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Entretien avec Tigran Mkrtytchev, le nouveau directeur du musée Igor Savitsky

Le nouveau directeur du musée Igor Savitsky, Tigran Mkrtytchev, a accordé une interview au projet Alter Ego. Il y parle de Tachkent dans les années 1970, des rumeurs qui ont couru sur la vente des collections du musée et des perspectives de développement de celui-ci.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Tigran Mkrtytchev
Tigran Mkrtytchev.

Le nouveau directeur du musée Igor Savitsky, Tigran Mkrtytchev, a accordé une interview au projet Alter Ego. Il y parle de Tachkent dans les années 1970, des rumeurs qui ont couru sur la vente des collections du musée et des perspectives de développement de celui-ci.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 22 janvier 2021 par le média ouzbek Gazeta.uz.

A Noukous, capitale de la République du Karakalpakistan intégrée à l’Ouzbékistan, se trouve le musée Igor Savitsky. Ce « Louvre des steppes » jouit d’une bonne réputation dans le pays et son nouveau directeur, Tigran Mkrtytchev, est entré en fonction début janvier dernier.

Tigran Mkrtytchev a remporté le concours international chargé de sélectionner le nouveau directeur du musée Igor Savitsky, organisé en juillet 2019 par la Fondation pour le développement des arts et de la culture, rattachée au ministère de la Culture d’Ouzbékistan.

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Tigran Mkrtytchev est né en 1959 à Tver, en Russie. Il a effectué ses études supérieures à la faculté d’histoire de l’Université de Tachkent. Dès 2017, il a dirigé le musée Roerich qui dépend du musée d’art des peuples de l’Orient à Moscou. Il a été le commissaire de plus de 20 expositions aux musées d’art des peuples de l’Orient, Roerich, Pouchkine, Reiss-Engelhorn à Mannheim, au Metropolitan Museum, ou encore au musée des beaux-arts du Turkménistan.

L’interview est disponible en intégralité ici (en russe) et les vidéos du projet Alter Ego ici.

Alter Ego : A Noukous se trouve rassemblée la deuxième plus grande collection d’avant-garde russe au monde, à la fois par le nombre d’œuvres que par leur importance artistique. Mais peu de personnes comprennent ce qu’est l’avant-garde. Pourriez-vous nous expliquer en bref ce que c’est et pourquoi elle a été interdite ?

Tigran Mkrtytchev : Pour vous l’expliquer brièvement, je devrais avoir reçu une formation spécifique sur l’avant-garde russe. En cinq minutes, je ne vous apprendrai rien sur l’avant-garde. Néanmoins, j’essaierai de vous faire part de mon point de vue.

Imaginez l’art russe des XVIIIème et XIXème siècles. A maints égards, il n’était pas orignal : les artistes russes avaient étudié en Italie ou en France.

La fin du XIXème siècle et le début du XXème constituent un moment charnière, un changement d’époque, qui conduit à une très grande crise idéologique, frappant en premier lieu l’Europe et la Russie.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Kirill Altman
Kirill Altman du projet Alter Ego devant le musée Igor Savitsky.

Au début du XXème siècle apparaissent en Russie un certain nombre d’artistes, qui sous l’effet de quelque influence cosmique, ou plutôt d’influences sociales et idéologiques, commencent à penser autrement que leurs prédécesseurs. Ces derniers, à leur sortie de l’Académie des Beaux-Arts, étaient munis d’un excellent bagage artistique traditionnel.

Le changement de mentalité exigeait d’utiliser de nouvelles méthodes d’expression. Et ce sont ces nouvelles méthodes qui sont caractéristiques de l’avant-garde russe. C’est ici que réside le point le plus intéressant : tout ce qui s’est passé en Russie au début du XXème, aussi paradoxal que cela puisse être, a servi d’émulsion à l’ensemble de l’art mondial.

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Prenons l’exemple le plus simple. Qui est l’artiste n° 1 aux États-Unis ? Vassily Kandinsky. Il y a un autre exemple d’artiste qui a quitté Kazan en 1922 pour les États-Unis : Nikolaï Fechine. Là-bas, il est devenu un peintre académique, classique de son vivant. Il n’était pas un avant-gardiste.

