Accueil      Entre héritage historique et néo-impérialisme : pourquoi la Turquie a fait le choix de renommer l’Asie centrale en Turkestan

Entre héritage historique et néo-impérialisme : pourquoi la Turquie a fait le choix de renommer l’Asie centrale en Turkestan

La Turquie a choisi d'utiliser dans ses manuels le terme historique de Turkestan pour désigner l'Asie centrale. Un terme galvaudé pour désigner la région, qui s'appuie sur une vision politique.

Turkestan Mausolée
Au Kazakhstan, le terme Turkestan a donné son nom à une ville du Sud connue pour son mausolée. Photo : Petar Milosevic / Wikipedia Commons.

La Turquie a choisi d’utiliser dans ses manuels le terme historique de Turkestan pour désigner l’Asie centrale. Un terme galvaudé pour désigner la région, qui s’appuie sur une vision politique.

Depuis octobre dernier, la Turquie a officiellement remplacé le terme « Asie centrale » par « Turkestan » au sein de ses programmes scolaires. Par ce changement, la Turquie rappelle à tous que l’Asie centrale est un terrain d’influences et de convoitises de la part de toutes les grandes puissances avoisinantes.

Mais quel est le poids exact de ce terme ? Novastan fait un point sur son historique et sa portée.

Turc, turcique ou les deux ?

En préambule, deux termes sont à différencier : turc et turcique. Au sein du monde académique moderne, le mot « turcique » désigne une grande famille ethnolinguistique, dont le turc n’est qu’un membre, désignant quant à lui le peuple et la langue de l’actuelle Turquie. La langue ou le peuple kazakh, mais aussi ouzbek, turkmène, ouïghour et kirghiz par exemple, sont turciques.

Inter-compréhensibles à des degrés différents, toutes ces langues proviennent bien d’une origine et d’une civilisation commune. Les premières peuplades turciques sont originaires des environs de la région de l’Altaï, des actuelles Russie et Mongolie.

L’identité turcique, par ses différentes tribus, s’est déplacée progressivement en direction de l’actuelle Asie centrale, en partie à cause de la pression de la civilisation mongole. La migration la plus marquante est souvent attribuée à celle de l’Empire seldjoukide, fondé au Nord de l’actuel Iran. Triomphant de l’Empire byzantin, il marquera le début de la présence de la culture turcique en Anatolie à partir du début du XIème siècle.

Cette utile séparation linguistique n’est pas cantonnée au monde académique occidental. En langue turque, « Turk » et « Turki » crée la même distinction que « turc » et « turcique ». Mais opérée de manière variable et plus ou moins stricte dans les dires et les écrits académiques, il n’est pas rare que le mot « turc » désigne l’entièreté de ces langues et de ces identités, au gré des simplifications ethniques ou des choix individuels.

Emergence et réappropriations du Turkestan

Littéralement « pays des Turcs », le mot Turkestan est une dénomination persane dont la première apparition connue date d’il y a environ 13 siècles. Le territoire qu’il désigne a vu ses frontières évoluer au fil des siècles mais inclut généralement ce qui se trouve entre le sud du Kazakhstan actuel, l’ouest de la Chine, le nord de l’Afghanistan et la mer Caspienne.

Le terme a été largement utilisé aux tournants des XIXème et XXème siècles, repris pour désigner le Turkestan chinois et le Turkestan russe. En 1918, la République socialiste soviétique autonome du Turkestan est créée, rappelle le média américain Radio Liberty.

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Très vite pourtant, cette république a été divisée par les autorités soviétiques, choisissant délibérément de morceler les identités centrasiatiques par la création des républiques soviétiques kazakhe, ouzbèke, turkmène, tadjike et kirghize en 1924.

De la naissance de ces républiques à aujourd’hui, le « pays des Turcs » a laissé place à des dénominations géographiques, ethniques et linguistiques plus précises et excluantes. L’indépendance acquise par la chute de l’URSS n’a pas renversé cette tendance.

La naissance d’Etats-nations

La création des Etats-nations et des récits nationaux a même accentué les différences entre les pays d’Asie centrale. Depuis les années 1990, ces Etats ont essentiellement focalisé leurs efforts sur les questions de diversité ethnique et linguistique. Se posent des questions sur la réémergence des langues locales face au russe et sur la place des minorités, avec l’exemple notable de l’autonomie du Karakalpakstan en Ouzbékistan.

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Au Kazakhstan, le terme Turkestan ne désigne d’ailleurs aujourd’hui plus qu’une ville touristique du sud du pays, aux accents historiques et spirituels. Mais les années 2000 ont montré que les dirigeants d’Asie centrale n’en ont pas pour autant oublié le lointain et puissant cousin anatolien.

Les grandes ambitions turques en Asie centrale : une vision réductrice ? 

En renommant l’Asie centrale « Turkestan », la Turquie compte capitaliser sur un rapprochement toujours plus probable des états turciques autour de leur histoire, leur culture et leurs intérêts économiques communs. En 2009 a été créée en ce sens l’Organisation des Etats turciques (OET), de laquelle la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kirghizstan, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan sont membres et dont le Turkménistan reste observateur.

Officiellement, cette organisation travaille au rapprochement de tous ces pays au sein de pas moins de 30 secteurs différents, allant de la coopération douanière à la coopération énergétique en passant par le secteur de l’éducation.

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Aussi symboliquement que concrètement, la guerre russe en Ukraine oblige à trouver des alternatives politiques et économiques. C’est en ce sens que la Turquie (ré)apparait comme un partenaire potentiellement fiable et d’apparence mieux intentionné, plein d’idées, mais dont les bienfaits et la légitimité restent à l’appréciation de chacun.

Effacer le turcique au profit du turc

Depuis 1991, la Turquie pousse par exemple à l’uniformisation de toutes les langues turciques autour d’un seul alphabet latin commun. Cependant, le chemin à parcourir est bien plus compliqué pour les Etats centrasiatiques, qui étaient sous influence russe, que pour la Turquie, comme le rappelle Fergana News.

Plus riche, plus rayonnante et décisive sur la scène internationale, c’est la Turquie qui entend endosser le rôle de leader de cette histoire commune. En s’appuyant sur un terme historique, la Turquie construit sa propre perception des pays d’Asie centrale et tente de désigner la marche à suivre pour le futur de l’identité turcique. L’Asie centrale n’existe plus au profit d’une identité non seulement turcique, mais d’abord turque.

Cette uniformisation et cette simplification identitaire n’est pas sans défauts ou questionnements.

Quelle place pour les identités perses ?

En première ligne, cette décision plonge dans le flou la question de la reconnaissance de l’identité tadjike, rattachée au monde perse, dans cette région, rappelle The Diplomat. Alors que l’héritage persan continue à avoir du mal à se faire reconnaître à sa juste valeur en Asie centrale, c’est aussi la diversité des identités turciques, parfois difficilement acquises au gré de l’histoire, qui s’invisibilise légèrement.

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Enfin, certaines réactions négatives à cette décision vont bien au-delà des frontières de l’Asie centrale. Selon The Diplomat, Moscou, Pékin et Téhéran auraient à craindre ces tentatives de rapprochement de la Turquie auprès de l’Asie centrale, exerçant déjà tous les trois leur propre influence dans la région. Il reste à déterminer s’il y a assez de place pour tant de convoitises.

Helmand Gardezi
Rédacteur pour Novastan

Relu par Charlotte Bonin

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