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Pourquoi les femmes d’Asie centrale ont-elles rejoint divers groupes terroristes religieux ?

Ces dernières années, des femmes du monde entier ont rejoint l’Etat islamique et d'autres groupes terroristes religieux. L'Asie centrale ne fait pas exception à la règle. Quelles sont les motivations des femmes et filles à partir pour les zones de guerre ? Novastan a interrogé trois experts sur cette question.

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Les femmes et les filles d'Asie centrale sont aussi attirées par l'Etat islamique (illustration).

Ces dernières années, des femmes du monde entier ont rejoint l’Etat islamique et d’autres groupes terroristes religieux. L’Asie centrale ne fait pas exception à la règle. Quelles sont les motivations des femmes et filles à partir pour les zones de guerre ? Novastan a interrogé trois experts sur cette question.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 28 mai 2021 par notre version allemande.

Du 22 février au 24 mars dernier, la 46e session du Conseil des droits de l’homme des Nations unies s’est tenue à Genève. Lors de son discours le 4 mars dernier, Fionnuala Ní Aoláin, la rapporteuse spéciale sur la promotion et la protection des droits de l’Homme et des libertés fondamentales dans la lutte contre le terrorisme, a évoqué la situation des femmes après la défaite de l’État islamique (EI).

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La diplomate a félicité les gouvernements du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan, du Tadjikistan et de la Russie pour avoir rapatrié leurs citoyens de Syrie et d’Irak. Dans le même temps, elle a attiré l’attention sur de nombreux exemples dans lesquels des familles entières ont été punies par les autorités antiterroristes. Les enfants nés sous le régime de l’EI n’ont pas reçu de papiers ou ont été enlevés à leur mère et placés dans des orphelinats.

À cet égard, il est important de comprendre pourquoi des femmes et des filles se sont rendues dans des zones de guerre, parfois même avec leurs enfants, et ont rejoint des organisations terroristes. Novastan s’est entretenu avec des experts renommés du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Tadjikistan sur ce sujet.

La recherche d’un moyen de subsistance

Rustam Azizi, directeur adjoint du Centre de recherche islamique auprès du président de la République du Tadjikistan, voit un motif fondamental dans le regroupement familial. « Ces femmes ont une mentalité orientale et vivent dans une société traditionnelle où la femme doit toujours suivre son mari. D’après les statistiques disponibles, nous pouvons dire que plus de 90 % des femmes qui sont parties ont suivi leurs parents masculins », décrit l’observateur tadjik à Novastan. 

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Rustam Azizi est directeur adjoint du Centre de recherche islamique auprès du président de la République du Tadjikistan.

Elles suivent leur mari non seulement par amour, mais bien plus souvent par nécessité de pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. En fait, il n’y a pas d’État-providence développé en Asie centrale, le soutien financier du gouvernement est plutôt symbolique et ne suffit pas à maintenir les moyens de subsistance de façon permanente.

Nourgoul Esenamanova est maître de conférences à l’Académie de droit kirghiz. Ses recherches portent sur les extrémistes religieux et les terroristes dans le système pénal. À l’aide d’exemples concrets, Nourgoul Esenamanova souligne les aspects essentiels de la motivation de nombreuses femmes. « Une femme de la ville d’Och a connu de gros problèmes dans sa famille. Son mari a émigré en Russie en tant que travailleur invité, où il s’est ensuite remarié. Dans cette situation, elle a dû vivre avec sa belle-mère », décrit la chercheuse kirghize à Novastan.

Le risque d’une stigmatisation psychologique

« Les relations entre les deux ont toujours été difficiles, de toute façon. D’un côté, cette femme était très stressée parce que son mari avait trouvé une autre femme. D’autre part, elle ne pouvait pas non plus quitter cette famille, elle devait continuer à vivre avec sa belle-mère car la société locale n’accepte pas les divorces », ajoute Nourgoul Esenamanova.

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« De plus, elle n’avait pas un niveau d’éducation suffisant pour trouver du travail et nourrir ses trois ou quatre enfants. Elle a continué à essayer de rester dans cette famille. Mais un jour, elle s’est rendue à l’aéroport avec ses enfants pour se rendre dans la zone des organisations terroristes. Elle a été arrêtée », explique la chercheuse. « Elle était sûre que dans le « califat », les enfants reçoivent des couches gratuites et que les mères reçoivent un soutien financier suffisant. Par conséquent, nous pouvons dire qu’elle a cherché une aide matérielle et une protection psychologique et physique dans l’organisation religieuse-terroriste », explique l’expert. 