Je veux simplement dire que la concentration de la créativité artistique en Russie avec Kasimir Malevitch, Michel Larionov et Marc Chagall était telle que le monde artistique d’aujourd’hui revient sans aucun problème à ces mêmes idées et œuvres en y voyant des innovations au XXIème siècle.

L’avant-garde russe a connu avant la Révolution une première vague, marquée par un bouillonnement artistique et une subversion de l’art établi.

Et après, il y a eu la Révolution de 1917, que les artistes ont accueillie par des acclamations. Pour eux, un nouveau monde s’ouvrait. A l’heure actuelle, bien sûr, cela paraît banal. Mais quand les anciens canons se sont effondrés et qu’il est devenu possible de s’exprimer de n’importe quelle façon, les artistes ont pensé que le temps était désormais venu où chacun pouvait s’exprimer ouvertement et comme bon lui semblait. C’est ce qu’il s’est produit.

Après quelques temps, la situation politique a changé. Les artistes qui pensaient que leur créativité était indispensable se sont retrouvés en dehors du cadre de l’art proclamé officiel, c’est-à-dire l’art académique. L’académisme a toujours existé, il n’a jamais disparu. L’avant-garde et l’académisme coexistent, comme des mondes parallèles. Et c’est normal.

Pour autant que je sache, l’une des raisons pour lesquelles les avant-gardistes se sont retrouvés hors du cadre est qu’ils dessinaient ce qui n’existait pas. Or, il faut dessiner ce qui existe.

C’est comme affirmer que si l’on ne peut pas fredonner une mélodie, ce n’est déjà plus de la musique. Si quelqu’un dessine un ange, on peut lui demander : « Mais vous avez vu des anges ? » Peut-être que quelqu’un en a vu. Mais certainement pas moi. C’est pourquoi je ne me hasarderais pas à comparer un ange à un autre et à dire : « Celui-ci est ressemblant, et celui-là non ».

En Union soviétique, on taxait l’avant-garde de formalisme. Et quand, en URSS, on s’est mis à parler de réalisme socialiste, de réalisme en tant que tel, alors le formalisme, c’est-à-dire l’art pour l’art, est devenu superflu.

Cette inutilité a conduit à la question de savoir ce qu’est un artiste. Un tailleur coud une robe et la vend, mais l’artiste qui peint un tableau, qu’en fait-il ? S’il ne le vend pas, il n’aura pas de quoi manger.

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Les formalistes, ceux qui ne représentaient pas l’art officiel, sont restés en marge d’une démarche artistique qui ne relevait pas de l’histoire de l’art, mais de l’histoire politique. L’histoire de l’art s’est poursuivie avec le concours de ces artistes dits formalistes, et en parallèle une autre histoire de l’art se développait, à partir des portraits officiels, des portraits des champions de la production.

Les avant-gardistes sont restés en marge. Plus tard, Igor Vitaliévitch Savitsky les a rassemblés. Il était de ceux qui comprenaient l’importance de ces peintres.

Selon une opinion peu populaire, Igor Savitsky n’aurait pas été seul à rassembler la collection.

Sans aucun doute. Igor Vitaliévitch avait l’appui des autorités du Karakalpakistan. Et il avait même l’appui des autorités à Moscou, au ministère de la Culture de l’URSS : j’en suis sûr à 100 %.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Tigran Mkrtytchev
Le nouveau directeur du musée expose sa vision de l’avant-garde russe (illustration).

J’ai vu Igor Savitsky deux fois dans ma vie. Je n’ai alors pas eu l’occasion de l’interroger sur la manière dont cela s’est passé. L’un des mythes veut qu’Igor Vitaliévitch ait réservé un compartiment dans le train Moscou – Tachkent, l’ait rempli entièrement de peintures, de toiles et de dessins et, muni de pain sec, de thé et d’eau, ait voyagé trois jours jusqu’à Noukous.

En fait, il est probable que personne n’ait aidé Igor Savitsky à transporter les œuvres. Les collaborations étaient plutôt intellectuelles.

