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Au Kazakhstan, des passionnés cherchent à identifier des soldats morts pendant la Deuxième guerre mondiale

Des volontaires du Kazakhstan cherchent des soldats mobilisés dans les Républiques d’Asie centrale et disparus durant les années de la Deuxième guerre mondiale.

Soldats deuxième guerre mondiale Kazakhstan
Aliya Saguimbaïeva et un membre de sa famille au mémorial. Photo : Fergana News.

Des volontaires du Kazakhstan cherchent des soldats mobilisés dans les Républiques d’Asie centrale et disparus durant les années de la Deuxième guerre mondiale.

Durant la Deuxième guerre mondiale, des centaines de milliers de soldats originaires des républiques du Kazakhstan et des Républiques voisines faisant alors partie de l’URSS sont partis au front. Nombre d’entre eux sont morts ou disparus.

Sur les lieux où retentissaient les combats, les recherches continuent aujourd’hui encore, et il est parfois possible d’identifier des soldats. Il y a quelques années, à Astana, un groupe d’enthousiastes a créé la fondation Atamnyn Amanaty. Celle-ci recherche des informations sur les soldats kazakhs et ressortissants des républiques soviétiques avoisinantes qui ne sont pas revenus des champs de bataille.

La fondatrice de l’organisation, Aliya Saguimbaïeva, raconte à Fergana News, média russe spécialisé sur l’Asie centrale, quelle est la mission de la fondation.

Fergana News : Comment est née l’idée de création de la fondation ?

Aliya Saguimbaïeva : L’idée de la création de la fondation est née grâce à mon activité professionnelle, que j’ai entamée en 2006. Je suis une consultante agrégée en psychogénéalogie. C’est une nouvelle direction dans le domaine de l’aide psychologique et psychothérapeutique. Quand quelqu’un vient consulter, on analyse non seulement le patient lui-même mais également sa famille, ses ancêtres jusqu’à quelques générations plus tôt.

Quand j’ai commencé à pratiquer ce métier, je me suis aperçue qu’au Kazakhstan, un très grand pourcentage des patients avaient des grands-parents, arrières-grands-parents ou autres proches qui avaient fait la guerre. Environ 80 % des personnes.

J’ai commencé à accumuler des statistiques et à en tirer des conclusions sur les types comportementaux des gens. Finalement, j’ai compris qu’il y avait un problème : des enfants de plus de 80 ans, des petits-fils et petites-filles, des arrières-petits-fils et arrière-petites-filles, attendent des nouvelles de leurs ancêtres disparus sans nouvelles durant les années de guerre.

Ce phénomène peut être appelé un traumatisme collectif. Pas seulement pour les Kazakhs, mais également pour tous les peuples de l’espace post-soviétique. Et surtout, j’ai compris que j’étais en capacité d’agir. Bien que cette démarche ne soit pas utile aux organes de l’État ou aux ministères, elle peut très bien l’être pour la population grâce aux passionnés du sujet.

J’imagine que vous aviez également des motivations personnelles ?

Oui, car mon grand-père du côté maternel a participé à la Seconde guerre mondiale. Il était au front à Leningrad (actuelle Saint-Pétersbourg) et il est revenu blessé. Et quand j’ai entendu toutes ces histoires communes sur les pères et grand-parents disparus, sur l’attente interminable de nouvelles, j’ai compris une nouvelle chose concernant mon grand-père : il vivait au prix de la mort de ses camarades de combat. J’ai alors compris mon devoir envers ces combattants, grâce auxquels il est resté en vie et a pu m’éduquer.

Comment a commencé l’histoire d’Atamnyn Amanaty ?

Il y a 13 ans, j’ai fait la connaissance d’une personne extraordinaire, le professeur Maïdan Komekovitch Kousaïnov. D’ailleurs, malgré son âge avancé, il continue à enseigner à la faculté. Ce scientifique est l’un des premiers à avoir entamé des recherches, il y a plus de 30 ans, qu’il continue jusqu’à maintenant. Alors que nous nous occupons de recherches dans les archives, Maïdan Komekovitch va quant à lui sur le terrain, il se déplace sur les fouilles. Ensemble, nous avons compris qu’il fallait organiser les recherches des disparus.

Le fait est qu’au Kazakhstan, en Ouzbékistan, au Kirghizstan et dans toute la Russie, il y a déjà des bénévoles chercheurs, des groupes spécialisés et même des personnes seules qui font des recherches. Pour pouvoir plus facilement communiquer avec eux, nous avons d’un commun accord décidé de créer une association d’intérêt commun.

