Les relations entre le Kazakhstan et la Russie sont importantes non seulement pour le développement de l’Union économique eurasiatique, mais également pour la dynamique de toute la région. Lors d’un entretien avec le Central Asia Analytical Network, l’historien et orientaliste kazakh Soultan Akimbekov a abordé la question. Novastan reprend et traduit ici un article publié le 21 février 2021 par le média Central Asia Analitycal Network . En décembre 2020, deux députés de la Douma d’État de la Fédération de Russie, Viatcheslav Nikonov et Evgueni Fiodorov, ont remis en question l’intégrité territoriale de l’État kazakh en affirmant que l’existence du pays était le résultat de la générosité russe. Cette affirmation fait écho à celle du président russe, Vladimir Poutine, qui en 2014 déclarait que les Kazakhs n’ont jamais eu d’État avant la chute de l’Union soviétique. Le Central Asia Analitycal Network (CAAN) s’est entretenu à ce propos avec Soultan Akimbekov pour répondre à de nombreuses questions : comment Moscou et Nur-Sultan passent-ils le test de la solidité des relations bilatérales ? Comment les deux pays déterminent-ils leur alignement au sein de l’organisation ? Y a-t-il une guerre de l’information entre les deux pays et comment caractériser la nature de leur relation ?
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Soultan Akimbekov est un historien et politologue kazakh. Actuellement directeur de l’Institut d’études asiatiques, il a été de 2013 à 2017 le directeur de l’Institut d’économie et de politique mondiale rattachée à la Fondation du premier président du Kazakhstan.CAAN : Peut-on dire que les récentes attaques concernant le territoire moderne du Kazakhstan ont tacitement influencé le refroidissement des relations entre Moscou et Nur-Sultan ? D’autant plus que le ministère des Affaires étrangères du Kazakhstan a ensuite adressé une note de protestation au chargé d’affaires russe Alexander Komarov.Soultan Akimbekov : Les relations entre le Kazakhstan et la Russie sont beaucoup plus solides que ne le laisse penser l’épisode avec les députés russes. Elles concernent des questions d’économie, de politique et bien davantage encore. Une petite mésaventure ne peut pas affecter un système aussi complexe. Par conséquent, les deux parties, kazakhe et russe, ont immédiatement montré leur intention d’abréger la confrontation.Il est plus juste de considérer que, de la part du Kazakhstan, il s’agissait d’une sorte d’action tactique. Ainsi, le pays a montré publiquement son désaccord avec certains aspects de la politique russe d’un point de vue idéologique.
Le 14 octobre 2020, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a donné une interview aux médias russes, où il s’est exprimé notamment sur la politique intérieure du Kazakhstan. C’est compréhensible, c’est une personnalité officielle.Il aurait été pertinent que ce soit le ministre kazakh des Affaires étrangères, Moukhtar Tleouberdi, qui réagisse publiquement aux propos des députés Viatcheslav Nikonov et Evgueni Fedorov. La réponse de la partie russe a été que les députés n’étaient pas responsables de l’élaboration de la politique étrangère.Lire aussi sur Novastan : La Russie tente une nouvelle approche diplomatique en Asie centraleLe Kazakhstan avait besoin que cette démarche soit faite, pour des raisons tactiques. Les parties ont pu clarifier leurs positions. Cet épisode n’affectera probablement pas les relations dans leur ensemble.En 2021, le Kazakhstan assumera le rôle de président de l’Union économique eurasiatique (UEE). Comment les relations entre le Kazakhstan et la Russie affectent-elles l’UEE?Le Kazakhstan et la Russie sont sans aucun doute les pays les plus importants de cette organisation, et pas seulement parce que son idée même est apparue à la suggestion du premier président kazakh, Noursoultan Nazarbaïev, en 1994. En outre, seul le Kazakhstan dispose, au sein de l’UEE, à la fois d’une structure économique similaire à celle de la Russie et de certaines