La destruction de la vieille ville et la reconstruction de la capitale de la culture ouïghoure, Kachgar, se poursuit. Avec elle, c’est une architecture unique qui disparaît, mais aussi un mode de vie traditionnel.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 30 juin 2020 par le Central Asian Analytical Network.
En juin 2020, le Uyghur human rights project (UHRP) a publié un rapport sur Kachgar rédigé par William Drexel, jeune chercheur américain. William Drexel a obtenu magna cum laude une licence de sciences humaines à l’Université de Yale en 2016 et un master de pensée politique et d’histoire intellectuelle à l’Université de Cambridge en 2018. Il a bénéficié de la bourse Schwarzman à l’Université Tsinghua de Pékin de 2018 à 2019, où il a étudié le système de surveillance chinois.
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A l’automne 2018, l’auteur a effectué un court séjour au Turkestan oriental, où il a observé la destruction de la vieille ville de Kachgar, berceau de la culture ouïghoure, et a découvert des preuves non documentées d’une destruction culturelle plus récente dans d’autres régions.
Une importance historique et religieuse
En partie grâce à son emplacement géographique, Kachgar est dotée d’un héritage historique immense. La ville a abrité de nombreux royaumes et a été un joyau pour lequel différents empires se sont battus. Les traditions manichéennes, bouddhistes, zoroastriennes et nestoriennes s’y sont rencontrées.
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Lorsque l’islam et le monde turcique se sont invités en Chine via Kachgar, la ville était l’endroit où « les premiers musulmans ont été confrontés à une forte influence chinoise, persane, turque et indienne » en raison de « l’intersection naturelle des anciennes voies en provenance des capitales de l’Empire romain, de la Perse, de la Mongolie et de la Chine », selon Marco Polo, qui décrivait avec admiration la ville en 1271. Des siècles de transformations culturelles, de développement, de commerce et de connaissances religieuses transmises depuis l’Antiquité ont transformé la ville en épicentre culturel durable de l’Asie centrale.
La capitale des Ouïghours
Outre son importance historique de longue date en tant que carrefour des empires et des civilisations, la ville a également été pendant des siècles le cœur historique de la culture ouïghoure musulmane. Li Kai, écrivain et scientifique chinois, affirme que la ville représente « la culture ouïghoure par excellence », avec la plus forte concentration de Ouïghours dans le monde et un code culturel unique. L’histoire de Kachgar prend une nouvelle tournure lorsque l’armée populaire de libération (APL) occupe la ville en 1949, exigeant la « libération pacifique » de ses habitants. Depuis cette époque, la ville est sous le pouvoir des communistes, ce qui a conduit en partie à l’effacement de son patrimoine culturel.
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Il faut reconnaître que la situation géographique de la ville fait qu’elle a longtemps été considérée comme lointaine et mystérieuse par une grande partie du monde extérieur. Cependant, le gouvernement communiste a isolé Kachgar encore davantage, en limitant son accès aux touristes étrangers. Seules quelques personnes de confiance qui avaient approuvé le développement du Xinjiang sous la domination du parti communiste chinois pouvaient visiter la ville.
Kachgar et la révolution culturelle
La révolution culturelle (1966-1976) a eu un impact dramatique sur le Turkestan oriental en général, et sur Kachgar en particulier. Bien que la révolution culturelle soit souvent considérée comme un processus purement chinois, elle s’est manifestée du point de vue des Ouïghours du Turkestan oriental sous la forme de répressions brutales que les Hans ont mises en place sur les terres conquises.
Les gardes rouges ont investi le Turkestan oriental dans le but de détruire les « quatre V » : vieilles coutumes, vieille culture, vieilles habitudes et vieilles idées. Dans le cas des minorités ethniques telles que les Ouïghours, cela se manifestait par des campagnes concertées de persécution culturelle et ethnique permanente, avec des autodafés massifs de livres et la destruction d’artefacts culturels sur tout le territoire de la ville. Au début de la campagne, Kachgar était une ville de 107 mosquées ; finalement, elle n’en a gardé que deux.
Les hommes étaient obligés de se raser, la population d’élever des cochons et d’abandonner vêtements et bijoux traditionnels pour des tenues maoïstes. L’humiliation culturelle a causé de graves dommages : de nombreux intellectuels et dirigeants communautaires ont été emprisonnés et torturés.
Une architecture unique
La révolution culturelle a eu un impact durable sur l’architecture de la vieille ville. Dans les années 1970, les habitants ont construit une ville souterraine encore plus complexe sous la surface déjà labyrinthique de la vieille ville pour s’y cacher des attaques pendant la révolution culturelle. En outre, à cause de la destruction de livres, manuscrits, artefacts et œuvres d’art survenue lors de la révolution culturelle, la culture matérielle incarnée par la vieille ville de Kachgar a pris encore plus d’importance aux yeux des Ouïghours. Leurs écrits et leurs artefacts ont certes été détruits, mais la vieille ville est restée un bastion exceptionnel du mode de vie ouïghour et un symbole absolu de leurs réalisations culturelles.