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Le président de l’association est devenu Mourat Ganataïevitch Moldagaliev. Son grand-père était également parti à la guerre, et aujourd’hui encore, il est considéré comme porté disparu. Il a été décidé de nommer la fondation Atamnyn Amanaty. Le mot Amanat a une signification très profonde au Sud, chez les peuples turciques. Cela veut dire « ce que tu dois accomplir, faire ». Cela fait référence au devoir, mais aussi à une promesse auprès des ancêtres. C’est ainsi qu’est née notre organisation en mai 2019.

Etes-vous entourée de beaucoup de personnes qui partagent vos idées ?

Nous avons commencé à rassembler des volontaires, parmi lesquels beaucoup de mes patients ou collègues. Je ne pourrais pas dire que nous ayons un grand réseau de bénévoles, mais la qualité prime sur la quantité. Tout d’abord, des personnes qui s’occupent de recherches dans les archives en ligne ont été recrutées. Elles sont aujourd’hui de dix à 12 environ.

Fouilles soldats deuxième guerre mondiale
Les restes de soldats morts pendant la Deuxième guerre mondiale. Photo : Fergana News.

Dans notre équipe, il n’y pas que des passionnés du Kazakhstan, il y a aussi des habitants du Tatarstan et d’autres villes de Russie. Ils travaillent sur leur temps libre, davantage les nuits et les week-ends. Aujourd’hui, nous sommes représentés dans quasiment chaque région de notre République. On essaie d’attirer partout l’attention sur le travail des coordinateurs présents sur place.

D’ailleurs, j’ai remarqué une spécificité intéressante inhérente aux politiciens et hommes d’affaires, vers lesquels nous nous tournons parfois pour des demandes de subventions. Quand je leur demande si leurs grands-pères et arrière-grand-pères ont fait la guerre, si la réponse est positive, ils nous aident. Dans le cas contraire, notre préoccupation leur est absolument indifférente.

Comment se déroule votre travail ?

Sur les réseaux sociaux, nous publions des formulaires pour ceux qui recherchent des proches disparus. Ceux-ci nous sont renvoyés une fois remplis, on les étudie et les recherches commencent. Actuellement, la Fondation a reçu environ 9 000 formulaires. Ce sont pour la plupart des ressortissants du Kazakhstan, mais il y en a également du Tatarstan, de l’Altaï, du Caucase, d’Ouzbékistan et du Kirghizstan. Il n’y a pas de tri selon les pays : il s’agissait d’un seul et même Etat, et ce n’est pas la faute de nos grand-parents s’ils sont partis au front.

Lorsque nos affaires ont commencé à marcher tant bien que mal et que nous avons commencé à être connus, nous sommes tombés face à un problème auquel on ne s’attendait pas. Une sorte de recherche inversée. Des ambassades, organes d’État, groupes de recherches de Russie, d’Ukraine, de Biélorussie, de Bulgarie et d’Allemagne ont commencé à nous faire parvenir des listes de soldats disparus. Il s’agissait de ceux qui avaient été enterrés dans des fosses communes, qui étaient morts dans les camps de concentration, ou de ceux qui avaient été reconnus grâce à leurs médaillons militaires.

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Rien qu’au Kazakhstan, il y a une liste de plus 20 000 noms de famille.

On retrouve leurs descendants, directs ou indirects, et on leur communique les lieux de sépulture. Si les restes ont déjà été relevés, on s’occupe de l’organisation de l’enterrement dans le pays de naissance. Nous avons donc deux principales activités : la réception des annonces et la recherche inversée.

Quelques-uns de nos compatriotes ont reconnu les photos de leurs ancêtres grâce à la rigueur allemande. En Allemagne, il y a un enregistrement rigoureux, tous les documents sont en ordre et il y a également des photos de prisonniers de guerre.

Qui vous aide dans cette activité compliquée ?

Nous travaillons dans une étroite collaboration avec les chercheurs de Russie et de Biélorussie. Quant à nos amis ukrainiens, comme vous l’imaginez, ce n’est pas le moment. Des volontaires de Pologne, d’Allemagne, de Belgique et de Norvège collaborent activement. A travers nos propres canaux, nos réseaux personnels, connaissances de tel ou tel pays, nous trouvons toujours des gens aux mêmes idées qui nous aident à trouver les données nécessaires. Par exemple, en Ouzbékistan, de telles recherches sont menées par Zarifa Echmirzaïeva Apanaïevna. Elle est, il me semble, une journaliste de télévision, l’autrice de nombreux livres et articles de presse.

