L’Ouzbékistan et la Chine ont développé de plus en plus leurs relations depuis 1991. D’abord sécuritaire, la relation s’est étoffée pour atteindre l’économique et la linguistique. Aujourd’hui, l’influence chinoise en Ouzbékistan ne fait que croître.
Novastan reprend et traduit ici un article initialement publié par le média ouzbek indépendant Hook.report.
En 2016, le président chinois Xi Jinping rencontrait à Boukhara Chavkat Mirzioïev, alors Premier ministre ouzbek pour quelques mois encore. Depuis lors, le deuxième président de l’Ouzbékistan s’est rendu par trois fois en Chine : en 2017, lors d’une visite au premier forum « La Ceinture et la Route » à Pékin, en 2018, à l’occasion du Conseil des chefs d’État de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) à Qingdao, et enfin le 27 avril dernier, lors du deuxième forum « La Ceinture et la Route ».
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Depuis l’accession à la présidence de Chavkat Mirzioïev, Tachkent, tout en déclarant officiellement la poursuite de la politique du « Père du Peuple », a modifié de facto sa stratégie de relations avec ses voisins et partenaires internationaux importants, mais poursuit avec Pékin le schéma tracé par Islam Karimov.
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Dans cet article écrit par Temour Oumarov, sinologue et expert du Carnegie Moscow Center, le média ouzbek Hook.report passe en revue l’historique des relations entre la Chine et l’Ouzbékistan et tente d’en esquisser les grandes lignes futures.
Amis dans l’adversité
Durant sa présidence (1989-2016), Islam Abdouganievitch Karimov était fréquemment invité en Chine. Le président chinois Xi Jinping l’a même déclaré ami du peuple chinois après sa mort en septembre 2016. Le premier président de l’Ouzbékistan avait quant à lui qualifié la Chine d’ « ami ayant tendu la main dans les moments difficiles ». De fait, les dernières années du mandat d’Islam Karimov ont vu la Chine devenir le partenaire commercial le plus important de l’Ouzbékistan, dépassant la Russie, allié traditionnel du pays le plus peuplé d’Asie centrale. En outre, les investissements des entreprises chinoises dans les infrastructures et les secteurs de l’énergie et des télécommunications ne souffrent aucune comparaison.
Pourtant, à l’origine, l’amitié entre les deux pays n’est pas née de questions économiques, mais bien de sécurité. Aux yeux de Pékin, la région traditionnellement troublée était et reste la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, zone tampon avec l’Asie centrale. Après la « parade des souverainetés » organisée à la frontière du Xinjiang, la Chine craignait la diffusion d’un « mauvais exemple ». Et pour cause : en 2003, pas moins de 400 000 Ouïghours vivaient au Kazakhstan et au Kirghizstan, où les foyers séparatistes ouïghours se multipliaient.
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En Ouzbékistan, ces problèmes étaient moins épineux en raison de l’absence de frontière commune et de la présence réduite de la diaspora ouïghoure. À cela s’ajoutent des convergences de points de vue en matière de lutte contre l’extrémisme et le séparatisme. Le tout jeune Ouzbékistan était en effet confronté à son « Xinjiang » sous la forme de la République du Karakalpakistan, également situé dans le nord-ouest du pays. Si le mouvement pour l’indépendance du Turkestan oriental dans le Xinjiang dérangeait Pékin, celui du « Halik Mapi » faisait de même pour Tachkent.
Un tournant en 1999
La visite d’Islam Karimov à Pékin en 1999 a marqué un tournant dans le domaine de la sécurité. Les deux pays ont par la suite renforcé l’interaction entre leurs services de renseignement. En échange de sa neutralité dans toutes les questions délicates concernant la diaspora ouïghoure en Ouzbékistan, Tachkent a obtenu l’aide de Pékin dans la lutte contre les wahhabites ouzbeks en Afghanistan. Durant cette période, la Chine n’était toutefois pas le seul allié de Tachkent : la coopération avec les États-Unis se faisait assez étroite dans le domaine militaire.
