Cela fait déjà plus de dix ans que la Chine et le Kirghizstan se disputent l’épopée de Manas, fondatrice de la culture kirghize. Et ils sont toujours au coude à coude.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 7 juillet 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
C’est un combat autant symbolique que pratique : depuis 2009, la Chine et le Kirghizstan se disputent à propos de l’origine de Manas. Cette épopée, trois à quatre fois plus longue que l’épopée d’Homère, est l’un des éléments les plus importants de la culture kirghize, reconnue dans les plus hautes sphères de l’Etat. Le Kirghizstan est, semble-t-il, le seul pays au monde où un jour férié a été institué en l’honneur de cette épopée populaire, où des cours sur le thème figurent au programme scolaire obligatoire et au programme universitaire, et où une académie à part entière a été ouverte pour l’étudier.
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Mais les causes de ce phénomène étonnant, de cette « Manassomanie » et de cette « manassification» du pays restent à ce jour presque inexplorées. Le premier président du pays, Askar Askaïev (1991-2005), a institué Manas comme événement fondateur de l’Etat kirghiz et a obtenu le soutien de l’Organisation des nations unies (ONU) lors des festivités du millénaire de l’épopée en 1995. Cependant, à la fin des années 1990, l’engouement pour Manas s’est essoufflé et ne s’est ravivé qu’en 2010, probablement suite aux événements sanglants d’Och et à la montée du nationalisme kirghiz. Ce n’est plus, alors, le texte de l’épopée, mais le personnage de Manas lui-même qui a commencé à être popularisé, en tant que héros national exemplaire.
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Néanmoins, selon l’anthropologue Svetlana Jacquesson, ce n’est en aucun cas l’ethnonationalisme qui a été le principal moteur de la manassomanie contemporaine, mais la Chine. Plus précisément, c’est la crainte que Pékin n’inclue Manas dans la liste du patrimoine culturel immatériel de l’Unesco en 2009 au nom de « ses » Kirghiz, présents dans la Région autonome ouïghoure du Xinjiang. Des discussions indignées ont alors commencé au Kirghizstan ainsi qu’une course au statut, pour démontrer au monde entier que les vrais conservateurs de l’épopée, ce sont les Kirghiz de la République du Kirghizstan. Svetlana Jacquesson évoque ainsi l’« ombre » chinoise de la manassomanie dans son article « Claiming heritage : the Manas epic between China and Kyrgyzstan », publié dans la revue scientifique Central Asian Survey en mai 2020.
La Chine reconnue par l’Unesco
En 2009, le comité intergouvernemental de l’Unesco a approuvé l’inscription de Manas sur la liste du patrimoine culturel immatériel de la Chine, suite à la candidature de Pékin. Peu après, le réalisateur kirghiz Sadyk Cher-Niyaz a tenu à Bichkek, la capitale kirghize, une conférence de presse virulente, déclarant que seul le Kirghizstan avait le droit de revendiquer Manas.
Une vague de publications sinophobes a déferlé dans les médias. Pékin a été accusé d’impérialisme culturel. Mais la vague s’est rapidement calmée lorsque la Chine a déclaré officiellement que l’épopée était placée sous la protection de l’Unesco au nom des Kirghiz de la République Populaire de Chine. Environ 200 000 Kirghiz vivent essentiellement dans la Préfecture autonome kirghize de Kizilsu, dans le Xinjiang. La plupart sont des descendants des réfugiés arrivés là après la révolte basmatchi de 1916, mais aussi ceux qui se sont retrouvés du côté chinois après le tracé des frontières entre l’empire russe et l’empire Qing (entre 1644 et 1912), à la fin du XIXème siècle.
En réaction, les conteurs de l’épopée, appelés manastchis, se sont exprimés côté chinois de façon diplomatique dans la presse nationale, racontant comment la Chine se préoccupe de la culture de ses minorités et y investit beaucoup de moyens. Dans le comté d’Akqi, on trouve le Centre de protection et de recherche de Manas, et à Pékin, l’Institut de la littérature populaire. Le gouvernement chinois finance les salaires mensuels des manastchis et fournit des services médicaux. Bref, le message était qu’en Chine, on traite Manas et ses chanteurs incomparablement mieux qu’au Kirghizstan.
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Cependant, la Chine n’a aucunement commencé son « jeu » sur Manas avec l’objectif d’écraser le Kirghizstan. Le responsable de ce conflit est en partie la logique de travail de l’Unesco : les objets du patrimoine, même immatériels, se positionnent comme « propriété » de l’Etat, provoquant des disputes sur qui, par exemple, est propriétaire du plov, des mantis ou de Manas.
