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Région ouïghoure : pourquoi les « camps de rééducation » ne menacent pas que les musulmans ?

Le "programme de rééducation" en œuvre dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang ne menace pas que les musulmans. Ce programme de surveillance et de contrôle de la population est inédit et pourrait préfigurer un nouveau modèle à reproduire pour de nombreux pays.

Rangées de détenus d'un camp de rééducation politique au Xinjiang
La Chine est soupçonnée de retenir plus d'un million de Ouïghours dans des "camps de rééducation".

Le « programme de rééducation » en œuvre dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang ne menace pas que les musulmans. Ce programme de surveillance et de contrôle de la population est inédit et pourrait préfigurer un nouveau modèle à reproduire pour de nombreux pays.

Novastan reprend et traduit un article initialement publié par le média en ligne spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana.ru.

En 2018, les journalistes et les défenseurs des droits de l’Homme du monde entier ont tiré la sonnette d’alarme. En cause : les « camps de rééducation » chinois où des dizaines, voire des centaines de milliers de musulmans turcophones de la Région autonome ouïghoure du Xinjiang, dans le nord-est de la Chine, sont soumis à êtres « redressés idéologiquement » de manière forcée et à de sévères peines d’enfermement.

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Ces personnes y sont envoyées sans enquête ni procès, et il leur est impossible de communiquer avec leur famille. Les autorités chinoises ont longtemps nié l’existence de tels camps, mais ont fini, fin 2018, par les reconnaître, et même les légaliser officiellement. En attendant les inspections de l’ONU, Beijing tente de prouver l’innocuité de ces établissements pénitentiaires. Les autorités chinoises ne sont pas près de les fermer, malgré le battage médiatique qui les entoure. La fermeture du pays et le manque d’informations rendent extrêmement difficile la compréhension de la réalité dans la région ouïghoure et de la volonté des autorités chinoises.

Dans ces conditions, le chercheur allemand Adrian Zenz a eu une idée simple mais lumineuse : collecter un large éventail de sources chinoises, depuis les articles de presse et les décrets gouvernementaux jusqu’aux portails des marchés publics. Grâce à ces documents, les origines du programme de rééducation se sont nettement précisées, ainsi que ses objectifs et les causes de son ampleur. Les résultats de l’étude ont été publiés par la revue scientifique Central Asian Survey.

Une pratique ancienne

En Chine, la pratique de la rééducation politique a débuté à l’époque de Mao Zedong (1949-1976). Dans les années 1950, le pays a mis sur pied un mécanisme de « correction par le travail » (« laogai »), implanté au sein du système pénitentiaire. Une personne condamnée par un tribunal était donc passible d’une peine de ce type. Le principe du laogai était différent de celui du laotsiao, ou « rééducation par le travail ». Celui-ci était largement employé depuis les années 1980 pour « démystifier » les dissidents, les manifestants et les malfrats de petite envergure condamnés à des peines administratives. Mais ce système relativement strict a suscité un mécontentement dans la société au XXIème siècle et s’est progressivement modifié. Les institutions du laotsiao se sont tournées vers le traitement forcé des toxicomanes.

En parallèle, Pékin a lancé une nouvelle pratique : la « transformation par l’apprentissage » (ou « Tsiaoiu Tjuanhua »). Le terme chinois « tjuanhua » signifie littéralement « transformation » : il est notamment utilisé par exemple au cours du processus d’isomérisation, lorsque certaines molécules se transforment en d’autres. On sait que des « leçons de rééducation » ont lieu depuis 2012, destinées à « faire revenir à une vie normale » des membres de la secte Falun Gong. Cette pratique est également appliquée dans le système éducatif public pour remettre dans le droit chemin les élèves en difficulté, bien que ceux-ci ne soient généralement pas transférés dans les fameux camps.

Des « écoles » plutôt que des prisons

Il est important de noter que dans la région ouïghoure, le système « tsiaoiu tjuanhua » se présente comme un système spécial de prévention, séparément des peines ordinaires de prison et de la rééducation par le travail (laogai). Les sujets de l’enquête dans la région ont expliqué que de nombreuses personnes suspectées d’extrémisme sont d’abord placées dans des centres de détention, puis, selon le degré de leur culpabilité, peuvent être envoyés en prison ou en rééducation.

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Il est révélateur que les établissements concernés ne soient pas appelés « prisons » ou « camps », mais « centres », voire « écoles ». Ces dénominations ne doivent pas être perçues uniquement comme des euphémismes hypocrites, il existe une réalité derrière qu’il faut distinguer : les autorités chinoises distinguent très clairement la rééducation par le travail de l’emprisonnement ou des camps de travail. Tout d’abord, tsiaoiu tjuanhua est utilisé pour garder une mainmise sur une large partie de la population et, d’autre part, son objectif n’est pas de punir ou d’isoler des délinquants individuels, mais de changer la conscience même des gens.