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Les événements de 2005 à Andijan ont permis d’éprouver les liens d’amitié de l’Ouzbékistan. Si les alliés occidentaux se sont détournés, le soutien de la Chine n’a jamais faibli.
Après ce que l’Occident parlait du « massacre d’Andijan », Pékin estimait que « les événements qui se sont produits en Ouzbékistan sont de la cuisine interne ». Une déclaration conforme au principe de non-ingérence propre à Pékin, ce qui n’a surpris personne : un an plus tôt, les parties avaient signé une déclaration commune sur le » développement des relations d’amitié et de coopération « , dans laquelle un paragraphe établissait que » les parties déclarent qu’elles s’opposent à toute manifestation du séparatisme national « .
Du gaz à AliExpress
En décembre 2009, le président Karimov et ses homologues turkmène Gourbangouly Berdimouhamedov, kazakh Noursoultan Nazarbaïev, et chinois Hu Jintao, ont ouvert le premier gazoduc Turkménistan-Chine. Cette inauguration a marqué le début de la coopération entre les États d’Asie centrale et la Chine et a permis de diversifier les exportations de gaz et d’affaiblir la position du russe Gazprom dans la région.
La coopération dans le secteur de l’énergie est ainsi la base des relations économiques entre Tachkent et Pékin. La China Petroleum and Chemical Corporation, ou Sinopec, a tenté la première incursion en Ouzbékistan, mais les négociations n’ont pas abouti à un accord. L’État ouzbek a alors décidé de se tourner vers la China National Petroleum Corporation (CNPC), signant en 2006 un accord de prospection avec elle. Le russe Lukoil était présent dès 2004, mais près de 80 % du gaz extrait était acheminé vers la Chine.
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À partir de 2012, l’Ouzbékistan a commencé ses propres livraisons de gaz naturel à la Chine, diminuant en 2013 les fournitures à la Russie pour mieux honorer Pékin. Pas moins de 10 milliards de mètres cube annuels avaient été promis en 2012, mais les livraisons atteignaient à peine 4,3 milliards de mètres cube en 2017 et 3,4 milliards de mètres cube en 2018.
La Chine, premier bénéficiaire du gaz ouzbek
La Chine reste toutefois le principal bénéficiaire du gaz naturel ouzbek, s’octroyant 85 % de toutes les livraisons en 2017 (587 millions de dollars, soit 526,6 millions d’euros). Sans la reprise de la construction de la quatrième branche du gazoduc (ligne D), gelée pour « raisons techniques », il semble très peu probable que Tachkent puisse tenir ses promesses d’augmentation des livraisons.
Cette coopération énergétique n’est pas près de se terminer. 21 % du chiffre d’affaires total de l’Ouzbékistan provient de la Chine, de même que 20,2 % de tous les investissements étrangers directs. Selon l’American Enterprise Institute, la Chine a investi 5,44 milliards de dollars en Ouzbékistan depuis 2007.
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Plus de 1 100 entreprises ouzbèkes bénéficient de capitaux chinois. Le succès de la marque ouzbèke Artel est en partie liée au fabricant chinois d’appareils ménagers Midea. Parmi les géants de l’industrie, ZTE fournit des équipements de télécommunication 2G/3G/4G à UCell.
Une coopération pleine et entière sur le plan technologique
Huawei, accusé d’espionnage en Occident, est présent depuis 19 ans sur le marché ouzbek. La société a fourni des équipements à l’opérateur internet à grande vitesse Uzmobile et collabore avec Beeline pour mettre au point la technologie 5G. En partenariat avec le chinois Lifan, Uzavtosanoate s’est lancé dans la fabrication de matériel de moto, tandis que Uztextilprom a indiqué avoir reçu 200 millions de dollars (179,3 millions d’euros) d’investissement de la part d’entreprises chinoises en 2018.
En outre, les géants chinois d’Internet développent leur présence en Ouzbékistan. Alibaba a rapporté une augmentation de 90 % des transactions d’utilisateurs ouzbeks sur le site de commerce en ligne AliExpress en 2018. Même les objets d’art installés dans les rues du centre de Tachkent ont été achetés « sur Ali ».