Il y a également d’autres passionnées. Mais, sauf erreur de ma part, il n’y pas d’autre organisation de l’ampleur de la nôtre en Ouzbékistan. Notre fondation a aussi des amis au Kirghizstan. Quant au Tadjikistan, par exemple, je n’ai jamais entendu parler d’une telle activité.

Il y a aussi tout un aspect diplomatique. Il y a cinq ans, nous nous sommes rendus dans des ambassades de nombreux pays qui ont participé à la Seconde guerre mondiale. C’est notamment avec les représentants diplomatiques de la Finlande, de la Bulgarie et de la Norvège que les relations étaient les meilleures. Ils nous soutiennent et nous accordent toute sorte d’aide. D’ailleurs, parmi les organes d’État kazakhs, c’est le ministère des Affaires étrangères qui collabore activement avec la fondation. Je transmets donc un grand merci à nos collaborateurs diplomatiques.

Quant aux autres organes de l’État, collaborent-ils facilement avec vous ?

Au début, la plupart des organes étatiques ne nous comprenaient pas vraiment. Il fallait beaucoup de persuasion, quelques fois en venir aux disputes, d’autres fois au contraire discuter très sincèrement en toute compréhension. Dans sa globalité, actuellement, la situation est assez bonne. Quasiment tout le Kazakhstan est au courant de notre existence : les akimats (les administrations kazakhes locales, ndlr) essaient de proposer de l’aide.

Néanmoins, cela ne va pas aussi bien qu’en Russie où il y a un département de recherche des disparus attenant au ministère de la Défense. C’est-à-dire que là-bas, le processus se fait au niveau étatique. Je suis au courant qu’au département de la Guerre du Kazakhstan, ils avaient essayé de créer quelque chose de semblable, sans succès.

Lire aussi sur Novastan : Les prisonniers de guerre autrichiens au Turkestan : entretien avec l’historien Peter Felch

Mais aujourd’hui, notre organisation a d’assez bonnes relations avec le ministère de la Défense russe. Par exemple, il apporte son aide quand nous avons besoin de rapporter les dépouilles des soldats au pays. Car pratiquement toutes les familles kazakhes demandent de ramener la dépouille quand un aïeul est retrouvé. De cette manière, en cinq ans, 19 soldats ont été enterrés dans leur propre pays.

Je me répète : les politiciens commencent à nous aider, mais on souhaiterait plus, c’est-à-dire un projet d’État sur le sujet. Par exemple, on prévoit de créer un site pour mettre en ligne des informations sur les disparus. Mais malheureusement, cette question n’a pas encore reçu d’aide, qu’elle soit étatique ou financière.

Quels sont les résultats de la fondation ?

Nous avons réceptionné près de 9 000 demandes. Sur la base de ces données, nous avons trouvé les lieux de sépulture ou les informations d’archives d’environ 3 000 soldats et officiers appelés du Kazakhstan et d’autres républiques d’Asie centrale. Une certaine difficulté résulte du fait que durant ces années, les noms de famille turciques étaient très fortement écorchés. Et parfois, les chercheurs volontaires n’arrivent pas à identifier la nationalité du disparu ou son nom exact. On peut, par exemple, retrouver l’indication « Turkestan », sans pouvoir comprendre s’il s’agit de la ville, de la région ou même du Turkménistan.

Avez-vous des exemples de recherches réussies de soldats disparus depuis les républiques voisines ?

Nous avons reçu beaucoup de retours d’Ouzbékistan. Par exemple, nous avons pu trouver les restes d’un soldat appelé à Boukhara. J’ai dans cette ville beaucoup d’amis que j’ai inclus dans le processus de recherche. Finalement, on a appris que les proches du combattant avaient déménagé il y a longtemps en Russie, mais gardaient des liens avec leurs anciens voisins. C’est grâce à eux que nous avons pu localiser le petit-fils de la victime. Dans un autre cas, un proche a répondu à notre annonce sur la recherche de la famille d’un soldat de la région de Samarcande, bien que ce ne se soit pas fait de façon directe.

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Néanmoins, en ce qui concerne le Kazakhstan, le ministère de la Défense nous a fourni un chiffre concret de 271 503 disparus. Quant aux autres pays, il n’y pas d’information précise. D’autant plus que les choses se corsent du fait qu’à l’époque soviétique, une règle tacite voulait qu’on considère les disparus comme des traîtres. Et parce que personne ne souhaitait être reconnu comme proche de l’ennemi, certaines informations ont été tues.

