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Pauvreté, peur et harcèlement : qu’est-ce qui peut obliger les femmes kirghizes à abandonner leur enfant ?

Chaque année, la société civile kirghize est bouleversée par des rapports sur les nouveaux-nés abandonnés. Ils sont retrouvés dans des poubelles, des toilettes, des champs, sur les paliers des maisons et appartements. Des journalistes d’investigation ont essayé d’établir la fréquence et la raison de ces abandons.

Rédigé par :

La rédaction 

Edité par : Paulinon Vanackère

Traduit par : Léna Marin

Kloop

Kirghizstan abandon nouveau né
Au Kirghizstan, des abandons de nouveaux-nés sont régulièrement rapportés. Illustration : Kloop.

Chaque année, la société civile kirghize est bouleversée par des rapports sur les nouveaux-nés abandonnés. Ils sont retrouvés dans des poubelles, des toilettes, des champs, sur les paliers des maisons et appartements. Des journalistes d’investigation ont essayé d’établir la fréquence et la raison de ces abandons.

Alors que des affaires d’abandons de nouveaux-nés secouent régulièrement le Kirghizstan, les journalistes d’investigation du média indépendant Kloop ont décidé de se pencher sur la question à l’aide d’exemples précis.

En 2016, Mahabat a rencontré son copain, Koubat. Mais rapidement, les deux jeunes gens se disputent et rompent. C’est après cette séparation que Mahabat, âgée de 22 ans, apprend qu’elle est enceinte. La jeune fille vivait avec sa mère et sa famille dans la ville dortoir d’Artcha Bechik. Mahabat était en procédure de divorce et avait déjà eu un enfant de son premier mariage. Elle n’était pas prête à avoir un deuxième enfant.

La jeune fille avait peur de parler de sa grossesse à sa mère, puis Koubat, le père de l’enfant, lui a dit par téléphone d’avorter et n’a jamais repris contact avec elle. Mahabat a décidé de ne pas avorter.

Un abandon sous état de choc

Quelques mois plus tard, le 31 juillet 2017, Mahabat a très mal au ventre et va dans des toilettes publiques où elle accouche. D’après son récit, l’enfant ne faisait aucun bruit, ne bougeait pas et est tombé dans la cuvette. La jeune femme a pensé qu’il était mort. Sous état de choc, elle n’en a parlé à personne.

Quelques instants plus tard, une voisine est allée dans ces toilettes. Elle a vu du sang sur le sol et entendu des pleurs d’enfant. Les voisins ont retiré l’enfant de la cuvette puis ont appelé les urgences et la police. L’enfant a survécu, la mère s’était cachée.

Mahabat a été retrouvée un mois et demi plus tard. Pendant son procès, elle n’a reconnu qu’à moitié sa culpabilité et a dit qu’elle regrettait ce qui s’était passé. Elle a été jugée coupable en vertu de l’article sur l’abandon d’enfant et la tentative de meurtre d’un nouveau-né par la mère et a été condamnée à deux ans de prison et à une amende de 5 000 soms (53 euros).

Un article de loi « plus indulgent »

Traditionnellement, si la mère laisse son enfant en danger et que cela occasionne sa mort, elle risque une condamnation selon l’article « meurtre de la mère sur le nouveau-né ». Cet article est plus indulgent que pour un autre type d’assassinat. En effet, il suppose que la mère a pu commettre le crime dans un état traumatique. Au Kirghizstan, c’est plus de 1 000 femmes et enfants qui sont concernés par cette situation.

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Les journalistes d’investigation de Kloop ont analysé des décisions de justice, des données gouvernementales et des publications par les médias afin d’expliquer la raison pour laquelle ces abandons se produisent.

Plus de 1 000 nourrissons abandonnés

Depuis 2010, au Kirghizstan, plus de 1 000 nourrissons figurent sur la liste des « rejetés et abandonnés ». Selon les données du ministère de la Santé, ces nouveau-nés sont retrouvés dans la rue ou bien laissés dans des cliniques. Mais cela ne concerne que ceux qui ont survécu. L’enfant de Mahabat est inclus dans ces statistiques. Depuis 2010, au Kirghizstan, 44 enfants au minimum ont été retrouvés morts.