Selon la plate-forme de données mobiles App Annie, le réseau social TikTok, la version internationale du chinois DouYin, développé par ByteDance, est en croissance constante dans les App Store et Google Play ouzbeks. Les jeux produits par le géant Tencent occupent les premières places et l’application la plus populaire des utilisateurs de la plate-forme Android est l’application chinoise de transfert de fichiers ShareIt.
Séries chinoises et instituts Confucius
Presqu’aucune étude sociologique fiable n’a été menée sur la manière dont les Ouzbeks considèrent les Chinois, ni sur l’existence de craintes de « péril jaune » dans la conscience populaire ouzbèke. Toutefois, les Ouzbeks sont confrontés à la Chine au quotidien : à l’école, les leçons d’histoire leur apprennent la grande Route de la Soie et le rêve non accompli du héros national Amir Temur, ou Tamerlan, de capturer l’Empire céleste. Au dîner, leurs grands-mères regardent des séries chinoises telles que « Muhabbat afsonasi » ou « Qasamyod », sous-titrées en ouzbek à la télévision.
Les programmes d’échange avec des universités chinoises sont courants. Le premier institut Confucius d’Asie centrale, placé sous la responsabilité du Bureau national pour l’Enseignement du chinois langue étrangère, a ouvert en 2004 à Tachkent, s’inspirant de l’Institut d’Études orientales. La ville de Samarcande, en collaboration avec l’institut Confucius, a inauguré l’Université internationale du Tourisme « Route de la Soie ».
En septembre 2019, Chavkat Mirzioïev s’est promené dans la cour de l’Université d’État de Samarcande, où un monument au philosophe chinois Confucius a été érigé. Pour célébrer les 25 ans des relations diplomatiques entre les deux pays, le monument au philosophe et poète ouzbek Mir Alicher Navoï a été inauguré en 2017 sur le campus de l’Université de Shanghai.
La langue chinoise en plein essor
Difficile de ne pas remarquer l’essor de la langue chinoise en Ouzbékistan : partout dans les rues et sur Instagram fleurissent des publicités proposant des cours de chinois ou un apprentissage dans les universités chinoises.
Lors de l’inauguration du nouvel institut Confucius de Tachkent, l’ambassadeur Jiang Yan avait déclaré que plus de 2 000 Ouzbeks étudiaient le chinois via l’institut Confucius de Tachkent ou de Samarcande. En moyenne, 4 000 étudiants fréquentaient en 2017 chacun des 516 instituts Confucius par le monde.
Avec la moitié de la population disposant d’un accès à Internet, la télévision continue d’avoir un impact prépondérant sur l’opinion publique ouzbèke puisque 95 % de la population a une télévision numérique. Compte tenu de la popularité des chaînes russes en Ouzbékistan, une attention toute particulière est accordée à l’Orient et à la Chine en particulier.
Les voyages de particuliers en Chine encadrés
Néanmoins, un Ouzbek ne pourra pas voyager en Chine seul : les visas touristiques ne sont accordés qu’aux groupes d’au moins cinq personnes. Seuls les ressortissants turkmènes et kirghiz peuvent encore obtenir des visas touristiques individuels. De son côté, pourtant, l’Ouzbékistan a introduit une procédure simplifiée pour l’enregistrement des visas touristiques destinée aux citoyens chinois.
On peut supposer qu’à l’avenir, les deux États continueront à renforcer leurs liens économiques. De plus en plus de jeunes apprendront le mandarin et se tourneront vers la Chine pour y faire leurs études, ce qui reflète d’ailleurs une tendance mondiale.
Les problèmes posés par les relations avec la Chine sont en réalité intrinsèquement liés aux problèmes rencontrés par l’Ouzbékistan lui-même. Tant qu’ils ne seront pas résolus, le site officiel du président continuera de se cacher derrière le nom du réformateur chinois Deng Xiaoping et le site de l’Institut d’État de Statistiques d’Ouzbékistan demeurera vague sur le volume des investissements chinois dans l’économie ouzbèke.
Temour Oumarov
Sinologue et expert du Carnegie Moscow Center
Traduit du russe par Pierre-François Hubert
Edité par Etienne Combier
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