2014, début de la « lutte contre l’extrémisme »

Cependant, même dans la région ouïghoure, la notion de « rééducation » n’a été utilisée jusqu’en 2014 qu’à l’encontre de membres du Falun Gong, de fonctionnaires du parti corrompus ou de toxicomanes. Les autorités de la région ont par la suite gagné en popularité en rebaptisant le concept « lutte contre l’extrémisme », après quoi cette lutte s’est associée à la rééducation. Ainsi, en 2014, dans le district de Karghalik, aux environs de Kachgar, 259 « individus problématiques » ont été condamnés à une formation de dix jours comprenant discussions, exercices de rédaction et visualisation de vidéos éducatives, tout cela dans un lieu fermé qu’il était défendu de quitter.

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En 2015, des procédures similaires ont été menées dans un autre district : 42 personnes ont été forcées à marcher, chanter, étudier le Code pénal, regarder des vidéos patriotiques, se soumettre à des exercices de rédaction et jouer dans des spectacles durant deux semaines, après quoi, selon le rapport officiel chinois, toute la « promotion », les larmes aux yeux, avait regretté ses erreurs passées. Dans sa nature, ce genre de rééducation ressemble à la pratique de « l’autocritique » employée à l’époque de Mao Zedong.

D’après les rapports officiels, dans 85 à 90 % des cas, la personne est soignée après avoir été « rééduquée ». Au cours des dernières années, des infrastructures permanentes ont été destinées à cette mission, et ce, à tous les échelons, depuis les villages jusqu’aux districts. À en croire les portails des marchés publics et les entrepreneurs, ces bâtiments sont hautement sécurisés au moyen de hauts murs d’enceinte, de fils barbelés sous tension et de systèmes complexes de surveillance vidéo.

Refaçonner la conscience du peuple

Adrian Zenz souligne le changement non seulement de la politique intérieure des autorités chinoises actuelles, mais aussi de leur mentalité. Si elles s’escrimaient auparavant à changer le comportement répressible de certains individus, leur volonté est aujourd’hui de refaçonner la mentalité de groupes ethniques entiers. Les chiffres cités en 2015 dans plusieurs rapports du parti sont révélateurs : près de 5 % de la population influencée par l’extrémisme religieux est réellement convaincue par ces idées, 15 % soutient ces 5 % et 80 % n’a reçu aucune éducation et a une opinion fluctuante selon les circonstances. En rééduquant les deux premiers groupes, la paix et la sécurité seront assurées. En 2017, cette théorie a donc été mise en œuvre : dans les régions à majorité musulmane, le gouvernement chinois a commencé les internements dans des centres de rééducation sur la base de quotas fixes (de 5 à 20 %), soit les proportions des rapports.

Comme c’est souvent le cas dans l’histoire, le changement est venu d’une personne en particulier, à savoir le nouveau Secrétaire général du bureau local du Parti communiste chinois, Chen Quango. Son autorité s’est renforcée aux yeux de Pékin à la suite de la « pacification réussie » du Tibet, qui s’est opérée grâce à une forte recrudescence des effectifs de police et à la surveillance active de la situation dans les villages par les forces de la Sûreté de l’État.

Des centres immenses

Dans la région ouïghoure, Chen Quango a été plus dur encore. Dès le printemps 2017, il a procédé à des arrestations en masse d’Ouïghours et d’autres minorités musulmanes. La construction rapide de « centres de rééducation » a débuté, la plupart ne partant pas de zéro, mais se basant dans les académies de police, les centres de détention, et même de supermarchés existants. Les médias dirigés par le gouvernement publiaient pour leur part des offres d’emploi pour ces centres, les candidats ayant besoin de connaissances en psychotechnique et en psychologie criminelle, ainsi qu’en marxisme et en d’autres disciplines officieuses.

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Si, avant la nomination de Chen Quango, une seule offre liée aux centres de rééducation avait été publiée sur les portails de marchés publics, des dizaines sont apparues après mars 2017. Dans les premiers mois qui ont suivi le lancement de la campagne du Secrétaire général, le gouvernement a offert de fortes sommes pour ces marchés publics. Les descriptions des appels d’offres mentionnent la construction de nouvelles infrastructures ainsi que l’amélioration des plus anciennes au moyen d’arrivée d’eau chaude et de l’aménagement de toilettes et de réfectoires. Les bâtiments existants ont donc été transformés en camps d’internement permanent.