Quand j’étais jeune étudiant et doctorant dans le milieu artistique, j’ai eu des contacts fréquents avec des artistes de Tachkent. Ils me montraient leurs travaux et l’un dit : « Ce tableau, Igor Vitaliévitch l’a choisi pour Noukous ». C’était comme un certificat. C’est ainsi que j’ai compris quel genre d’homme était Igor Savitsky.

A votre avis, selon quels critères les tableaux étaient-ils choisis ?

Je retiens une chose de mes conversations avec Lazare Rempel (orientaliste et historien de l’art soviétique, spécialiste de l’Asie centrale où il avait été déporté en 1937, ndlr), c’est la spécificité de l’art. Une œuvre plaît ou ne plaît pas. C’est là le critère principal. Mais le jugement que l’on porte doit être d’un niveau professionnel.

Igor Vitaliévitch était un passionné, un homme de goût, doté d’une formation et d’un bagage excellents. Il était en contact avec les artistes à Moscou et à Léningrad. Le fils d’Alexandre Volkov (artiste et poète russe de l’avant-garde qui a vécu à Tachkent, ndlr) m’a raconté qu’Igor Savitsky avait aussi du charisme.

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Quand Igor Savitsky est arrivé pour la première fois à Tachkent, il n’y connaissait personne. C’est le fils aîné d’Alexandre Volkov, Valéry, critique d’art et artiste, qui l’a accueilli. Il voyait en Igor Savitsky un homme qui accomplissait une tâche importante. Il a cru en Igor Vitaliévitch. C’est grâce à cette confiance que le musée abrite l’une des meilleures collections d’Oural Tansykbaïev.

Oural Tansykbaïev était un artiste « super-académique ». Dans les années 1960-1970, il dessinait comme des milliers d’autres artistes. Valéry Volkov a convaincu Igor Savitsky de lui rendre visite.

Il y a une légende selon laquelle Igor Savitsky ne voulait pas parce qu’il avait vu les dernières œuvres, peu intéressantes, d’Oural Tansykbaïev. Mais Valéry Volkov a dit qu’il y avait des œuvres peintes dans sa jeunesse. Igor Savitsky les a toutes emportées. Et maintenant, c’est cet Oural Tansykbaïev-là que nous connaissons.

Quand la nouvelle est arrivée qu’un Russe deviendrait directeur du musée, cela a suscité un débat : pourquoi un Russe, qu’a-t-il donc à faire là ? On a commencé à chercher des obstacles. Mais vous avez étudié en Ouzbékistan. Pouvez-vous parler de cette époque ? Non pas de vos études, mais de la vie en Ouzbékistan en ce temps-là.

L’Ouzbékistan de ma jeunesse était un endroit remarquable. L’école d’archéologie y était très importante. Tachkent était connu pour la chaire d’archéologie de l’université de Tachkent, l’institut des sciences naturelles, la restauration.

Beaucoup d’artistes, de scientifiques et de représentants du monde de la culture vivaient à Tachkent dans les années 1970-1980 et j’ai ainsi pu avoir des contacts avec eux.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Tigran Mkrtytchev Kirill Altman
Tigran Mkrtytchev et Kirill Altman dans le musée Igor Savitsky.

L’atmosphère à Tachkent était extraordinaire. Je n’oublierai jamais les roseraies fantastiques. Les rosiers poussaient presque partout dans le centre de la ville, qui en était parfumée.

J’étais un excellent étudiant et j’ai terminé mes études à l’Université de Tachkent en décrochant un diplôme rouge (l’équivalent de la mention très bien, ndlr).

J’ai vécu dans différents quartiers de Tachkent. Je suis fier, notamment, d’avoir vécu dans le centre de la vieille ville. Je vivais au milieu de la rue Farobi dans un quartier ordinaire, je faisais chauffer le poêle. L’eau et les commodités se trouvaient à l’extérieur. C’était une expérience intéressante. C’était toute l’ambiance de la vieille ville.

Je me souviens très bien des enseignants qui m’ont formé ici, en Ouzbékistan. Je me rappelle les préceptes qu’ils m’ont transmis. Parmi eux, la conservation de la tradition. Il me semble que mon retour est une manière de rendre hommage à mes enseignants et de faire mon possible pour honorer leur mémoire.

Le jury vous a retenu parmi six candidats. Comment ces concours se passent-ils habituellement ?

