Avec son dernier documentaire Les rythmes du temps perdu, Anissa Sabiri propose un voyage à travers les régions les plus reculées du Tadjikistan, derniers vestiges d’une culture ancienne. Novastan a eu l’occasion de voir en exclusivité le film de la jeune réalisatrice tadjike et de s’entretenir avec elle.
« Quelqu’un a dit que les traditions sont comme un fil de vie porté à travers le temps, un lien avec nos ancêtres, une sorte de code pour communiquer entre les générations passées et futures ». Cette phrase d’ouverture situe d’emblée le documentaire Les rythmes du temps perdu.
Le film de 45 minutes a été réalisé par Anissa Sabiri, une réalisatrice tadjike. Il se présente comme un travail ethnographique captant des instants de vie des contrées les plus reculées du Tadjikistan, « un pays méconnu au fin fond duquel s’éteignent les dernières braises d’une culture ancienne ». Le film a été finalisé durant les études de la réalisatrice, à Londres.
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Le court-métrage est présenté pour la deuxième édition du festival du film du Calvert Journal, qui se déroulera en ligne du 18 au 31 octobre prochain. Le festival cherche à explorer les questions contemporaines de l’Europe de l’Est, et des pays post-soviétiques à travers le regard de ses cinéastes indépendants.
A la recherche de traditions ancestrales
Le Tadjikistan abrite une culture riche et complexe, avec des pratiques traditionnelles remontant à l’époque zoroastrienne. Celles-ci ont évolué parfois naturellement mais aussi en s’adaptant tant bien que mal aux exigences changeantes de l’influence soviétique, islamique et capitaliste.
En mettant l’accent sur les traditions musicales, des experts locaux et des habitants des régions les plus reculées du pays racontent leurs coutumes, qu’il s’agisse d’assister à un mariage, des cérémonies du feu ou bien même, des funérailles. La vie des anciens Tadjiks a semble-t-elle toujours été rythmée par la musique, et ce documentaire donne l’occasion d’entendre ce à quoi elle ressemblait autrefois.
Interrogée par Novastan, Anissa Sabiri décrit que la réalisation de ce film résulte de ses propres expériences. Avant d’être cinéaste, la jeune réalisatrice a travaillé comme guide touristique pendant sept ans, où elle a visité les régions les plus reculées du Tadjikistan et établi des liens avec la population locale. Ainsi, Anissa Sabiri a pu être le témoin de coutumes uniques et elle a été enthousiasmée par une philosophie profonde de cette culture.
En tant que citadine, Anissa Sabiri n’est pas une habituée de ces villages isolés, mais elle est tombée sous le charme des rythmes de cette culture si puissante qui lui parlait sincèrement. Elle a alors commencé à lire et à explorer des documents ethnographiques pour mieux les comprendre. Attristée par le fait que ces traditions soient en danger, elle caressait l’idée de les documenter, bien avant de se mettre au cinéma.
Des pratiques uniques et une approche ethnographique
Le tournage a eu lieu en 2018, dans des régions qui ont conservé la plupart des anciennes traditions comme à Zeravchan, dans la vallée de Ferghana, ainsi que dans le Haut-Badakhchan. Compte tenu de la géographie montagneuse du pays, le voyage n’a pas été facile, mais il était important pour la réalisatrice de « montrer que les traditions pratiquées au Badakhchan l’étaient aussi dans la région de Soghd », décrit Anissa Sabiri à Novastan.Lire aussi sur Novastan : Comment cinq jeunes se battent pour la préservation des langues du Pamir
« Malheureusement les traditions ont disparu dans cette région, car celle-ci est moins isolée et l’influence d’autres cultures et de la mondialisation y est plus forte. Ce n’est donc pas la culture qui diffère d’une région à une autre, mais la manière dont elles peuvent réagir aux nouvelles tendances. Et comme la culture traditionnelle est confrontée à de nombreux dangers, les gens ne sont pas prêts à montrer certaines traditions », estime-t-elle.
Pour avoir accès aux cérémonies funéraires du Badakhchan, il lui a fallu nouer une relation de confiance avec les personnes âgées des communautés filmées. « Dans certains cas, le succès des tournages dépendait du soutien des autorités, de la communication avec la population locale et des relations personnelles que j’avais grâce à mes antécédents de militante culturelle, d’écrivaine et de guide touristique. Et quand les gens savaient qu’il y avait de bonnes intentions, ils étaient très ouverts à participer. Mais, bien sûr, il y a toujours l’étape suivante, qui consistait à se lier aux personnages et à leur faire confiance », décrit Anissa Sabiri. La réalisatrice a du faire preuve d’honnêteté dans son respect pour les villageois, tout en montrant sa passion absolue pour préserver leur mode de vie.
Ainsi, en quête de traditions oubliées, la réalisatrice et son équipe transportent le public au sommet des montagnes tadjikes pour découvrir le maddo. Il s’agit d’une musique rituelle sur laquelle les Tadjiks des montagnes enterrent leurs proches. Les villageois dansent et chantent non seulement pendant les mariages, mais aussi pendant les funérailles.
