reçu un refus d’invalidité, car “l’hydrocéphalie peut se résorber à tout moment”. Mon fils déchirait ses vêtements et faisait pipi dans son pantalon, et c’est comme s’ils ne le voyaient pas. Ici, les médecins font des expériences sur nous. Si une dose ne fonctionne pas, ils l’augmentent pour voir si le problème disparaît », dit-elle.

Lyoubov Stroujevskaya attribue les problèmes de santé de son fils aux conditions environnementales de la ville : « Nous avons des mines de phosphate. Et l’uranium en est extrait mais personne n’en parle pour ne pas devoir payer d’indemnités. À l’usine, on nous donnait un verre de lait par jour pour les risques professionnels. Nous prélevons des échantillons de roche de phosphate, nous les mélangeons avec des acides : nous respirons tout ça. Tout est en nous. Tout le monde à Janatas a des problèmes dentaires, car les usines utilisent de l’acide acétique, qui détruit les dents. Beaucoup de gens ont un goitre, du diabète et sont inscrits chez un neurologue : 30 à 50 personnes y font la queue chaque jour sans pouvoir passer ». En février dernier, une commission de Janatas a enfin accordé à son fils une invalidité de deux ans, a-t-elle déclaré lors d’un entretien téléphonique.

Un hôpital dans un état déplorable

Il existe deux principaux établissements médicaux à Janatas : une polyclinique privée et l’hôpital du district de Saryssou. Il y a plusieurs bâtiments sur le territoire de l’hôpital. Le premier bâtiment est destiné à la direction : le médecin-chef, les comptables et d’autres employés y travaillent. Le deuxième bâtiment constitue l’hôpital lui-même.

« Je voulais vous emmener chez le médecin-chef pour le rencontrer et lui demander un commentaire, mais comme vous le voyez, elle n’est pas là », explique Zoya Amantayeva, nous aidant à nous frayer un chemin dans le bâtiment. Le médecin-chef n’est effectivement pas à l’hôpital, ses collègues ont signalé qu’elle était partie en congé pour une journée.

Zoya Amantayeva vit à Janatas depuis plus de 20 ans ; depuis 2004, elle travaille comme infirmière à l’hôpital central. Elle est originaire de l’Oblys du Turkestan. Elle nous explique que l’hôpital de la ville est dans un état déplorable. L’institution est située sur une colline, et pour monter ou descendre, il faut franchir les vieux escaliers glissants. Il n’y a pas de rampes à proximité de l’hôpital.

Les deux bâtiments dans le périmètre de la clinique ont été rénovés il y a deux ans, mais aujourd’hui il n’y a plus aucune trace de réparation. À certains endroits, la peinture se décolle des murs et tombe en morceaux. L’entrée principale du bâtiment est une porte en fer incurvée. À la sortie de l’hôpital, qui se trouve à l’arrière, seule une moitié de porte en plastique est bien visible.

Équipements qui ne fonctionnent pas et manque de personnel

« Un jour, alors qu’il y avait une tempête au-dessus de la ville, presque tout le toit s’est envolé de la salle. Et ça s’est produit après les réparations. Les portes ne se ferment pas et si elles se ferment, il est impossible de les ouvrir. Il fait également très froid dans cet hôpital », confirme Zoya Amantayeva.

À côté du bâtiment de la direction se trouve un bus bleu vif qui, selon l’infirmière, est l’endroit où les médecins étaient censés effectuer les échographies et les radiographies. Cependant les appareils ne sont pas utilisables.

« Nous avons une maternité. Mais cette maternité ne dispose pas d’un obstétricien. Les médecins ne peuvent pas assurer un accouchement naturel ni pratiquer une césarienne. Les femmes en couche doivent se rendre à Taraz pour avoir un accouchement normal. Beaucoup ont peur de se rendre au service des sages-femmes de Janatas, car de nombreux bébés et même parfois des mères y sont décédés », déclare Zoya Amantayeva. Elle-même s’est rendue à Taraz avec sa belle-fille.

Selon l’infirmière, les diagnostics erronés sont courants à Janatas. Elle a été confrontée à ce problème lorsqu’une proche souffrant d’une maladie cardiaque est venue la voir. Les médecins ont décidé de lui poser une perfusion, sans même savoir que de l’eau s’accumulait dans le cœur de la patiente et que les perfusions étaient contre-indiquées pour elle. Deux heures plus tard, la parente de Zoya Amantayeva est décédée.

Le coronavirus à Janatas

Le premier foyer d’infection de coronavirus s’est déclaré en juillet à Janatas. La ville n’était pas préparée. L’infirmière devait aller travailler en uniforme médical, avec une charlotte et un simple masque. Tout le monde était livré à lui-même.

« Il n’y a pas eu de préparation au coronavirus, on ne nous a rien dit. Parfois nous allions à la morgue trois à cinq fois par jour. De nombreuses personnes ont été envoyées à Taraz, malheureusement elles sont également décédées. Comme je travaillais avec des patients atteints par le coronavirus, j’étais censée être payé 850 000 tengués (1 750 euros) par ordre présidentiel. Je n’ai été payée que 100 000 tenges (206 euros). Après cela, je n’ai plus reçu d’argent. »

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Elle a également contracté le coronavirus et a passé 20 jours à la maison. Les médecins de l’hôpital lui ont interdit de réaliser un test de dépistage. L’unité des soins intensifs aurait pu être mise en quarantaine si les autorités avaient découvert le test positif de l’infirmière. Ils ne possédaient qu’un seul appareil respiratoire dans la ville.