Au final, pour la Chine elle-même, la poursuite de l’héritage mondial est importante pour des raisons de politique interne. La République Populaire tente dans une certaine mesure de compenser des décennies de destruction des monuments et des traditions antiques sous le régime de Mao Zedong (1893-1976), et de signaler, à ses minorités nationales, qu’elle respecte leur culture avec une politique publique plus inclusive. Finalement, en 2018, la Chine est arrivée à la deuxième place dans le monde en nombre de monuments du patrimoine mondial (48), et à la première place en nombre d’éléments de patrimoine culturel immatériel (38). Manas n’est que l’un d’entre eux, et il est clair que du fait de ses ressources, le Kirghizstan ne peut rivaliser avec un programme aussi puissant.
Le Kirghizstan a tenté de résister
Mais le Kirghizstan a tenté de résister. Soutenir Manas est devenu une question d’honneur et une tâche ardue. La Chine s’est vantée d’une édition en 18 tomes (200 000 lignes) de l’épopée, et du conteur respecté Jusup Mamay (1918-2014), qui a écrit le texte colossal en entier.
« Au Kirghizstan, il y a des conteurs qui racontent des histoires libres sur cinq générations [de héros de l’épopée], mais dans les versions imprimées tout est limité à trois. En Chine nous avons publié un texte sur Manas sur huit générations », a déclaré en 2011 un des chercheurs chinois sur Manas.
Au total, pas moins de 55 millions de yuans (7 millions d’euros) ont été alloués à la diffusion et la promotion de l’épopée, y compris la traduction dans d’autres langues.
Décrédibiliser Jusup Mamay
Au Kirghizstan, ni l’argent, ni les moyens d’imprimer Manas en 18 tomes n’étaient présents. C’est pourquoi, pour rivaliser avec les prétentions de la Chine, les conteurs et autres intellectuels ont lancé une contre-attaque. Ils ont contesté le droit de Jusup Mamay de se considérer comme un manastchi : il n’aurait pas eu de rêve prophétique, personne ne l’aurait entendu déclamer l’épopée.
En outre, il a lui-même reconnu qu’il avait appris Manas dans la version écrite par son grand frère Balbay, qui l’a lui-même étudiée chez des Kirghiz qui ont fui vers la Chine après le soulèvement de 1916. Ils ont fait des accusations et des déclarations encore plus audacieuses, prétendant notamment que dans la version de l’épopée destinée à l’Unesco, chaque partie serait un plagiat de textes publiés ou non publiés des conteurs kirghiz.
Peu après, il est devenu clair qu’au niveau international, ces revendications ne portaient pas. Il fallait réfléchir à une stratégie propre. La décision de corriger le verdict de l’Unesco, en inscrivant Manas sur la liste du patrimoine des deux pays, a rapidement été abandonnée. Le Kirghizstan a donc décidé de présenter sa propre version de l’épopée – une trilogie Manas-Semeteï-Seïtek. En dépit de tous les événements tumultueux de 2010, l’année suivante, le parlement a adopté une loi sur Manas, et sur le programme public pour sa mise en œuvre (de 2012 à 2017). Il fallait démontrer au monde que le Kirghizstan avait trouvé le moyen de défendre et de promouvoir l’épopée antique tout aussi bien que la Chine.
Tirages et festivals
Les premières mesures adoptées dans ce but, ont été la publication de versions « uniques » et « les plus complètes » de l’épopée. En 2012, le Président de la fondation publique « Uluu Bayan » Bakit Romanov, s’est engagé à allouer près d’1 million de dollars (800 000 euros) dans la publication de toutes les 86 versions de Manas conservées dans les archives de l’Institut de langue et littérature, avec des tirages allant jusqu’à 10 000 exemplaires. Ces engagements n’ont cependant pas été tenus.
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En 2013, la fondation a publié par ses propres moyens une version du conteur Togolok Moldo (1860-1942), analogue à celle de Jusup Mamay. Un an plus tard est sortie une édition en neuf volumes de Sagimbay, mettant fin à de longs efforts commencés au début des années 1990. Ensuite, l’argent a commencé à affluer, et ce n’est que dans les années 2017-2018 que la fondation a publié 20 versions de Manas en 31 tomes. Enfin, en 2019, l’université de sciences humaines de Bichkek a présenté son « manuscrit unique » de l’épopée appartenant à Meder Mergenbayev (1896-1983), élève de Sagimbay. D’après le scientifique chinois spécialisé sur Manas, ce projet imitait délibérément l’initiative chinoise de Jusup Mamay.
Le tirage de ces livres n’a pas dépassé en général 1 000 exemplaires. Ils ont été lus principalement par des critiques littéraires et des linguistes. Cependant, comme l’écrit Svetlana Jacquesson, la couverture active par les médias et les présentations somptueuses ont créé une impression de « manassification » active de tout le pays.