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Avant sa reconstruction, Kachgar possédait un style architectural et communautaire tout à fait unique et particulier. La grandeur de Kachgar n’était pas, comme pour de nombreuses autres villes analogues, qu’une question de richesse architecturale. C’est la structure ancienne, entrelacée et morcelée, toute de briques d’argile, qui a pu créer un complexe socio-architectural vraiment remarquable. Tout comme le paysage inhabituel de Venise fascine ses visiteurs par sa construction au milieu des eaux, Kachgar séduisait par sa structure de terre, inhabituelle, multicouche et entrelacée. Les matériaux de construction organiques et les structures enchevêtrées de la vieille ville ont créé une esthétique sans égal, comparable à celle d’un terrier : faisant saillie à la manière d’une ruche d’argile géante, elle inspirait à travers les siècles un style de vie communautaire, religieux et culturel tout à fait unique.
Une structure labyrinthique
Voici, selon le rapport, comment fonctionne l’architecture entrelacée du style traditionnel ouïghour fait d’iwans, de bas en haut : Un système complexe de tunnels, d’une longueur totale estimée à 36 kilomètres, construits secrètement, souvent associés à une structure de sous-sols faits d’iwans pour relier les maisons des familles apparentées vivant à proximité. Cela a créé une ville souterraine encore plus complexe, car même sans ses tunnels, la vieille ville ressemble à un labyrinthe. Bien que désorganisées dans leur forme et hybrides dans leurs fonctions, ces extensions verticales représentent des pratiques spontanées, définies localement, de l’espace de vie.
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Au niveau supérieur, la distribution irrégulière et les courbes continues des murs alimentent le quartier d’une multitude de points d’entrée et de sortie, de zones cachées et d’impasses. Ceci transforme le quartier en écosystème territorial d’enclaves orientées vers l’intérieur qui, en général, peuvent être facilement accessibles aux initiés, c’est-à-dire aux locaux. Ainsi, grâce à une matrice tridimensionnelle de maisons, de rues et de tunnels, cette organisation multi-niveaux permet de connecter les différents habitats et les rues adjacentes, transformant de cette façon chaque quartier en espace intérieurement interconnecté.
La Jérusalem des Ouïghours
Des maisons en forme de ponts au-dessus d’autres habitations préexistantes, construites par des familles locales pour prévenir la pénurie de logement suite à des agrandissements rapides des foyers, permettent de se rendre sur le toit. Ces ponts transforment la vieille ville en un réseau qui, à la manière des vaisseaux sanguins, maintiennent le système social séculaire de la vieille ville.
Des centaines de maisons-ponts irrégulières et officiellement non enregistrées offrent une solution verticale au déficit des logements, tout en créant et complétant les espaces horizontaux uniques de la vieille ville. Comme le souligne un rapport de l’UHRP, Kachgar est, « pour les Ouïghours, ce que Jérusalem est pour les chrétiens, les juifs et les musulmans. »
Reconstruction
La reconstruction de Kachgar, qui n’est pas motivée par des raisons très claires, reste un processus sans fin qui se déroule étape par étape. Ses phases principales sont définies dans de nombreuses études. La plus complète apparaît dans le rapport de 2012 du UHRP, « Living on the Margins: The Chinese State’s Demolition of Uyghur Communities ».
La politique agressive à l’égard de Kachgar a démarré avec l’annonce du Programme de développement du Grand Ouest, émis en 1999 par le gouvernement central de la Chine, dans le cadre duquel l’Etat cherchait à se concentrer sur le développement de ses territoires occidentaux après deux décennies dédiées à la côte est. C’est dans le cadre de ce programme que les premières rénovations récentes de la vieille ville ont eu lieu, notamment le défrichement de la place de la mosquée Id Kah vers 2000-2001.
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Le bazar en briques d’argile devant la mosquée, qui comptait de nombreux magasins familiaux adjacents aux espaces de vie, était le centre de la vie sociale de Kachgar. Soudainement, les magasins et les maisons ont été éliminés pour rendre la place plus ouverte et plus moderne. Les magasins et les maisons familiales ont été démolis et remplacés par des locaux jugés plus adéquats pour le commerce et par une grande place de béton.
L’accélération dès la fin des années 2000
La reconstruction de Kachgar s’est considérablement accélérée en 2009. Le gouvernement a annoncé un projet à grande échelle visant à démolir et reconstruire 85 % de la vieille ville dans le cadre du programme de la réforme de la bâtisse dangereuse à Kachgar. Selon le Comité exécutif du congrès chinois, le projet visait à reloger près de la moitié de la population de Kachgar, qu’elle vienne de la vieille ville ou de zones extérieures, pour un budget de 439 millions de dollars (450 millions d’euros).
Malgré l’indignation internationale et les efforts concertés visant à préserver le patrimoine de Kachgar, le plan a été rapidement appliqué. Au cours de l’été 2009, les municipalités de Kachgar ont dévoilé un projet visant à déplacer 65 000 foyers, avec plus de 200 000 personnes concernées. En 2010 et 2011, le gouvernement a annoncé l’expansion des démolitions ayant touché des dizaines de milliers de foyers.