Traitement inégalitaire

« De nombreux médecins qui ont travaillé avec les malades pendant la pandémie ont été indemnisés. Mais pour une raison quelconque, ce sont les infirmières qui se sont retrouvées sans rien. Beaucoup d’entre nous se sont vus dire par le chef de service de nous plaindre, sinon nous serions renvoyées. Il y a beaucoup d’infirmières qui sont mères célibataires dans notre hôpital. Elles ont peur de parler parce qu’elles doivent travailler ici pour gagner leur vie, payer leurs prêts et s’acheter de la nourriture », explique Zoya Amantayeva.

L’infirmière ajoute qu’elle ne peut plus recevoir l’allocation de deux millions de tengués que reçoivent les médecins qui ont contracté le coronavirus en travaillant avec les patients. « Ils me disent qu’il n’y a pas d’argent. Mais même les médecins qui n’ont pas été en arrêt maladie et qui n’ont pas été infectés par le virus l’ont reçue. Et maintenant les médecins me demandent de prouver que j’ai travaillé pendant l’épidémie. Tous les documents que j’ai remis à la direction pour obtenir une compensation sont perdus. Ils sont introuvables. »

Certains refusent cette vision pessimiste

Baouyrjan Balgabaï est né à Janatas mais il a fait ses études supérieures à Almaty. En 2016, il est retourné dans sa ville natale et a commencé à travailler au centre de ressources pour la jeunesse. Aujourd’hui, il lance divers projets pour les jeunes et aide les familles nombreuses, à faibles revenus, et les personnes en situation de handicap.

Baouyrjan Balgabaï est convaincu que la vie s’y améliore. Selon lui, chaque habitant de la ville peut trouver un emploi bien rémunéré ou créer sa propre entreprise, ce que l’akimat soutient.

« Si un homme cherche, il trouvera toujours. Par exemple, nos usines ont toujours besoin de personnel. Nous avons différents programmes ; tout le monde peut proposer un plan d’affaires et recevoir des subventions allant de 550 000 à trois millions de tengués (1 130 à 6 160 euros). Si vous entrez dans un café maintenant, vous remarquerez peut-être qu’il y a beaucoup de monde. Les gens consacrent du temps aux enfants, vont dans différents endroits. On peut en déduire que la situation en ville est meilleure qu’auparavant. C’est juste que beaucoup de gens vivent modestement. »

Il estime que la plupart des jeunes de la ville sont engagés dans les affaires ou travaillent dans les usines. Des écoliers et des étudiants participent aux événements caritatifs qu’il organise.

La situation s’améliore-t-elle vraiment ?

« L’année dernière, plusieurs routes ont été réparées. Des lumières sont également apparues et la ville est devenue plus lumineuse. En ce qui concerne les soins de santé, pendant la quarantaine, des hommes d’affaires et des hauts fonctionnaires du district ont fait don de sept appareils respiratoires à la ville. Aujourd’hui, à Janatas, il y a cinq écoles et deux collèges. Notre éducation n’est ni mauvaise ni excellente. On pourrait dire qu’elle est d’un niveau moyen », déclare le jeune homme.

Baouyrjan Balgabaï, ainsi que d’autres représentants de l’akimat, ont tenu à ce que l’article ne dise que du bien de la ville. « Je n’ai entendu que de bonnes choses sur vous. Je pense et j’espère que vous montrerez notre ville sous son meilleur jour », a écrit Darikha Oumbetiyarova, attachée de presse de l’akim du district de Saryssou. Mais elle a refusé de rencontrer l’équipe de journalistes, expliquant qu’elle était à l’hôpital.

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Saltanat Jaksapailova, cheffe du département du développement culturel et linguistique de l’akimat, s’est présentée de manière inattendue aux côtés de l’écrivain Pernebay Douisenbin au moment de son entretien. Elle a également exprimé l’espoir qu’aucun mot négatif sur Janatas ne figurerait dans le rapport.

Un homme téléphonant sans cesse à l’équipe le dernier jour du séjour à Janatas s’est avéré être un membre du maslikhat local. Il voulait savoir si les journalistes étaient « pour le peuple ou pour le pouvoir » et s’ils étaient « traqués par l’akimat ».

Janatas semble avoir réussi à survivre aux années 1990 et est effectivement en train de changer, mais son pouvoir reste dans cette époque. Le détachement de Taraz et la dépendance des habitants vis-à-vis de l’akimat ne font que renforcer cet effet. Les habitants de Janatas gardent l’espoir pour les choses simples : que le chauffage ne soit pas coupé en hiver, que l’hôpital les traite correctement et que la ville devienne plus sûre.

Les photos de ce reportage sont disponibles dans l’article d’origine.

La rédaction de Vlast.kz

Traduit du russe par Salomé de Baets

Édité par Christine Wystup

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