Selon Bakyta Todogueldieva, directrice du département du soutien familial et de la protection des enfants au ministère du Développement social, si l’enfant est abandonné dans la rue, la police ouvre une enquête criminelle et au cours des six mois qui suivent, la mère est recherchée. Pendant ce temps, l’enfant est dans un foyer. « Si la mère se dénonce ou est retrouvée par la police, elle est privée de son droit parental, mais l’enfant peut être confié à des membres de sa famille », explique Bakyta Todogueldieva.

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Kloop a étudié les rapports criminels des médias kirghiz et a créé une base de données sur les enfants abandonnés depuis 2010. 115 témoignages sont dévoilés au public.

Des femmes en situation de crise

Les nouveau-nés ont été retrouvés dans des poubelles, des toilettes, des champs, sur les paliers des maisons et appartements.

D’après les propos de la directrice de la ligue de défense des droits de l’enfant, Nazgoul Tourdoubekova, les femmes qui abandonnent leurs enfants sont en situation de crise. Elle explique : « Elles souffrent de stress post-accouchement, de dépression périnatale. Il y a des femmes qui accouchent sans être mariées et pour elles, être déshonorées et punies par leur famille est pire que de donner naissance à un enfant et de l’annoncer. »

Un enfant né hors mariage, une honte

Selon l’enquête menée par le Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF), au Kirghizstan, pour l’année 2013, la raison principale de cet acte était l’absence de mari ou de conjoint. 72 % des mères qui abandonnent leur enfant ne sont pas mariées. Les femmes non mariées et qui n’ont pas de logement entrent dans la catégorie « à risque » et sont susceptibles d’abandonner leur enfant. La spécialiste de la protection de l’enfance à l’UNICEF Elena Zaïtchenko déclare que depuis 2013, aucune enquête n’a été menée à ce sujet. Cependant, dans ces cas-là, « il est très clair que ce sont des mères qui n’ont pas de soutien familial. »

D’après le Comité national des statistiques, un enfant sur quatre nait hors mariage dans le pays. Dans les faits, le Comité considère que la moitié de ces enfants vont vivre sans père. Au Kirghizstan, ces enfants à moitié orphelin sont, en moyenne, au nombre de 16 000 à naître par an.

Kirghizstan abandons nouveaux nés
Les femmes qui abandonnent leurs enfants le font souvent pour éviter la honte ou parce qu’elles ne peuvent pas subvenir à leurs besoins. Illustration : Kloop.

Selon les propos de la sociologue Nourzada Koupouïeva, les femmes célibataires décident souvent de cacher la grossesse à leurs proches par peur d’être jugées par leur famille et leur entourage. Selon elle, « les jeunes filles ne parlent déjà pas de leurs menstruations avec leur mère, alors d’une grossesse, encore moins. Les mères disent seulement à leurs filles de ne pas leur faire honte. Les femmes peuvent même décider de se suicider, tant cela est honteux à cause du poids de l’ouïat (concept de honte concernant l’attitude de la femme, dont dépend l’honneur de la famille, ndlr). »

Dans les récits étudiés par Kloop, des femmes qui ont abandonné leurs enfants expliquent leur acte au motif qu’elles ne sont pas mariées. Elles expliquent qu’elles ont peur de leurs parents. Pendant le procès, elles disent que le père de l’enfant les a quittées et que la famille n’était pas au courant de leur grossesse.

« Je ne peux pas le garder »

Dans la quasi-totalité des récits étudiés par Kloop, les enfants ont été abandonnés sur des paliers. Dans un des cas, la femme a frappé à la porte et est partie. Sur le pas de la porte, il y avait un enfant avec un petit mot : « Je ne peux pas le garder. Il est né le 1er mars 2022. »

D’après la directrice de l’Alliance pour la santé reproductive, Galina Tchirkina, ces mères n’ont nulle part où aller. L’Etat ne les aide pas, ne fait rien pour régler leurs problèmes financiers, psychologiques et sociaux.

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Chaque année, le niveau de pauvreté au Kirghizstan augmente. Selon les données du Comité national des statistiques, entre 2018 et 2022, celui-ci a augmenté de 22 % à 33 %. 6 % des Kirghiz sont considérés comme vivant sous le seuil de pauvreté, c’est-à-dire avec une somme inférieure à 3 000 soms (32 euros) par mois.