L’appel aux candidatures pour la fonction de directeur est une pratique générale au niveau mondial, lorsque l’on a affaire à de grands musées célèbres. Le concours a permis à tous ceux qui le souhaitaient de faire acte de candidature, depuis n’importe quel endroit dans le monde.

La Fondation de la culture et de l’art, placée sous l’autorité du ministère de la Culture de l’Ouzbékistan, est de mon point de vue l’un des moteurs du développement de la culture en Ouzbékistan. Il a très bien organisé le concours.

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L’un de mes amis, qui figure parmi les éditeurs du magazine Arts décoratifs, Dmitri Grajévitch, a publié un post pour les lecteurs russes. Il y déclarait : « Regardez, l’Ouzbékistan a lancé un appel à candidatures. La Russie, elle, continue à nommer ses directeurs de musées ».

Parmi les prétendants, je me souviens d’un archéologue de Mouïnak, Oktiabr Dospanov. Nous sommes amis. Quand nous nous sommes rencontrés, nous ne nous sommes pas considérés comme des concurrents. Il y avait des candidats venus d’Allemagne, du Kazakhstan, de Russie.

J’ai dû préparer un programme d’action. Tous les concurrents, arrivés au stade final, se sont présentés séparément. Ensuite, les points ont été attribués.

Vous avez signé un contrat d’une durée de quatre ans. Pour un musée, ce n’est pas beaucoup.

C’est peu.

Pour vous, c’est une expérience dans votre vie professionnelle ou un projet à long terme ?

C’est difficile à dire. En parcourant le musée, je me rends compte que le travail qui m’attend est considérable. Ma tâche consiste non seulement à faire évoluer le musée à partir de ce qu’il est aujourd’hui, mais aussi à assurer son développement.

Je me fixe pour mission d’essayer, pendant ce laps de temps, de susciter l’apparition d’un personnel d’encadrement auquel je puisse transmettre quelque chose. Je voudrais que dans quatre ans, il y ait une ou deux personnes, et même de préférence trois, auxquelles je puisse dire : « L’un ou l’autre parmi vous peut continuer ce que j’ai entrepris ». Et, si Dieu le veut, je serai prêt à travailler au musée encore quelque temps.

Il me semble que le musée de Noukous n’est pas le seul lieu nécessitant des efforts de la part des autorités ouzbèkes. De ce point de vue, les activités de la Fondation me paraissent très importantes.

Pourquoi le ministère de la Culture ne s’occupe-t-il pas de cette question ?

Toute structure d’État est par nature plus conservatrice dans son organisation et sa façon de travailler. Alors que la Fondation est plus progressiste. Elle dispose de plus de latitude.

C’est ainsi que l’exposition consacrée à Ivan Koudriachov, qui aura lieu à la galerie Tretiakov en mai 2022, bénéficie d’un appui maximal de la Fondation.

Je vais proposer à la Fondation, et j’ignore dans quelle mesure cela l’intéressera, d’organiser à Noukous des biennales d’art contemporain, avec des artistes d’Ouzbékistan. Peut-être pas seulement d’Ouzbékistan, mais, éventuellement, de toute la région.

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Tout cela, c’est un outil : nous attirons des artistes de différents pays dans un endroit où sont exposées des œuvres célèbres. Ces artistes ont ainsi une bonne occasion d’admirer les collections, de travailler dans ce décor, d’exposer leurs propres œuvres.

En tant que patriote d’Ouzbékistan, je veux dire que le développement de la culture et de l’art dans le pays requiert de très gros efforts de la part de la Fondation et des dirigeants du pays. En effet, outre le fait que c’est le visage culturel du pays, c’est un vecteur potentiel pour le développement du tourisme.

Il est évidement difficile d’en parler maintenant, puisqu’en raison de la pandémie, le tourisme est tombé à zéro. Or, l’Ouzbékistan est attractif pour le tourisme. Mais pour que celui-ci se développe, il faut que le touriste voie des monuments correctement restaurés. Pas des monuments reconstruits. Qu’il soit accueilli par des guides aimables, que les expositions soient montrées comme il convient.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Tigran Mkrtytchev
A l’intérieur du musée Igor Savitsky.

