Pendant la campagne antiterroriste menée par les États-Unis en 2001, des milliers de soldats étaient basés en Ouzbékistan. Depuis, 75 % d’entre eux ont souffert de cancers ou d’autres maladies. Il s’en est suivi une longue bataille pour faire reconnaitre la corrélation entre leurs maladies et leur stationnement à la base de Karchi-Khanabad.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 30 janvier 2021 par le média ouzbek Kun.uz.
Le 19 janvier 2021, lors de son dernier jour de fonction, le 45ème président des États-Unis, Donald Trump, a signé un ordre exécutif concernant l’Ouzbékistan. Le nom de ce dernier : « Pour la prise en charge des anciens combattants ayant servi en Ouzbékistan ».
Donald Trump a confié au département des Anciens combattants et au ministère de la Défense la tâche d’évaluer si la prise en charge des 15 777 soldats ayant servi à l’aérodrome ouzbek de Karchi-Khanabad correspond à leur statut de vétéran ayant pris part à des combats. Ce statut est défini par des décrets juridiques et par la loi.
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Le ministère de la Défense des États-Unis doit mener des recherches approfondies à propos de l’intoxication des soldats américains mobilisés aux alentours de la base située en Ouzbékistan. Il devra ensuite présenter au président les conclusions des recherches par le biais du département des Anciens combattants, 365 jours après l’entrée en vigueur du décret.
Un rapport devant couvrir deux aspects d’étude essentiels
Le premier aspect concerne l’évaluation détaillée de la situation de la base aérienne sur la période du 1er octobre 2001 au 31 décembre 2005, lorsque les forces américaines occupaient le terrain.
Le rapport devra travailler à déterminer si des toxines polluant l’air de la base étaient présentes pendant cette période. Si oui, l’étude doit définir l’origine concrète de ces toxines, leur impact à court, moyen et long terme, et l’état de santé des soldats victimes de ces toxines.
Le second aspect quant à lui se concentrera sur l’étude des conséquences néfastes impactant la santé des soldats du point de vue épidémiologique. Il devra être déterminé si un diagnostic des maladies a été réalisé. Dans les deux cas, des raisons rationnelles devront être avancées. Si des diagnostics ont été effectués, leurs réalisations sont liées au service militaire et à son milieu.
La mise en place de la base de Karchi-Khanabad par les Américains
L’infrastructure militaire de la base de Karchi-Khanabad, appelée K-2 par les Américains, a été transférée aux forces de la coalition internationale pour la période d’exécution des opérations. Celles-ci consistaient en des actions antiterroristes en Afghanistan, après les événements du 11 septembre 2001.
Le 5 octobre 2001, deux jours avant le lancement par le président George W. Bush de l’opération militaire globale Enduring Freedom, le ministre de la Défense des États-Unis, Donald Rumsfeld, avait fait en urgence un voyage en Ouzbékistan.
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Il y avait vu Islam Karimov dans le but de conclure cet accord important et d’obtenir l’autorisation décisive de la partie ouzbèke. Cet aérodrome, peu connu des Ouzbeks, a ouvert en 1954 et a été très utilisé après la guerre de Corée (1950-1953) et pendant l’intervention soviétique en Afghanistan (1979-1989).
Une situation longtemps ignorée
Il serait légitime de se demander pourquoi Donald Trump, juste avant de quitter ses fonctions, a choisi de s’occuper de ce dossier plutôt que d’autres, jugés plus urgents ou plus stratégiques pour les républicains. En réalité, cette question avait émergé bien plus tôt.
Le déclencheur a été une enquête publiée en décembre 2019 par un journal de Washington faisant autorité, McClatchy. Dans cette enquête, le journal révélait des morts gardées secrètes et des maladies cancéreuses de 61 soldats, hommes et femmes. Tous avaient servi en Ouzbékistan.
Les auteurs de l’article sous-entendaient que la situation pouvait être en réalité bien plus sombre. Cette mission étant confidentielle, ceux qui y avaient participé n’étaient pas inclus dans ces statistiques. L’article explique également qu’à cause de l’urgence de l’opération en Afghanistan, le campement militaire destiné au repos, aux repas et au travail avait été installé à la hâte sur des terres à risque radioactif.
Un terrain à haut risque : empoisonnement des sols et radioactivité
Dans les alentours de la base, identifiée par le Pentagone comme une zone dangereuse, était situé un entrepôt d’armes dans lequel s’était produit une explosion en 1993, ainsi que des tranchées, d’un à trois mètres de profondeur. Dans celles-ci se trouvaient du carburant pour avion.
L’endroit abritait également un atelier de service technique pour les aéronefs défectueux et un réservoir d’eau stagnante à teintes verdâtres, à cause de l’abandon de substances chimiques, dégageant une odeur fétide. L’objet avait été indiqué par les images satellites du renseignement américain en 1987. Cette petite parcelle de terre était chargée en uranium radioactif à faible niveau d’activité, à la suite de la destruction de projectiles soviétiques.
