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Les paradoxes de la migration du Tadjikistan vers la Russie : interview avec l’anthropologue Elena Borisova

Près d’un million de Tadjiks résident en Russie tout au long de l’année, et envoient un montant significatif de transferts de fonds issus de leurs revenus au cours de la migration. Cependant, la migration n’est pas uniquement liée à l’argent, explique Elena Borisova : les attentes sociales autour de la respectabilité d’une personne jouent un rôle déterminant dans la motivation qui pousse les Tadjiks à s’installer en Russie.

Rédigé par :

La rédaction 

Une publicité pour un voyage en bus vers les villes sibériennes, province de Sughd, Tadjikistan, hiver 2018. Photo tirée du livre « Paradoxes of Migration in Tajikistan Locating the good life » d'Elena Borisova.
Une publicité pour un voyage en bus vers les villes sibériennes, province de Sughd, Tadjikistan, hiver 2018. Photo tirée du livre « Paradoxes of Migration in Tajikistan Locating the good life » d'Elena Borisova.

Près d’un million de Tadjiks résident en Russie tout au long de l’année, et envoient un montant significatif de transferts de fonds issus de leurs revenus au cours de la migration. Cependant, la migration n’est pas uniquement liée à l’argent, explique Elena Borisova : les attentes sociales autour de la respectabilité d’une personne jouent un rôle déterminant dans la motivation qui pousse les Tadjiks à s’installer en Russie.

L’économie du Tadjikistan dépend fortement des transferts de fonds, provenant en grande majorité du millions de citoyens travaillant en Russie. Ces derniers doivent faire face à la xénophobie, à un régime qui devient de plus en plus restrictif, ainsi qu’au risque d’être enrôlé dans l’armée russe pour combattre contre l’Ukraine. Qu’est-ce que la véritable motivation qui pousse les Tadjiks à poursuivre leurs migrations vers la Russie, en dépit des risques qui augmentent ?

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Afin de discuter des paradoxes de la migration du Tadjikistan vers la Russie, Novastan a interviewé Elena Borisova, anthropologue à l’Université du Sussex. Originaire de Russie, la chercheuse examine le phénomène de la migration depuis 2012. Lors de son premier terrain, elle a eu l’opportunité de rencontrer une femme ouzbèke du Tadjikistan, qui l’a invitée à l’accompagner dans son village natal situé au Nord de son pays natal. Puis, entre 2017 et 2019, Elena Borisova a mené pendant quatorze ans un travail ethnographique, dans le cadre de sa thèse, sur les migrants tadjiks en Russie. Sur la base de ses recherches, elle a publié le livre « Paradoxes of migration in Tadjikistan : Locating the good life », qui est disponible gratuitement sur le site de UCL Press.

Les préjugés sur la migration depuis le Tadjikistan

Elena Borisova relève principalement deux préjugés courants par rapport à la migration en Russie, qui s’appliquent souvent au principe général de la migration.

Premièrement, la migration est souvent perçue comme un phénomène « nouveau », sans histoire. Comme l’ont souligné ses collègues Malika Bakhovadinova et Isac Scarborough, à la fin de la période soviétique, il existait des programmes de réinstallation des populations d’Asie centrale en Russie. Ces derniers se sont révélés infructueux, car les Centrasiatiques ne souhaitaient pas partir. Les ethnographes, ainsi que les sociologues russes, ont interprété cette défaillance comme le résultat d’un traditionalisme inhérent à l’Asie centrale. Cependant, après la chute de l’Union soviétique, les crises économiques qui ont profondément touché les républiques d’Asie centrale ont également poussé un nombre considérable d’habitants à migrer vers la Russie. Ce phénomène a suscité l’intérêt de nombreux chercheurs russes.

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Deuxièmement, la migration est souvent analysée à travers les théories économiques, dans lesquelles les migrants sont considérés comme des acteurs rationnels qui s’efforcent à maximiser leurs gains économiques. C’est une démarche associée à la logique de « push-pull » : l’Asie centrale aurait une « main d’œuvre excédentaire » donnant lieu à un « flux » de migrants qui serait « absorbé » par l’économie russe. Cette approche conduit à négliger les motivations, les expériences personnelles des migrants, ainsi que les obstacles auxquels ils doivent faire face. Pourquoi les Tadjiks ressentent-ils l’exigence de migrer ? Les motivations varient, selon l’anthropologue.