D’ailleurs, la Fondation mène une réforme dans les musées du pays, qui devra donner une impulsion au développement de la culture artistique.

De quelles réformes s’agit-il ?

En premier lieu, une loi sur le mécénat est en cours d’élaboration (la loi a été signée par le président Chavkat Mirzioïev en octobre 2019, ndlr). Le financement public n’est pas suffisant pour toute une série de musées. Il y a des gens riches, prêts à investir dans tel ou tel établissement ou projet culturel. Mais pour en retirer un bénéfice, ils doivent recevoir un avantage fiscal. Ceci pose tout un éventail de questions. Mais c’est la manière civilisée de procéder.

La Fondation a mis sur pied une nouvelle base de données électronique des musées d’Ouzbékistan. On a acheté le programme destiné aux musées, MuseumPlus, à la société suisse Zetcom. Il est nettement meilleur que les programmes utilisés actuellement dans les musées d’Ouzbékistan. Et il est facile d’utilisation.

Ce programme permet la création d’un catalogue électronique et d’une base de données pour les musées. C’est le fondement de tout musée. La base de données peut devenir accessible à chacun. C’est le type d’innovation qui peut développer la culture dans le pays.

Quels seraient vos deux plus beaux musées du monde ?

Mon point de vue ne reflète peut-être pas la réalité objective. Mais ce sont deux musées de rêve. Ils ne se ressemblent pas. Ils sont gigantesques : ce sont les musées de l’Ermitage et le Metropolitan.

Depuis l’enfance, l’Ermitage a été pour moi un endroit où je pouvais me plonger dans l’art sans jamais me noyer. En outre, j’y ai beaucoup d’amis. On m’a même demandé de travailler à l’Ermitage. Mais le climat à St-Pétersbourg est impossible. C’est le climat qui a vaincu. Parfois je le regrette. Mais pas très souvent.

Avez-vous l’intention d’inviter à travailler au musée Marinika Maratovna Babanazarova, qui y a été active pendant 30 ans ?

Je comprends que je suis ici en tant qu’administrateur et en tant que générateur d’idées. Je comprends aussi que personne mieux que Marinika Maratovna ne connaît la collection du musée de Noukous en ce moment et je ne suis même pas sûr que je la connaîtrai aussi bien après quatre années de travail ici.

C’est pourquoi, certainement, je m’adresserai sans faute à Marinika Maratovna pour demander de l’aide. Nos relations sont amicales. Et quand elle a fait l’objet de certaines attaques, je peux dire que je me suis exprimé à la télévision russe pour la défendre.

Le musée Igor Savitsky a du prestige en Ouzbékistan. Mais il y a aussi les scandales, qui tournent essentiellement autour des aspects financiers. Ma question est intéressée : selon vous, combien peut coûter l’œuvre la plus chère ?

On peut se référer au terme « inestimable ». Cela ne veut pas dire qu’elles n’ont pas de prix, mais qu’elles n’ont jamais fait l’objet d’une évaluation. Par exemple Alexandre Volkov, Oural Tansykbaïev, Lioubov Popova et Robert Falk l’ont été. En revanche, une grande quantité d’artistes exposés au musée ne sont pas sur le marché. Le prix n’est pas connu.

Pensez-vous que certains tableaux ont réellement été vendus ou emportés ? Ou s’agit-il de légendes ? Des bruits courent selon lesquels personne ne peut apporter de preuves.

Iriez-vous voler des objets que vous ne pourriez jamais vendre ? Certains disent que quelqu’un a copié tel tableau… Pour effectuer cette opération, il faut un spécialiste de l’artiste qui l’a peint. Et je l’écris en toutes lettres : en Ouzbékistan, il n’y en a pas.

Pour vendre un tableau d’un artiste d’avant-garde peu connu, il faut que ce tableau suscite l’intérêt de quelqu’un. De qui ?

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Les véritables amateurs de l’avant-garde n’achèteront pas un tableau volé, qu’ils ne pourront ni exposer ni revendre. Si vous avez un kilo d’or, vous pouvez le vendre n’importe où dans le monde. Mais si vous avez un diadème scythe en or, vous ne pourrez pas le vendre. On vous demandera immédiatement : « Est-il authentique ? Où l’a-t-on trouvé ? Montre-moi l’endroit ».