capacités financières. La Biélorussie, qui est le troisième fondateur de l’UEE, a mis en œuvre un modèle de capitalisme d’État alors que l’UEE devrait encore théoriquement se fonder sur l’idée du libre-échange – sur quelque chose de très similaire à la première Union européenne (UE). Cela nécessite une convergence préalable des différents paramètres, comme cela a été fait en Europe. Mais c’est compliqué. L’Union a emprunté à l’Europe le processus de renforcement de la bureaucratie en la figure de la Commission économique eurasiatique.Lire aussi sur Novastan : Le Kazakhstan critique “l’évolution inappropriée” de l’intégration eurasiatique : le début de la fin de l’UEE ?Il s’agissait en priorité de créer l’UEE, c’est pour cela qu’on a fermé les yeux sur les particularités du modèle économique biélorusse. Par la suite, on n’a pas non plus tenu compte des spécificités économiques de l’Arménie et du Kirghizstan. Ici, il est également nécessaire de prendre en compte la dépendance de ces trois systèmes économiques vis-à-vis de la Russie.Dans cette situation, le Kazakhstan est l’un des acteurs les plus indépendants au sein de l’UEE; il possède en effet, théoriquement, l’opportunité de formuler sa propre vision de la situation et la capacité de la défendre. Non seulement dans le contexte des intérêts kazakhs, mais aussi dans le concept général du développement de cette organisation.Le 5 janvier 2021, le média « Kazakhstan Today » a publié une déclaration du président Kassym-Jomart Tokaïevintitulée L’indépendance avant tout, dans laquelle il affirme que « chaque nation doit écrire sa propre histoire, sans succomber à l’influence d’une idéologie étrangère ». Il évoque également la nécessité de se forger une identité nationale nouvelle. Quelles conclusions peut-on tirer de cet article pour l’avenir des relations russo-kazakhes ?L’article soulève certainement des questions importantes, notamment à propos de l’écriture d’ouvrages sur l’histoire. Toute nation ressent un tel besoin. L’histoire est le fondement de l’identité. Maintenant, la question est dans la mise en œuvre des plans annoncés, parce qu’il est très difficile d’écrire une histoire commune. Autant il peut sembler facile d’évoquer des thèmes spécifiques, autant il est difficile d’aborder les sujets globaux d’une histoire commune.Le fait est qu’une histoire commune doit certainement aborder des sujets très sensibles. Dans le cas du Kazakhstan, il s’agit de presque toute l’histoire des relations avec la Russie. De plus, cela ne concerne pas seulement l’histoire du début du XVIIème siècle, mais l’ensemble de l’histoire de l’époque de la Horde d’or. Du moins sur cette thématique, de nombreuses questions sont soulevées ces derniers temps.Certains thèmes datant de l’Empire russe ou de l’Union soviétique peuvent être douloureux et difficiles à aborder. Donc, écrire une histoire commune ne consiste pas seulement à raconter les faits, comme c’est généralement le cas dans les manuels scolaires. Pour ce faire, il faut révéler de nombreux sujets difficiles et comprendre leur importance.C’est très difficile. En témoigne un extrait de la déclaration du président Kassym-Jomart Tokaïev, qui affiche sa prise en compte de la complexité de la situation. Il appelle ainsi à étudier la famine de 1921-22, mais ne dit rien de la situation plus difficile avec la famine de 1931-1933. Il est clair que cela est dû à la sensibilité particulière de ce sujet.Un film réalisé fin novembre 2020 par Marina Kounarova, Larme de la Grande Steppe, dédié à la période Acharchylyk – la famine de 1932-1933 – est sorti au Kazakhstan. En Russie, un livre de Dmitri Verkhotourov a été publié sous le titre « Le génocide kazakh qui n’a pas eu lieu« , ce qui a provoqué l’indignation au Kazakhstan. Peut-on parler d’une intensification de la guerre de l’information entre la Russie et le Kazakhstan ? À quoi cela peut-il conduire ?Il ne fait aucun doute que la tragédie de la famine de 1932-1933 au Kazakhstan est le sujet historique le