L’une des scènes marquante du film représente des funérailles à Pendjikent, dans l’ouest du pays. Avec sa caméra intimiste, Anissa Sabiri décrit un moment très difficile à filmer. « Ce qui était le plus difficile, c’est que les deux caméramans étaient des hommes et que nous devions filmer la partie de la cérémonie réservée aux femmes, là où les hommes n’étaient pas autorisés à se rendre. Mais la famille nous a laissé filmer, et au début, nous gardions nos distances. Puis, je pense que tout le monde a oublié notre présence », explique la réalisatrice. Une situation qui aurait probablement été différente dans d’autres régions du Tadjikistan, plus conservatrices, estime Anissa Sabiri.Lire aussi sur Novastan : « Muhabbat » : un échange musical avec le Tadjikistan
Unique en son genre, cette musique funéraire transcendantale fascine notamment le musicien britannique Leo Abrahams, un autre protagoniste, qui en a entendu un enregistrement il y a de nombreuses années. Frappé par cette beauté inhabituelle, il s’est rendu au Tadjikistan à la recherche de cette musique envoûtante afin d’en être le témoin direct.
Un patrimoine précieux encadré par une loi restrictive
L’un des propos de ce film est un message au monde : la survie de ces traditions est aujourd’hui plus menacée que jamais. Les protagonistes du film, musiciens et historiens, le confirment. « Nous avons presque tout perdu, nous avons perdu 90 % de tout le patrimoine », affirme Goulomcho Safarov, l’un des héros du film.
Si l’URSS a sa part de responsabilités dans la disparition de ces traditions, ce sont aujourd’hui la mondialisation et la pression politico-religieuse qui font disparaître les derniers vestiges de cette culture traditionnelle. Depuis la fin de la guerre civile en 1997, la population locale navigue entre la montée de l’autoritarisme et le conservatisme culturel.
Cela fait près de 15 ans que les Tadjiks ne sont plus autorisés à pleurer lors des funérailles d’un défunt ou à organiser une veillée, et encore moins à chanter et à danser. Depuis 2007, le gouvernement tadjik décide de ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire lors des événements importants de leur vie. La loi sur la réglementation des traditions et des rituels régit tous les rituels populaires. Bien que ces rites traditionnels lors des funérailles se faisaient de plus en plus rares avant l’adoption de la loi, celle-ci joue un rôle important dans la disparition de cette tradition.
Un certain regard sur l’histoire du Tadjikistan
Anissa Sabiri est née à Douchanbé, la capitale tadjike, en 1991, tout comme le Tadjikistan indépendant contemporain suite à l’éclatement de l’URSS. C’est ce qui lui donne une vision et une approche toute particulière de l’histoire de son pays natal dont est ressorti la nécessité de capturer des traditions en voie de disparition qui pourraient ne pas être transmises à la prochaine génération.Lire aussi sur Novastan : Étoiles, tulipes et croix : que signifient les ornements de la tubeteïka, la coiffe traditionnelle tadjike ?
En tant qu’autrice primée, militante culturelle et photographe, son regard jeune sur l’histoire et les traditions passées ne peut laisser indifférent. La première du film s’est tenue dans la capitale tadjike en mai dernier, relaie le média tadjik Asia-Plus. Cette projection était importante aux yeux de la réalisatrice, car l’un des objectifs du film est de montrer la culture traditionnelle à la population locale. Le résultat a été saisissant puisque de nombreux spectateurs ont déclaré qu’ils avaient eu « l’impression d’avoir voyagé dans un autre pays » et « qu’ils ne savaient pas que ces traditions existaient », décrit la réalisatrice.
Son film précédent, The Crying of Tanbur, traitait de la guerre civile qui a façonné l’identité des Tadjiks nés de la perestroïka ou du début de le période post-soviétique. Elle y met en avant le son d’un instrument de musique rituel le tanbur, « qui pleure les traumatismes de la nouvelle génération ».
Plus largement, le travail d’Anissa Sabiri vise à mieux saisir l’identité tadjike et dans Les rythmes du temps perdu, elle remonte plus loin dans le passé. La réalisatrice souhaite « explorer le chemin parcouru par le peuple tadjik jusqu’à aujourd’hui pour perpétuer les traditions ». Pour elle, « les traditions sont le langage corporel et mental de l’expression de l’identité. Et, comme nous le voyons dans le film, notre peuple a dû subir de nombreuses guerres culturelles, et chacune d’entre elles a effectivement affecté notre identité ».Lire aussi sur Novastan : Regards sur le cinéma féminin d’Asie centrale
Concernant ses projets futurs, Anissa Sabiri aimerait continuer à exploiter les 30 heures de vidéo et d’audio qu’elle a collectés pour Les rythmes du temps perdu. Actuellement, elle travaille aussi sur un projet de long métrage dont l’histoire se déroule dans les derniers jours de la dissolution de l’Union soviétique, et met en scène une jeune femme originaire d’un village, qui tente de s’émanciper en ville, mais rencontre de nombreuses difficultés à cause de ses origines et de l’époque chaotique.
Anissa Sabiri reste très attachée aux questions des conflits d’identité et des frontières. « Je trouve ce thème fascinant, proche de mon cœur et très pertinent. En tant qu’enfant du Tadjikistan post-soviétique, élevée dans une famille complètement russifiée, je ressens moi-même ce conflit intérieur », décrit-elle.
Si Anissa Sabiri espère toucher le peuple tadjik avec Les rythmes du temps perdu, la réalisatrice cherche surtout une prise de conscience, et pourquoi pas la création d’un nouveau modèle qui réintégrerait au monde moderne ce qui a été perdu. Une chose est certaine : au Tadjikistan, la musique et la danse accompagnent les gens dans la joie et la tristesse depuis des siècles.
En attendant une sortie en salle au Tadjikistan, ce documentaire fait désormais le tour des festivals internationaux, comme le festival du film du Calvert Journal. Il semble pourtant que la principale reconnaissance attende la cinéaste chez elle, lorsque ses compatriotes seront plus nombreux à voir ce film.
Zoé De Nadaï Rédactrice pour Novastan
Relu par Charlotte Bonin
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