C’est pourquoi toutes ces discussions sur des tableaux qui auraient disparu, été copiés, emportés, relèvent de ce type de mystifications qui se créent autour d’institutions telles que le musée de Noukous.

A votre avis, pourquoi connaît-on et apprécie-t-on davantage le musée Igor Savitsky à l’étranger qu’en Ouzbékistan ? Comment peut-on changer cette situation et que faut-il faire pour sensibiliser notre public ?

La réponse est assez simple. Les actions à entreprendre pour donner suite à cette réponse simple sont, elles, très complexes et prendront beaucoup de temps. C’est l’éducation. Seule une personne éduquée peut comprendre la signification de l’art d’avant-garde.

Ouzbékistan Noukous Musée Igor Savitsky Tigran Mkrtytchev Kirill Altman
Le nouveau directeur du musée est interviewé dans le cadre du projet Alter Ego (illustration).

Le niveau de préparation actuel du public et de la société en Ouzbékistan n’est pas suffisamment élevé. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut pas s’élever. Cela veut dire que nous, moi, la société ouzbèke, le monde scientifique de l’Ouzbékistan, devons travailler en ce sens. Pour ne pas être balayés par le flux des visiteurs, nous devons mettre en place des filtres compris de tout un chacun.

Maintenant, les modèles de tableaux en 3D deviennent populaires.

Les modèles en 3D n’ont pas de sens. Il s’agit d’œuvres en deux dimensions. Le modèle en 3D suppose que l’on puisse voir la face arrière des tableaux. Honnêtement, je n’ai pas l’intention de montrer à tous la face arrière des tableaux. C’est réservé aux spécialistes.

En ce qui concerne l’utilisation d’Internet et la vision des tableaux en ligne, cela va de soi. Tout cela va se développer. Mais il faut aussi que le public se rende au musée. Il me semble que cela donnera une impulsion aux visites physiques.

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Il y a une différence qualitative entre une bonne réception de l’art sur Internet, quand vous pouvez découper l’œuvre en petits morceaux et la regarder attentivement, et la situation qui se crée entre le visiteur et l’œuvre.

Prévoyez-vous des travaux de rénovations dans le musée ?

Je vais d’abord apporter une réponse de bureaucrate et d’administrateur, avant de passer à mes rêves. Les travaux de rénovation impliquent des moyens budgétaires. Et des exécutants qui effectuent un travail de qualité. Je parle en connaissance de cause. Il ne suffit pas de remporter un concours et d’exécuter les travaux, il faut une exécution de qualité.

Pour commencer les travaux, il faut réorganiser l’agencement des objets exposés. Un musée est une structure complexe. La collection est l’une des principales raisons d’être du musée. Pour comprendre comment réagencer les objets exposés, il faut établir une liaison entre les différents fonds. Et c’est seulement après que nous saurons précisément ce que contient le musée. C’est ainsi que nous aurons l’occasion de présenter une nouvelle collection.

N’a-t-on jamais eu l’idée de transférer le musée dans la capitale, à proximité des nœuds de communication ? Noukous, c’est loin.

J’ai entendu cela à Tachkent. On me dit : « Vous savez, c’est difficile de se rendre à Noukous. C’est un endroit perdu. On ne sait que faire. La logistique représente des maux de tête supplémentaires ». Mais, de mon point de vue, il y a la magie du lieu. C’est un lieu chargé de spiritualité.

La Kaaba, par exemple, est éloignée. Les pèlerins y vont-ils ? Le hajj existe-t-il ? Et personne n’a jamais dit : « Transportons la Kaaba plus près d’un centre ». On ne discute pas cette question. C’est pourquoi je suis favorable à ce que le musée reste ici.

L’œuvre reflète-t-elle nécessairement une idée ?

Les artistes ont des personnalités diverses. Certains travaillent à partir d’une idée, d’autres à partir de ce qu’ils ressentent, de leurs émotions. L’un depuis le départ essaie de mettre une idée dans son art, l’autre dessine parce qu’il ne peut pas ne pas dessiner. Il n’est pas animé par une idée supérieure.