plus difficile à aborder. Il est clair que cela ne peut qu’affecter les relations entre le Kazakhstan et la Russie, tant du point de vue de l’idéologie étatique que du point de vue de l’opinion publique. Une partie de l’opinion publique des deux pays se caractérise d’ailleurs par des appréciations diamétralement opposées des événements de cette tragédie.Lire aussi sur Novastan : Kazakhstan : La famine des années 1930 mise en lumièrePour l’idéologie d’État des deux pays, la difficulté réside dans le fait que la Russie actuelle est souvent considérée comme « le successeur de l’URSS ». Les critiques envers l’URSS étant perçues comme des critiques envers la Russie, cela induit des restrictions quant aux sujets liés à l’Union soviétique, bien que le pays n’existe plus.En fait, l’histoire du livre de Dmitri Verkhotourov reflète pleinement le niveau de tension autour de sujets sensibles. Par ailleurs, le même auteur a écrit en 2013 un autre livre sur la famine au Kazakhstan, dans lequel ses évaluations étaient complètement différentes. De toute évidence, une telle pique de cet auteur est principalement associée à l’idéologie, l’histoire dans ce cas pcettese au second plan. En 2013, l’auteur russe a écrit : « L’essentiel était de libérer la terre et de savoir comment les Kazakhs s’installeraient dans de nouvelles conditions. Peu s’en souciaient, car tous les dirigeants étaient d’accord pour dire que les Kazakhs devaient être sacrifiés pour le labour de masse des steppes, en particulier dans le nord du Kazakhstan, qui était considérée comme une région agricole ».Pourtant, en 2021, sa position a radicalement changé. Dans son ouvrage, il affirme : « Cette idéologie est de nature anti-russe. Dans ce cadre, les Kazakhs ne sont présentés que comme des victimes des politiques menées par la direction centrale soviétique. Puisque la Russie s’est proclamée officiellement le successeur légal de l’URSS, alors, selon la logique des militants de la famine kazakhe, la Russie doit aussi être responsable et se repentir des résultats de cette politique ». Dmitri Verkhotourov conclut en rappelant que cette politique a été menée par des Kazakhs de souche qui dirigeaient la République socialiste soviétique autonome kazakhe, alors incorporée à la République socialiste fédérative soviétique de Russie.En principe, un tel changement de position est possible, mais pas toujours dans un laps de temps aussi court. Il est toutefois possible que le changement de position de cet auteur ait été influencé par l’évolution de la situation. Cela peut être attribué à l’attention plus active accordée par le Kazakhstan à la tragédie de la famine de 1932-1933.Lire aussi sur Novastan : Le président kazakh commémore les victimes des répressions et de la famine des années 1930Il faut prendre en compte ici toute la variété des jugements et des moyens de communication modernes. Les réseaux sociaux offrent l’occasion de parler de différentes positions, y compris de positions extrêmes. Mais la sortie de films et les traductions de livres d’auteurs occidentaux sur le problème de la famine répondent aux besoins de l’opinion publique, qui veut en savoir davantage sur cette grande tragédie.De plus, les livres d’auteurs occidentaux, comme Stalin’s Nomads de Robert Kindler ou The Hungry Steppe: Famine, violence, and the Making of the Soviet Kazakhstan de Sarah Cameron, sont traduits et publiés principalement en Russie, ce qui les rend accessibles à un plus large public. Naturellement, cela vaut également pour les films sur cette question.Mais cela ne peut pas être qualifié de guerre de l’information. Parce que le livre de Dmitri Verkhotourov et le film de Marina Kounarova sont produits pour répondre aux besoins de différents groupes d’opinion publique. Les organes étatiques des deux côtés tentent de se distancier autant que possible des sujets les plus difficiles. Ce n’est peut-être pas la meilleure tactique : il est impossible dans notre monde de simplement taire un problème.On écrira, traduira