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La superficie de la base avait été élargie pendant un temps, et sa surface, considérée comme dangereuse, avait été recouverte de terre et de gravier. Il a fallu huit mois pour nettoyer l’espace et le rendre adapté.
Malgré cela, les soldats ont déclaré, toujours dans l’enquête de McClatchy, qu’ils s’y étaient sentis « comme dans un aquarium ». Selon la saison, le campement militaire subissait des vents chauds chargés de poussière ou des pluies diluviennes, et des radiations remontaient des sols.
Une vérité obstruée, au détriment des soldats
Les vétérans du K-2 ont été stupéfaits par le fait que le Pentagone n’ait appris l’exposition aux radiations de la zone qu’en octobre 2001.
Lorsque les travailleurs ouzbeks participant à la préparation de la base pour les militaires américains ont commencé à tomber malades les uns après les autres, le commandement central des États-Unis a effectué des contrôles. Il a fait remarquer que « l’empoisonnement des sols sur lesquels sont situés l’aérodrome constitue une menace pour la santé des soldats américains mobilisés à cet endroit ».
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Un autre document du 15 novembre 2001, obtenu par McClatchy, mentionne qu’« appeler cet endroit une décharge serait insultant envers les autres décharges ». Cependant, après l’élimination des nombreux nids de vipères, la base est devenue un point militaire et humanitaire très peuplé.
D’après le capitaine de réserve Ken Richards, diagnostiqué d’un cancer du rein en 2009 et mobilisé sur la base K-2 en 2002, à l’époque des opérations américaines, les États-Unis disposaient d’autres possibilités intéressantes quant au choix du lieu. L’un des avantages de ce territoire proposé du côté ouzbek était qu’il était sécurisé.
La lutte pour la reconnaissance de la dangerosité du service
L’enquête de McClatchy évoque également le destin du sergent-chef Jeffrey Skinner, rapidement décédé des suites d’un cancer, sans avoir eu le temps de réunir les documents nécessaires pour se faire soigner.
Il avait sollicité le ministère de la Défense pour obtenir des documents archivés, recevoir des allocations médicales auprès du département des Anciens combattants et convaincre l’administration que son service avait été dangereux. Cependant, ses demandes sont restées sans réponse jusqu’à sa mort en 2017.
Les anciens combattants, dont les rangs diminuent, ont créé sur Facebook le groupe privé K2 Karshi Khanabad, Uzbekistan Radiation and Toxic Exposures, pour garder contact et s’informer de façon systématique. En juin 2021, ce groupe compte 4 900 membres. Des activistes ont créé la Stronghold Freedom Foundation, d’après le nom de leur unité.
Les données indiquent que la base hébergeait continuellement au moins 1300 soldats et que, de 2001 à 2005, entre 10 100 et 15 777 militaires américains y ont séjourné par rotations.
Paul Weidner, diagnostiqué d’un cancer du côlon en 2007, est intervenu en qualité de témoin au Congrès des États-Unis. Il est le fondateur du groupe Facebook. L’ancien militaire a déclaré lors d’une interview accordée à McClatchy, dans le même article, que certains militaires n’avaient pas souhaité en faire partie. Il ajoute avoir « arrêté d’aller aux enterrements parce que maintenant, il y en a trop ».
L’enquête relancée, 15 ans plus tard
Après avoir pris connaissance de ces informations, la présidente du Comité de contrôle et de réforme du Congrès des États-Unis, Carolyn Maloney, ainsi que le président du sous-comité national à la sécurité, Stephen Lynch, choqués par l’indifférence des deux ministères, ont lancés leur propre enquête en janvier 2020.
Ils ont ainsi envoyé une requête au département des Anciens Combattants et au ministère de la Défense pour obtenir l’accès à tous les documents, confidentiels ou non. Aucune des deux administrations n’a fourni ses données.
Le 27 février 2020, les membres du Congrès ont organisé une audience avec la participation des militaires ayant servi dans la région de Khanabad, à qui des cancers ont été diagnostiqués et n’ayant pas la possibilité de recevoir une aide médicale adaptée.
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Le sergent-chef Paul Weidner y a déclaré être allé en Ouzbékistan cinq fois entre 2001 et 2005, en tout 22 mois. Il a fait savoir que les militaires atteints d’un cancer n’étaient pas au nombre de 61, mais de 400 en décembre 2019. Selon lui, le commandement militaire, sachant la présence de substances toxiques, n’a ni recommandé ni mis en place les protections nécessaires.
En mars 2020, le Congrès a rappelé aux deux administrations la situation compliquée des anciens combattants, en leur adressant de nouveau une lettre pour obtenir une réponse plus rapide. Enfin, en avril 2020, le site du département des Anciens combattants a publié une page internet avec les données de la base K-2. Les représentants du ministère ont informé le public que la question était en cours d’étude.