Les femmes sont plus vulnérables d’un point de vue économique. Elles sont moins souvent employées, gagnent un salaire inférieur à celui des hommes. En moyenne, au Kirghizstan, les femmes qui ont un emploi stable gagnent un salaire 25 % inférieur à celui des hommes.

Des abandons à cause de l’instabilité matérielle

Au Kirghizstan, le plus souvent, c’est la femme qui prend un congé parental ou qui quitte son emploi pour éduquer un enfant. Lorsqu’il y a une séparation ou un divorce, les enfants restent le plus souvent avec la mère qui doit subvenir à leurs besoins. Les pères au Kirghizstan préfèrent ne pas payer la pension alimentaire : neuf sur dix personnes qui ne payent pas la pension sont des hommes.

« Parmi les femmes qui ont abandonné leur enfant, certaines sont connues comme étant des personnes avec des difficultés matérielles et une situation familiale troublée, n’ont pas de mari ni de logement. 26 % d’entre elles vivaient dans des conditions sociales inconfortables, subissaient des violences conjugales, vagabondaient », rapporte l’enquête de l’UNICEF.

Les grossesses après un viol

Il n’y aucune statistique sur le nombre de femmes au Kirghizstan qui donnent naissance après un viol. A l’échelle nationale, 200 à 300 cas de viols sont répertoriés chaque année. D’après le sondage mené par le Comité national des statistiques en 2019, les infractions sexuelles commises sont en réalité 55 fois plus nombreuses que les chiffres officiels.

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En 2024, il a été montré aux Etats-Unis qu’en moyenne, 12 % des femmes tombent enceintes après un viol. Une majorité de femmes le découvre tardivement à cause du traumatisme lié à la violence. « Les femmes enceintes à la suite d’un viol peuvent mettre plus de temps à reconnaître la grossesse, ce qui peut être dû à des facteurs liés à la réaction au traumatisme », explique Rachel Perry, professeure associée à l’université de Californie à Irvine.

Dans les récits étudiés par Kloop, au moins deux jeunes filles ont déclaré que leurs grossesses étaient survenues après un viol. L’une d’entre elles s’est rendue à la police où ils n’ont pas voulu vérifier les faits et ont refusé sa plainte. « Ce n’est pas un secret qu’il y a un niveau important de violence envers les femmes et les jeunes filles dans notre société, et les agressions sexuelles sont prédominantes. Il faut impérativement travailler sur ce sujet, mais chez nous, malheureusement, il n’y a pas d’aides destinées aux femmes aujourd’hui », regrette Galina Tchirkina.

Dans le cas où les femmes seraient victimes d’un viol, elles peuvent s’adresser aux centres de médecine familiale dans les 72 heures qui suivent l’agression. Le ministère de la Santé affirme qu’il s’y trouve des infirmeries avec une contraception d’urgence qui doit être fournie gratuitement.

La famille le saura tôt ou tard

La spécialiste de la question pour le ministère de la Santé, Raïsa Asylbacheva, affirme que toute femme a le droit de renoncer à son enfant après l’accouchement, mais admet qu’il y aura des tentatives pour l’en dissuader. Si la mère insiste réellement, elle pourra renoncer à son enfant tout à fait anonymement.

La responsable du centre de réhabilitation des enfants et de soutien aux familles de Bichkek, Tcholpon Arykpaïeva, explique que cette procédure existe pour tenter de maintenir l’enfant dans la famille.

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« On essaie de convaincre les jeunes mères de ne pas abandonner leur enfant même s’il n’est pas désiré », confie Tcholpon Arykpaïeva. Selon la loi, les services sociaux sont obligés de chercher un tuteur pour l’enfant parmi les membres de la famille la plus proche, même si la mère demande de ne pas le faire. Ainsi, la famille de la mère finira par être au courant de la naissance et de l’abandon.

Pour Bakyta Todogueldieva, toute mère devrait garder et élever son enfant, pour la simple et bonne raison qu’elle en est la mère biologique. « L’enfant a aussi des droits, notamment celui de connaître ses parents », ajoute la fonctionnaire.