Pour se faire une idée de l’ampleur de la campagne, il suffit d’examiner la superficie des établissements concernés, généralement supérieure à 10 000 m2, jusqu’à atteindre parfois 82 000 m2 (avec une capacité moyenne de 1,5 à 2 détenus par mètre carré). La description détaillée des systèmes de sécurité (depuis la vidéosurveillance et le fil barbelé jusqu’aux quartiers spéciaux pour les policiers armés) prouve le caractère pénitentiaire de ces centres de rééducation.

Des « rééducateurs » recrutés pour leur loyauté politique

Dans le même temps, le système tjuanhua s’appuie sur un vaste réseau de centres de formation professionnelle possédant un second objectif : la rééducation politique. Est-il étonnant que ce soit dans le Xinjiang que l’on trouve autant d’offres d’emploi pour des postes de professeur de l’enseignement technique et professionnel, et que les compétences requises pour ces offres d’emploi soient les plus intéressantes au niveau financier du pays ? En réalité, les enseignants ne sont pas recrutés sur la base de leurs compétences, mais de leur loyauté politique et leur appartenance à l’ethnie Han.

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Au total, Adrian Zenz a rassemblé 78 contrats d’une valeur totale d’environ 112 millions de dollars (99,6 millions d’euros) destinés aux infrastructures à tous les échelons du pays (districts, villes, villages). Il s’agissait par ailleurs de contrats pour les territoires à majorité musulmane. Le chercheur souligne toutefois que les appels d’offres publiés ne représentent qu’une petite partie de l’ensemble du projet.

La mauvaise herbe et le pesticide

Outre ces centres, les autorités chinoises mènent une vaste campagne de propagande auprès de la population afin de l’affranchir de la crainte de la détention et de l’isolement. Une brochure en chinois et en ouïghour argumente ainsi : « Récemment, un certain nombre de personnes, en particulier les jeunes, ont été invitées à suivre des cours dans le cadre de la rééducation par l’apprentissage. De nombreux parents et proches ainsi que la population dans son ensemble ne comprennent pas le sens de cette démarche et la perçoivent avec appréhension ».

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Le document tâche alors de dissiper ces inquiétudes en qualifiant le réseau tjuanhua de « traitement médical gratuit », l’extrémisme religieux devant être soignée de la même manière qu’une dépendance à la drogue. Le remplacement des croyances religieuses par une idéologie gouvernementale « correcte » est assimilé à une décontamination. De telles analogies médicales expliquent pourquoi les autorités chinoises n’ont pas besoin de tribunaux ou d’enquêtes pour pousser la population vers les centres de rééducation. Tjuanhua étant un traitement utile, il est utile pour tout le monde. Comme le précise un fonctionnaire chinois, « il est impossible de séparer toute l’ivraie du bon grain. L’apprentissage sert alors de pesticide. Ceci explique l’ampleur du programme, qui vise avant tout les masses. »

Plus d’un million de personnes emprisonnées

Combien de personnes sont concernées par ces « pesticides » ? D’après des sources officielles, en février 2018, 693 273 personnes issues de 27 districts des préfectures d’Aksou, de Kachgar et de Hotan (dont 90,2 % de la population est turcophone) étaient internées dans ces centres de rééducation. 693 273 personnes. Cela représente près de 12,3 % du nombre total de non-Hans entre 20-79 ans. Selon d’autres sources, à Kachgar et dans le district de Yining, le nombre d’internés représentait environ 10 % de la population totale. À en croire les récits de Kazakhs et d’Ouïghours qui y ont été enfermés, ce nombre varie entre 10 et 20 %.

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En reportant ces chiffres sur l’ensemble du Xinjiang, on obtient plus d’un million de personnes actuellement enfermées ou ayant été internées dans ces camps. À titre de comparaison, en 2008, « à peine » 160 000 prisonniers étaient incarcérés dans les laogai de l’ensemble du pays.

Ces résultats ont de quoi alarmer. Initialement conçu comme un programme de lutte pour la sécurité dans la région, stratégiquement essentiel pour le projet « la Ceinture et la Route », le programme est devenu par la force des choses le plus important projet d’influence des masses sociales depuis la révolution culturelle. Les Ouïghours, les Kazakhs et les autres minorités du Xinjiang ne doivent désormais plus se contenter d’être loyaux, il faut également façonner leur mentalité.

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Et le Xinjiang n’est qu’un début. À l’instar des technologies testées dans les colonies et à l’abri des regards (tels les camps de concentration) qui se sont fortement développées au XXe siècle en Europe et en URSS, le Xinjiang peut servir de terrain d’expérimentation contemporain pour contrôler la population, expériences qui seront ensuite étendue à toute la Chine, voire au monde.

Artiom Kosmarski pour Fergana.ru

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Edité par la rédaction de Novastan 

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