Des preuves scientifiques confirmant la toxicité de la base
L’article publié par le magazine médical des forces armées américaines en 2015 fait état d’un taux de développement d’une maladie cancéreuse 5,6 fois plus élevé chez les soldats ayant servi à la base K-2 que chez ceux ayant servi en Corée du Sud. En effet, 75 % des soldats ayant été basés à Karchi-Khanabad ont contracté une maladie cancéreuse.
Dans le tableau récapitulatif, il est présenté 20 maladies cancéreuses observées chez les militaires, dont la leucémie, le lymphome de Hodgkin et d’autres encore, observées chez les victimes dе l’agent orange utilisé lors de la guerre du Vietnam.
Plus de 10 documents confidentiels du ministère de la Défense ont été rendus accessibles au public pour la première fois à l’été 2020 via un communiqué sur la page de Carolyn Maloney, sur le site du Comité de la Chambre des représentants. Il y était reconnu pour la première fois que les soldats avaient bien été « en contact avec un milieu sujet à des radiations et à un empoisonnement toxique ».
Le 18 novembre 2020, le Congrès a organisé une deuxième audience avec la participation de responsables des deux administrations. Lors de cette rencontre, le représentant du ministère de la Défense a soutenu que selon les derniers comptes, les soldats étaient au nombre de 15 777. Cette même semaine, une délégation ouzbèke était en visite aux États-Unis.
La bataille des vétérans pour l’obtention de soins médicaux
La base K-2 n’était pas incluse dans le registre des territoires au climat hostile. C’est pourquoi des centaines, voire des milliers de militaires n’ont pu recevoir à temps les services médicaux appropriés. Aux États-Unis, il s’agit d’un des seuls dossiers où républicains et démocrates s’entendent.
Un consortium sur l’exposition à des toxines des soldats américains, réunissant 20 organisations militaires d’anciens combattants, a soutenu cette opinion et a adressé un message commun aux membres du Congrès et aux sénateurs.
En décembre 2020, la question des recherches approfondies demandées par le décret du président Donald Trump a été incluse dans la répartition du budget de la défense nationale des États-Unis pour 2021. Cela, malgré l’habituelle intransigeance dans l’attribution des sommes. Il n’y a été ajouté qu’une phrase sur l’inclusion de l’Ouzbékistan, aux côtés de l’Afghanistan et de l’Irak, dans le registre des États où les déchets sont brûlés à l’air libre.
Selon l’article analytique publié par le laboratoire d’idées RAND Corporation en 2005, la base de Karchi-Khanabad n’était pas le premier choix des États-Unis. Cependant, l’Ouzbékistan refusait de donner aux militaires l’accès à son aéroport d’aviation civile.
En 2005, l’Ouzbékistan a fait parvenir à l’ambassade des États-Unis à Tachkent une note diplomatique, dans laquelle il était demandé aux Américains de la région de Khanabad de quitter le territoire national sous 180 jours.
Une base militaire révélant des tensions géopolitiques
À cette époque, l’Allemagne effectuait également des opérations militaires à Termez, ville ouzbèke à la frontière avec l’Afghanistan. Mais les Allemands n’ont pas reçu de demandes du même type.
Le massacre d’Andijan, après lequel 450 Ouzbeks réfugiés au Kirghizstan avaient été envoyés en Roumanie sur un vol spécial que les États-Unis avaient affrété, explique cette volonté de l’Ouzbékistan de ne plus abriter les forces américaines dans la région de Khanabad. De surcroit, Washington ne payait plus l’exploitation du territoire.
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Ce n’est pas la première fois qu’il est fait mention de la tradition du gouvernement soviétique d’enterrer les armes inutilisables sans se soucier des conséquences écologiques. Pendant la Deuxième Guerre mondiale, sur un territoire isolé de la mer d’Aral, sur l’île de Vozrojdénia, depuis devenue une péninsule, avait été aménagé un laboratoire de recherche sur la guerre biologique.
En 1992, ce qu’il restait du laboratoire a été enterré, comme l’explique un article du Washington Times. Il est aujourd’hui le plus important site d’enfouissement de fièvre charbonneuse au monde.
En 1995, la Russie a accepté de communiquer à l’Ouzbékistan des informations précises sur les armes chimiques et biologiques développées et enterrées sur cette île. À la suite de cela, Tachkent a signé un accord avec les États-Unis pour la décontamination de cet endroit dangereux. Selon des biologistes américains ayant mené des recherches sur l’île, « le virus est encore présent et une décontamination totale coûterait très cher. »
Zabikhoullo Soïpov
Chercheur indépendant en sciences politiques
Traduit du russe par Paulinon Vanackère
Édité par Laura Sauques
Relu par Charlotte Bonin
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