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L’art abstrait est-il porté par une idée ? Oui, mais dans un processus spontané. En grande partie. C’est pourquoi on revient à la question : « cela me plaît-il ou cela ne me plaît-il pas ? »

Je connais beaucoup d’œuvres d’art contenant de grandes idées, mais qui ne me plaisent absolument pas. Et je connais une aussi grande quantité d’œuvres d’art dont on ne discerne pas l’idée, mais plutôt quelque chose d’insaisissable, qui fait dire que c’est une œuvre réussie.

L’art actuellement, c’est du commerce ?

L’art a toujours été du commerce. Il n’y a jamais eu de période pendant laquelle l’art n’était pas du commerce. Imaginez l’âge de pierre : un groupe réduit ne disposant pas de temps libre. Si vous aviez décidé de rester assis, le lendemain vous n’auriez plus eu à manger, et le feu se serait éteint.

Dans ce groupe, à un moment donné, apparaît un homme qui commence à dessiner sur les parois : non pas à chasser, à tailler la pierre, à coudre des vêtements à partir de peaux, mais à consacrer son temps à des choses complètement inutiles.

Cela veut dire que c’était utile. C’est l’explication la plus primitive. Cela signifie que dans ce groupe, les gens étaient prêts à nourrir cette personne oisive. C’est du commerce.

Partout où l’on fait des affaires, il y a moyen de gagner de l’argent. Pourriez-vous expliquer brièvement sur quoi se fondent les prix des œuvres d’art ? Pourquoi deux bandes de différentes couleurs peuvent-elles coûter des sommes folles ? Qu’est-ce que le peintre américain Rothko a créé de si spécial dans le tableau No 1 (royal red and blue) pour qu’on le vende 75 millions de dollars ?

Je suis allé voir une exposition consacrée à Mark Rothko. Je dois dire qu’elle ne m’a pas plu en raison de sa monotonie. Puis, à plusieurs reprises, j’ai vu des œuvres de Mark Rothko dans diverses expositions. La combinaison de couleurs qu’il propose frappe toujours par son originalité.

Vous savez comment les riches achètent des tableaux ? « Dans ma villa, ce sera agréable à regarder ». Et c’est le cas. Je serais content d’avoir chez moi un petit tableau de Mark Rothko. Non pas en raison de son prix, mais parce qu’il donne une impulsion positive.

On peut établir la comparaison suivante : quelqu’un vous sourit ou ne vous sourit pas. Peu importe qui il est : il vous sourit. Et cela vous est agréable, alors que vous ne le connaissez pas. La rencontre avec une œuvre d’art est du même ordre. Si vous recevez une impulsion en réponse, alors le prix commence à monter.

Comment voyez-vous le musée à la fin de votre contrat ?

Si j’étais voyant, je dirais ceci : c’est un nouvel agencement des objets exposés, ce sont des collaborateurs qui comprennent ce qu’ils font, c’est la planification d’expositions plusieurs années à l’avance avec les principaux musées du monde, ce sont des programmes éducatifs qui attirent les jeunes de Noukous.

Il y a encore une idée complètement folle : j’aimerais que Noukous devienne la Mecque des chercheurs. Je pense que les autorités du Karakalpakistan et de l’Ouzbékistan feront en sorte d’attirer les chercheurs à Noukous.

Ces chercheurs créeront une image globale, à leur retour en Europe, en Amérique, en Russie. Comme les personnes cultivées qu’elles sont, elles diront : « Nous avons effectué notre travail académique à Noukous ». Et ce travail nous profitera également. Ce sera une contribution à notre musée.

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Et quand, chez eux, ils commenceront à en parler, ils créeront mieux que les médias une réputation propice à la visite du musée et de Noukous.

La ville sera-t-elle prête ?

Que voulez-vous m’entendre dire ?

« J’espère qu’elle sera prête »

Voilà la réponse. Ce n’est pas pour demain. C’est pour après-demain. Demain nous commencerons à travailler, et après-demain, je pense, nous aurons fini.

Propos recueillis par Kirill Altman pour Gazeta.uz

Traduit du russe par Michel Peetermans

Édité par Paulinon Vanackère

Relu par Mathilde Garnier

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