La stigmatisation psychologique dans la société traditionnelle joue, avec les facteurs matériels, un des rôles les plus importants dans la décision de partir pour la zone de combat. Plus la société est traditionnelle, plus le risque de stigmatisation des femmes en cas de divorce est élevé. Dans ce cas, beaucoup décident de quitter cette société et de chercher le bonheur ailleurs, y compris dans des organisations terroristes à l’étranger.

Victimes de fraude

Rustam Azizi estime que de nombreux hommes et femmes ont été trompés et se sont retrouvés en Syrie et en Irak contre leur propre volonté. En tant que travailleurs migrants en Russie, ils n’étaient souvent pas satisfaits des conditions de travail et des salaires. Lorsqu’un travail en Turquie leur a été proposé pour gagner plus, beaucoup ont accepté et ce n’est qu’une fois arrivés à destination qu’ils se sont rendus compte qu’ils étaient déjà en Syrie ou en Irak. Ils étaient devenus des victimes de trafiquants.

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Tatiana Dronzina, qui étudie le phénomène du terrorisme féminin depuis les années 1980, a publié plusieurs ouvrages de référence et mené des recherches sur le terrain en Asie centrale. Elle rapporte que des femmes et des jeunes filles ont rejoint des groupes terroristes pour fonder une famille. « De nombreuses femmes qui étaient déjà considérées comme des « vieilles filles » dans leur société aspiraient à fonder une famille et à avoir des enfants. Soit dit en passant, il ne s’agit pas seulement de femmes, mais aussi de jeunes filles qui ont entamé une histoire d’amour sur Internet. Malheureusement, pour beaucoup d’entre elles, cela a été une tragédie », décrit Tatiana Dronzina.

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Tatiana Dronzina étudie le phénomène du terrorisme féminin depuis les années 1980.

Selon la scientifique, la recherche de nouvelles expériences joue également un rôle. « L’envie de vivre une expérience nouvelle et intéressante. Au Kazakhstan et au Kirghizstan, de nombreuses femmes parties pour l’EI viennent de régions déprimées, où la vie est tellement peu diversifiée et pauvre qu’une personne a vraiment envie de vivre une expérience intéressante », estime l’experte.

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Quant au rôle des femmes dans les organisations terroristes religieuses, les trois experts s’accordent à dire qu’elles n’ont aucune chance d’obtenir un poste de direction dans ces groupes. Les femmes gèrent le foyer et élèvent les enfants. Si le mari est tué au combat, la femme est obligée de se remarier, ce qui est en contradiction avec les normes religieuses.

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Nourgoul Esenamanova a toutefois noté que, contrairement aux groupes terroristes violents, les femmes occupent des postes de direction dans les groupes extrémistes religieux non-violents tels que Hizb ut-Tahrir ou Yakyn Inkar. Par exemple, elles sont enseignantes dans des groupes de femmes ou dirigent leurs structures régionales. 

Déradicalisation

Rustam Azizi ajoute que les femmes se sont montrées très efficaces dans le travail de propagande des organisations terroristes religieuses. « Les femmes sont très activement utilisées dans le travail de propagande aujourd’hui, surtout en ce qui concerne le facteur émotionnel. Dans la société traditionnelle, si une femme demande aux hommes quelque chose comme « nous, les femmes, avons besoin de votre protection, protégez notre honneur », cela a un effet très fort », explique le chercheur tadjik. Selon Rustam Azizi, peu de femmes ont été formées comme combattantes. Ces cas sont généralement des exceptions et ne reflètent pas la situation générale.

La question de la déradicalisation des femmes rapatriées et de leurs enfants n’est pas claire.  Rustam Azizi ne considère pas que ces femmes ont un grand potentiel de propagation des idéologies extrémistes ou terroristes. « Il n’y a pas non plus besoin de parler de leur radicalisation, car la majorité des femmes rapatriées a été amnistiée. Au cours des entretiens avec elles, nous avons remarqué qu’elles ne montrent aucune façon radicale de penser ou de se comporter. Ces femmes ont un mode de pensée ordinaire et traditionnel, elles ont un niveau d’éducation moyen. Ces personnes constituent la majorité absolue », affirme le scientifique.

Tatiana Dronzina a une vision plus sceptique de la situation. « Comment déradicaliser et réintégrer dans la société les femmes qui sont rentrées de manière indépendante ou qui sont rentrées d’Irak et de Syrie grâce à l’opération humanitaire-diplomatique « Jusan » ? Les résultats de ce processus ne sont pas tout à fait clairs. Si le pronostic est positif aujourd’hui, cela ne signifie pas que ce sera le cas à l’avenir », conclut l’experte.

Roman Weizel
Rédacteur pour Novastan

Relu par Izold Guégan

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