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En 2010, plus de 10 000 maisons de la vieille ville avaient déjà été détruites. La vie sociale dans la vieille ville a subi des changements fondamentaux. Ceci a abouti à un nouveau défi, celui de préserver le rôle clé joué par Kachgar dans le patrimoine culturel des Ouïghours.
Depuis 2014 : une oppression grandissante
Entre 2014 et 2016, l’oppression effectuée par l’Etat s’est considérablement fait sentir. Le taux d’incarcération des minorités dans le Turkestan oriental a augmenté, tout comme la surveillance et la titrisation, qui ont amené à des conséquences dévastatrices. Le réaménagement de bâtiments existants en camps de rééducation et la construction de nouveaux bâtiments destinés aux mêmes usages peuvent être considérés comme un autre type de reconstruction de Kachgar, l’étape suivante dans le changement de l’aspect de la ville. Les travaux de recherche open source de Sean Zhang témoignent de l’existence d’environ 10 camps de rééducation connus dans la région de Kachgar, y compris dans le xian de Shule.
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La situation continue d’évoluer et la ville change chaque jour. Le dernier quartier traditionnel restant de la vieille ville de Kachgar paraît être menacé. Connu en chinois sous le nom de Gaotai Minyu, le quartier de Kozitchi Yarbechi, situé sur une colline près de l’ancien mur de la ville, reste le seul héritage préservé de l’architecture traditionnelle de la vieille ville. Les touristes y allaient tôt le matin et tard le soir, même lorsque le quartier était officiellement interdit aux visites touristiques, entre 2016 et 2018.
Mais lors de sa visite à Kachgar en octobre 2018, l’auteur de ce rapport a révélé des signes inquiétants d’expulsions récentes, notamment de grands X écrits sur les portes, des boîtes de distribution électriques manquantes, des ordures dans les rues, des portes verrouillées et une absence totale de population.
Les démolitions continuent
Des photos récentes réalisées par l’un des guides du quartier confirment la présence de véhicules de démolition circulant à proximité de Kozitchi Yarbechi.
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Le quartier abrite des militants de la préservation de la culture ouïghoure s’opposant à la reconstruction de la vieille ville avec un zèle notable. Bien que l’obtention de toute information fiable sur Kachgar soit problématique de nos jours, la détérioration de l’état du quartier, associée à la présence d’équipements de démolition à proximité, est sans aucun doute un signe de la destruction imminente des derniers vestiges de l’architecture traditionnelle de Kachgar. L’observation spatiale est le moyen le plus simple de visionner Kachgar en tant qu’espace urbain. Comme dans toute la Chine, le Turkestan oriental est couvert par les caméras.
Un système de surveillance rodé
Une fois que les caméras reconnaissent un visage, tous les mouvements et actions associés au profil biométrique de l’individu, y compris son groupe sanguin, ses empreintes digitales, son iris et son analyse ADN, tous les messages numériques – oraux, écrits ou même simplement lus – sont mis à la disposition du système qui surveille toute action et tout déplacement dans la ville, capturant même la plupart de ce qui est dit dans la rue.
De nombreux éléments de comportement tels que les vêtements, l’utilisation de l’électricité, la socialisation, la participation à des cérémonies de levée du drapeau et à des cours d’apprentissage du chinois en soirée, créent un profil qui, en plus des informations obtenues grâce à l’espionnage au sein de la communauté et à la surveillance de la famille, est également utilisé pour suivre toute action en temps réel dans la ville.
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Dans son ensemble, le processus de reconstruction de Kachgar, toujours en cours, représente une campagne de destruction culturelle au sens littéral et symbolique. Les restes de Kachgar n’ont pas seulement été détruits, mais symboliquement reconstruits en nouvel écosystème socioculturel, complété par de nouveaux bâtiments et des pratiques communautaires qui visent l’assimilation et le contrôle forcés.
Une ville intelligente de nouvelle génération
Aujourd’hui, la vie de la ville est géographiquement formée autour d’un réseau de camps de rééducation soutenant la campagne agressive de transformations sociologiques et urbaines menée par le gouvernement chinois. Contrairement aux murs en ruine qui protégeaient autrefois la ville contre l’invasion extérieure, ce nouvel environnement fait de Kachgar un otage des processus de destruction culturelle.
La tendance qui se poursuit dans le quartier de Kozitchi Yarbechi se reproduit également dans d’autres quartiers du Turkestan oriental, ce qui, avec le renfort de puissants mécanismes d’exploitation économique et de supervision, continue à mettre à mal la vie et l’histoire des Ouïgours.
Par son plan urbain, sa longue histoire et son rôle de berceau de la culture ouïghoure, la ville de Kachgar a une importance considérable. Mais les campagnes actuelles de travaux forcés et de rééducation associées à la reconstruction, à l’exploitation économique et au système de surveillance ont drastiquement modifié depuis le début des années 2000 l’aspect et l’essence même de la ville. Par conséquent, Kachgar s’est transformée en ville intelligente totalitaire de nouvelle génération au service de l’Etat chinois et au détriment de la société traditionnelle.
Traduit du russe par Ariadna Goulevskaya
Édité par Judith Robert
Relu par la rédaction
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