et fera toujours des films. Il serait plus logique pour l’État de participer à la discussion et de créer des contenus de qualité, c’est le seul moyen d’éviter la radicalisation de l’opinion publique.Depuis le 18 janvier 2021, la Russie a interdit l’importation de tomates et de poivrons du Kazakhstan, invoquant le virus de la tomate ou “Tomato Brown Rugose Fruit Virus”. Quels leviers d’influence Moscou a-t-il sur Nur-Sultan ? Lesquels sont objectifs et lesquels sont exagérés ? Par exemple, les médias font des analogies entre l’annexion de la Crimée et d’éventuelles revendications sur les régions du nord du Kazakhstan, sous prétexte de protéger les droits des compatriotes russes.Le sujet du commerce entre le Kazakhstan et la Russie est très sensible, et il faut y apporter beaucoup de nuances. Par exemple, la Russie stimule les exportations, notamment vers le Kazakhstan. Les hommes d’affaires kazakhs se plaignent systématiquement de la difficulté à pénétrer le marché russe: de nombreux produits russes sont présents dans les magasins du Kazakhstan mais pas l’inverse, même dans les régions frontalières.Il existe un déficit commercial très important entre les deux pays, qui ne cesse d’augmenter depuis le lancement de l’UEE. Il y a donc un vrai problème, et le résoudre représente l’une des tâches les plus difficiles au sein de l’UEE aujourd’hui.Lire aussi sur Novastan : Vers l’effacement des frontières commerciales entre le Kazakhstan et la RussieLes interdictions d’importation d’un produit en particulier peuvent émaner de diverses causes : d’une part en raison de la lutte entre les concurrents, d’autre part en vertu de la protection de leur propre marché. Depuis cette année par exemple, la Russie tente de réguler les prix de certains types de produits alimentaires. Cela crée un risque de déficit, comme c’est le cas pour le sucre, car les entrepreneurs kazakhs achètent du sucre bon marché et l’exportent au Kazakhstan. Bien entendu, cela peut aussi être un moyen de pression et, dans ce cas, l’accès au marché d’un pays fait partie de la politique. Mais dans les relations entre la Russie et le Kazakhstan, des incidents comme l’interdiction d’importer des tomates sont encore des cas particuliers. En fait, le Kazakhstan utilise également de telles tactiques. Certains pourraient dire que ce n’est que le début de la dégradation des relations entre les deux pays. Cependant, les parties sont en général très intéressées par de bonnes relations économiques. Quant à la situation avec le nord du Kazakhstan, ce n’est pas un problème pour le moment, car le Kazakhstan dispose d’un gouvernement centralisé fort avec lequel il est nécessaire de négocier. Si l’environnement politique était plus libéral, alors le pays serait comme l’Ukraine, où certaines forces politiques sont guidées par la Russie tandis que d’autres s’y opposent.
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Ensuite, la radicalisation de l’opinion publique était inévitable. Tout cela pourrait bien conduire à des conséquences imprévisibles si l’évolution de la situation devenait soudainement incontrôlable.Outre la terre, la langue et l’histoire, quels sont les autres sujets « sensibles » dans les relations entre la Russie et le Kazakhstan? Vous avez tout énuméré.Comment catégoriser les relations entre les deux pays : s’agit-il d’un partenariat égalitaire, d’une alliance ou d’un voisinage forcé?Il est possible d’affirmer que ce sont de simples relations de voisinage, mais pas tel que vous le formulez. Il s’agit en effet à la fois d’une alliance en matière de sécurité et d’une concurrence dans le domaine de l’économie. Le Kazakhstan conduit une politique multi-vectorielle dans le cadre d’une interaction bilatérale avec la Russie. Ce n’est donc pas une relation simple, mais une relation de travail.
Propos recueillis par la rédaction de CAAN
Traduit du russe par Amir Ayat
Édité par Frédérique Faucher
Relu par Jacqueline Ripart
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