La migration comme une possibilité d’atteindre le « bien-être »

La recherche de Elena Borisova montre un lien plutôt intime entre la migration et l’exigence de conduire une « bonne vie ». Il ne s’agit pas seulement de progresser au niveau économique mais aussi d’être reconnu comme une personne respectable par la communauté. Afin d’atteindre ce statut, il faut s’engager dans des projets de vie importants, comme se marier, construire une maison, également une famille, prendre soin des personnes âgées, tout en temps et de manière opportune. Après la chute de l’Union soviétique, il est devenu impossible d’achever ces projets en travaillant au Tadjikistan. Par conséquent, la migration s’est révélée comme une opportunité pour combler des attentes sociales.

Le village où Elena Borisova a vécu et mené son travail ethnographique, dans la province de Sughd, au nord du Tadjikistan, a été transformé par le projet de modernisation soviétique des années 1950. Une usine a été construite, fournissant du travail, ainsi que des infrastructures. Des écoles, des jardins d’enfant, des librairies, ou encore un centre culturel d’envergure ont été construits : cela a contribué à une transformation graduelle des modes de vie des habitants. Les produits fabriqués dans les usines locales étaient envoyés jusqu’à Moscou et la jeunesse locale voyageait à travers l’URSS pour poursuivre les études et le service militaire. Les diplômés provenant de l’Union soviétique venaient également au Tadjikistan pour travailler et de nombreuses personnes de différentes ethnies s’entremêlaient tant au travail dans l’usine, que lors d’activité sociales. Le russe est devenu la langue véhiculaire, car il reflétait une partie incontournable de cette modernité.

Lire aussi sur Novastan : Comment les migrants nourrissent le Tadjikistan

Après la chute de l’Union soviétique, la « modernité » qui était apparue, a été mise sous pression. La circulation des marchandises, ainsi que des personnes à travers l‘espace soviétique, a été interrompue et les infrastructures se sont détériorées. Ces changements ont été perçus comme une forme d’isolement pour le village. Les relations sociales et interethniques ont vécu une détérioration lorsque les usines et les équipements sociaux ont fermé.

La migration en Russie a commencé progressivement dans les années 1990, pourtant elle a connu un véritable essor au début des années 2000, après la fermeture de la frontière avec l’Ouzbékistan. Aller en Russie était une tentative de suivre la modernité qui, elle-même, était déjà liée à l’idée de mobilité dès l’implantation de l’industrie. Il ne s’agissait pas seulement de compenser une lacune financière, mais aussi de concevoir l’idéal d’un individu moderne et cultivée.

Préserver la modernité

Un paradoxe tragique surgit lorsque les Tadjiks arrivent en Russie. Cette modalité de construction de soi n’est pas perçue comme pertinente dans la société russe. En outre, le régime migratoire russe considère les Centrasiatiques comme non qualifiés et jetables. Au contraire, les Tadjiks sont là pour créer de la modernité au bénéfice des classes moyennes russes, pourtant ils ne sont jamais reconnus comme étant modernes eux-mêmes par les Russes.

Bien que les conceptions d’une vie « respectable » puissent varier dans différentes parties du Tadjikistan, elles sont toujours liées à des attentes sociales qui peuvent être considérées comme contradictoires. Dans son livre, Elena Borisova met en lumière l’exemple d’un homme qui est enfant unique et qui n’a pas de fils.

Tout cela l’oblige à prendre soin simultanément de sa famille et de ses parents âgés, c’est pourquoi il doit être physiquement présent dans son village. Cependant, il est indispensable de les soutenir financièrement, de leur construire une maison et d’organiser des festivités importantes. Cela le force à migrer en Russie, pour travailler et gagner de l’argent. Ces attentes sociales contradictoires l’obligent à se déplacer constamment entre la Russie et le Tadjikistan, ce qui le met sous pression.