Une conception à deux mais la mère est tenue coupable

Au Kirghizstan, la société préfère accuser la mère de l’enfant abandonné. Kloop a analysé un peu plus de 1 700 commentaires sur trois posts à propos d’enfants abandonnés sur le compte Instagram de news.kg, qui compte 1,6 millions d’abonnés.

Un commentateur sur cinq juge la mère coupable, l’accusant par exemple « d’ouvrir les jambes devant le premier venu ». Certains internautes appellent à la violence et considèrent que les femmes n’ont pas d’excuses. Seulement 2 % des commentaires dénoncent le rôle du père biologique.

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Pour éviter ces abandons, il faut éduquer davantage sur la sexualité. Illustration : Kloop.

Galina Tchirkina qualifie d’effrayante la tendance selon laquelle les internautes approuvent les violences physiques infligées aux femmes. Elle pense que ces commentaires ont une influence très forte sur les femmes, qui finissent par les pousser à abandonner leur enfant.

« Ce qui est tragique dans cette histoire, c’est que cette pauvre femme est dans un état d’angoisse pendant neuf mois. Pour elle, il est insupportable de penser qu’elle va continuer à vivre dans ce stress et cette peur en présence de l’enfant, alors qu’elle en fait déjà l’expérience avant son apparition. C’est un enfant né hors mariage, issu d’une situation négative. Tout cela pèse sur la femme qui plus tard va laisser son enfant dans une poubelle et décider de ne pas poursuivre sa vie avec lui », considère la responsable de l’Alliance de la santé reproductive.

Installer des babyboxes et éduquer

Galina Tchirkina considère que punir la femme sans lui donner une chance de réhabilitation semble être une solution plus adaptée et moins coûteuse à l’Etat et à la société. Mais cela ne résout rien.

Seulement 9 % des commentaires étudiés par Kloop proposent des solutions à ce problème. Quelques-uns suggèrent que l’Etat garde ces enfants. D’autres parlent de la nécessité d’installer des babyboxes dans les hôpitaux ou encore de tenir des leçons d’éducation sexuelle dans les écoles.

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« Nous récoltons le fruit d’el emne deït (l’importance de l’opinion du voisinage, de la réputation, ndlr) que les jeunes filles entendent dès le plus jeune âge. Les conversations sur les relations ou la contraception sont taboues. La peur d’être déshonorée devant les parents et l’entourage est plus forte que la peur de Dieu », décrit un commentaire.

Les femmes qui laissent leurs enfants sont tenues responsables par deux articles de loi : « abandon dans une situation dangereuse » et « meurtre de la mère sur un nouveau-né ». Ces 13 dernières années, 28 femmes ont été jugées en vertu de ces deux lois. Le bureau du procureur n’a pas voulu partager de données sur le nombre d’affaires concernées par cet article, se fondant sur la décision du tribunal sur la liquidation de Kloop. Les juristes de Kloop ont qualifié ce refus d’illégal.

Que peut faire la société ?

Ce ne sont pas seulement des internautes sur les réseaux sociaux qui évoquent la nécessité d’éduquer les hommes et femmes kirghiz sur la sexualité, mais aussi des spécialistes avec lesquels Kloop s’est entretenu.

Le blogueur Oulouk Batygaliev, qui tient une page Instagram sur l’éducation sexuelle en kirghiz, dit qu’il faut tout simplement parler de sexe et de santé même si ces thèmes paraissent gênants et déplacés.

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« Beaucoup des gens pensent que l’éducation sexuelle est l’étude du sexe. Mais ce n’est pas cela du tout. Il s’agit de parler des comportements à adopter. Il est question d’éviter les comportements à risques, pour être prêts. Généralement, il s’agit d’apprendre à se protéger et à poser nos limites », explique-t-il.

« Au Kirghizstan, à l’école, on n’apprend pas correctement aux enfants leurs droits reproductifs. On ne parle pas de la protection de son corps, comme on le voit avec les jeunes filles qui tombent enceintes à la suite d’un viol », considère la directrice de la ligue de défense des droits de l’enfance. « C’est pourquoi, premièrement, il faut apprendre aux garçons et aux filles qu’ils ont le droit à l’inviolabilité de leur corps. Deuxièmement, que les garçons n’ont pas le droit d’être violents et que cela est un acte puni par la loi. »

La rédaction de Kloop

Traduit du russe par Léna Marin

Edité par Paulinon Vanackère

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