Bien que les historiens considèrent cette vision comme fausse. Prenons le cas d’un Kazakh ne sachant pas parler russe. On lui indique d’aller à gauche, il part à droite : pour cette erreur, il peut être fusillé. Ou il s’est fait des cloques et a pris du retard : il peut également être fusillé. Il y avait beaucoup de cas tragiques de ce type qui ont été enregistrés dans les procès verbaux.

A quelles difficultés avez-vous fait face dans votre travail ?

Il n’y pas toujours d’informations dans les archives sur un disparu. C’est la raison pour laquelle il est parfois compliqué d’avoir une discussion avec une personne qui recherche un proche, parce qu’il faut écouter toutes les histoires. Il y aussi des gens qui nous accusent ou nous font des reproches. En ce qui me concerne, dans ces cas-là, mes études de psychologue m’aident.

Il arrive également que ce soit difficile quand le proche est décédé dans un camp. Il est possible alors que le proche n’y croie pas et essaie de rentrer en conflit avec nous.

Annoncer un décès aux gens est tout un processus psychologique, toute une cérémonie. Mais le plus dur reste quand le document indique une exécution comme punition. Dans ce cas-là, je pleure moi-même avec les descendants. Parfois, je mets deux ou trois jours à me préparer avant d’appeler pour annoncer une nouvelle si triste.

Il est évident que chaque histoire est unique. Mais pourriez-vous raconter certains cas particulièrement intéressants ?

Des sujets intéressants, il y en a beaucoup. On pourrait en faire des films. Par exemple, nous avons reçu la demande de quelqu’un qui cherchait son grand-père. Nos recherches ont montré qu’il avait disparu dans la région de Leningrad, près de Kolpino. On a fini par apprendre que là-bas, il y avait quatre fosses communes dans lesquelles se trouvaient de 3 000 à 4 000 personnes.

Et là, notre volontaire Aïgoul Aïtova se souvient que le petit-fils avait écrit dans son annonce que dans un de ses rêves, son grand-père lui avait dit : « Si tu ne me retrouves pas immédiatement, cherche Zoubov. » Et effectivement, dans une des tombes, il y avait un soldat avec ce nom de famille. A coté, il y avait le soldat que nous recherchions. Une histoire quasiment mystique.

D’ailleurs, à Kolpino, nous avons retrouvé deux Kazakhs. Notre collègue du district autonome de Nenetsie a vu dans un journal la photo de deux camarades d’armes, dont un d’ethnie kazakhe, l’autre nenetse. Nos effort ont fini par également payer : une rencontre a été organisée entre les descendants au Kazakhstan. Là, il s’est avéré que le Kazakh en question avait envoyé une lettre à sa femme dans laquelle il avait écrit : « Quand la guerre sera terminée, j’inviterai mon ami Ivan chez nous à Semipalatinsk. » Mais les deux sont morts tragiquement. Vous vous imaginez que le petit-fils du Nenetse a fait le voyage à la place de son grand-père.

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Il y a aussi un autre cas lié aux recherches inversées. Nous avons réceptionné des données sur un soldat en Russie, mais durant huit mois nous n’arrivions pas à retrouver ses proches. Alors nous avons contacté l’akimat de la région d’où le soldat a été appelé et le politicien nous a répondu : « Apportez la dépouille. » De cette façon, le Kazakh a été enterré dans son pays, même sans proches, et nous sommes reconnaissants envers ce politicien qui a du cœur.

Vous est-il arrivé de faire face à du rejet à votre sujet ?

A un certain moment, il y a eu des critiques négatives à notre sujet sur les réseaux sociaux. Certaines personnes odieuses n’en finissaient pas de nous accuser de tout et de rien, nous collaient toutes sortes d’étiquettes. Je crois que le moins offensant a été de dire que « ce n’était pas notre guerre » et « pourquoi vous vous mêlez de cela. » Mais nous ne sommes pas politisés. Nous comprenons que nos ancêtres défendaient le pays dans lequel ils vivaient. Nous avons le devoir de rester humains et de nous souvenir d’eux.

Dans la langue kazakhe et comme dans beaucoup de langues turciques, il y a une expression qui pourrait être traduite ainsi : « Tant que l’âme des morts n’est pas en paix, tant qu’elle est oubliée, les vivants ne seront pas prospères. » C’est pour cette raison que mes collègues et moi nous sommes donné l’obligation de nous occuper de cette affaire jusqu’au bout. Nous allons trimer jusqu’à retrouver le dernier soldat dans la liste des disparus.

La rédaction de Fergana News

Traduit du russe par Fatimetou Hamoudi

Edité par Paulinon Vanackère

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