Lire aussi sur Novastan : La difficile situation des migrants tadjiks installés en Russie

Les mariages sont des événements sociaux qui marquent la création d’une famille, l’identité, le genre, ainsi que le statut dans une communauté élargie. Afin d’être perçu comme une « personne respectable », il faut se marier en temps voulu, avant d’être considéré comme trop vieux. En outre, les mariages génèrent des obligations sociales qui sont essentielles afin d’établir des réseaux. Lorsqu’une personne invite quelqu’un à son mariage, cette dernière lui « doit » quelque chose et il peut se retourner vers elle pour un soutien à l’avenir.

L’ampleur des festivités ont connu progressivement des changements au fil du temps ; par ailleurs des recherches suggèrent qu’elles étaient plus vastes à la fin de la période soviétique. Cependant, les festivités ont considérablement diminué durant le ralentissement économique post soviétique et la guerre civile dans les années 1990 ; mais elles ont à nouveau pris de l’ampleur en raison de la migration.

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Travailler en Russie a permis aux gens d’avoir accès à plus de moyens financiers, et cela a exacerbé la concurrence en matière de banquets. Les gens ressentent de la pression pour organiser des événements familiaux somptueux, par conséquent ils sont souvent obligés de se rendre en Russie et gagner suffisamment de l’argent afin d’apporter un soutien majeur.

Un autre paradoxe est indéniablement lié à la citoyenneté. La Russie a durci son régime de migration depuis 2012, et en 2016, une « liste noire » des Tadjiks interdits d’entrer en Russie a été introduite. Afin de ne pas être inscrits, un large nombre de Tadjiks ont essayé d’obtenir la citoyenneté russe. Cependant, cela ne doit pas être considéré comme un souhait « d’appartenir » à la Russie ; mais plutôt comme une tentative de faciliter l’achèvement des obligations et des attentes sociales au pays. Cela, plutôt que la question liée à la « légalité » est leur principale préoccupation. Les gens ne se préoccupent des interdictions d’entrée et du statut illégal que dans la mesure où cela peut affecter la temporalité de leur existence sociale.

L’impact de l’invasion de l’Ukraine par la Russie

Les recherches d’Elena Borisova en collaboration avec Malika Bakhodinova examinent comment la Russie instrumentalise l’institution de la citoyenneté afin de recruter de la main-d’œuvre pour sa guerre en Ukraine. Le régime accorde la citoyenneté en récompense du service militaire et menace de violence policière ou de révocation de la citoyenneté lorsque les citoyens naturalisés ne répondent pas aux attentes militaires.

Les Tadjiks mobilisent leur expertise acquise au fil des décennies sur la bureaucratie russe et l’évolution des lois migratoires pour tenter de naviguer entre ces risques existentiels.

Dans les médias russes, cette situation a donné lieu à une nouvelle représentation, devenue populaire : celle d’un « migrant avec un passeport russe ». Ce concept montre comment la frontière entre un migrant et un citoyen devient de plus en plus floue.

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Des développements comme ceux-ci modifient la perception que les Tadjiks ont de la Russie et de la migration. C’est pourquoi de nombreux Tadjiks cherchent à s’installer ailleurs. Mais cela est souvent plus facile à dire qu’à faire : les Tadjiks se sont installés en Russie depuis des décennies, il y possèdent souvent des biens, et leurs enfants ne parlent parfois que russe. En attendant, les gouvernements d’Asie centrale explorent de nouvelles destinations pour offrir d’autres opportunités d’emploi à leurs citoyens.

Par exemple, l’Ouzbékistan a signé des accords avec plusieurs pays, dont l’Allemagne, qui a recruté des travailleurs ouzbeks dans le secteur des soins. L’Ouzbékistan cherche également à renforcer la coopération avec l’Arabie saoudite, la Corée du Sud, la Turquie et le Royaume-Uni, considérées comme des destinations potentielles pour les travailleurs migrants. Seul l’avenir dira si la diversification des destinations des travailleurs migrants d’Asie centrale se poursuivra.

Par Douwe van der Meer
Rédacteur pour la version anglaise de Novastan


Traduit de l’anglais par Lisa d’Addazio

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Commentaire (1)

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Baticle, 2025-06-22

Article très intéressant par son analyse très fine des motivations des tadjikes pour aller travailler en Russie.

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