La bataille de Manas se déroule également sur le front des festivals. En 2008, pour la fête Manas dans le Xinjiang, 100 invités sont venus. En 2010, ils étaient déjà 10 000, et en 2011 pas moins de 30 000, parmi lesquels l’ancienne présidente du Kirghizstan Roza Otounbaïeva (2010-2011). Près de 1 000 personnes de tous âges ont déclamé des fragments de l’épopée.
Le dernier festival, estime la chercheuse, a particulièrement frappé les invités de la république du Kirghizstan. Pendant le festival d’été à Batken, dans le sud-ouest du Kirghizstan, trois groupes – « Seïteka » (les lycéens), « Semeteïa » (18-20 ans) et les « Manas » (30-60 ans) – ont interprété l’épopée. La cérémonie d’ouverture des troisièmes jeux mondiaux nomades en 2018 a aussi été marquée par une déclamation collective dans un style chinois, avec un millier de jeunes hommes et de jeunes femmes habillés dans des costumes nationaux chantant Manas, décrit Svetlana Jacquesson.
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Si, en Chine, c’est avant tout l’Etat qui est derrière la propagande de Manas et le soutien aux manastchis, au Kirghizstan ce sont les fondations d’utilité publiques qui se sont engagées, alors que le budget de l’Etat est limité.
La trilogie Manas inscrite à l’Unesco pour le Kirghizstan
Les compétitions et les concours de manastchis existent depuis l’époque soviétique, mais après l’expansion chinoise à l’Unesco, leur style a radicalement changé. Au lieu de diplômes et certificats, les participants ont commencé à recevoir des prix généreux. En 2010, la fondation « Uluu Bayan » a créé les titres de « Manastchi du peuple » et de « Manastchi remarquable ». Ensuite la fondation a offert aux meilleurs conteurs des voitures, des appartements à Bichkek et des récompenses financières. En 2016, une autre fondation, « Manastchi Sayakbay », a décerné des médailles, appartements et voitures.
Autre différence importante : sous l’URSS, c’est l’épopée elle-même et les grands conteurs du passé qui étaient célébrés, tandis que les manastchis contemporains étaient mis à l’écart. Après 2010 et le projet de Jusup Mamay, la situation a changé : ce sont les conteurs vivants et leur condition qui ont été mis au premier plan. Le prix le plus élevé était sans doute celui de 500 000 soms (4 874 euros) décerné par la fondation « Manas-Mouras » entre 2010 et 2013, année où le Kirghizstan a finalement réussi à inscrire la trilogie épique sur la liste convoitée de l’Unesco.
A la recherche de la tradition
Cependant, des critiques se sont peu à peu faites entendre au Kirghizstan dénonçant un certain « artifice » à la mode et médiatique de l’épopée sur le modèle chinois. Le célèbre manastchi Talaatali Baktchiev, docteur en philologie et fils spirituel du conteur Chaabay Azizov, en est devenu l’opposant principal. Il propose, en faveur du retour à la tradition, qu’au lieu de la lecture ponctuelle de différentes parties de l’épopée durant les festivals et les tournois, les manastchis les plus importants se réunissent, s’asseyent en cercle et racontent Manas histoire après histoire, heure après heure, jour après jour.
L’événement le plus représentatif de ce genre s’est produit à Bichkek en 2015, quand l’Unesco a reconnu les droits de la République kirghize sur l’épopée. La déclamation de Manas a duré sept jours et sept nuits. La cérémonie s’est ouverte par le sacrifice rituel d’une jument pour l’âme des ancêtres. L’entrée était libre, et de nombreux spectateurs se sont succédés ; beaucoup ont même apporté des offrandes et des cadeaux pour les manastchis. Talaatali Baktchiev, souligne Svetlana Jacquesson, défend activement l’idée que le Kirghizstan doit développer ses traditions, et ne pas lorgner sur les projets chinois. Néanmoins, il n’omet pas de rappeler dans ses discours, notamment en 2019, la « menace chinoise ».
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Dans l’ensemble, écrit Svetlana Jacquesson, c’est la Chine qui reste le moteur principal visible (ou invisible) de la « manassomanie », des années 2009 à 2019, suite à la décision fatidique de l’Unesco. Les fonctionnaires et les institutions mettent en avant les bonnes relations des deux pays et le rôle de Manas comme « pont d’amitié » entre les deux communautés kirghizes, tandis que les fondations non-étatiques et les personnalités publiques sont plus susceptibles d’exprimer ouvertement leur sinophobie, et de soupçonner leur voisin de vouloir instrumentaliser l’épopée. Mais la compétition entre les deux pays est loin d’avoir disparue et se poursuit toujours.
Artyom Kosmarski
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Juliette Amiranoff
Édité par Nazira Zhukabayeva
Relu par Nathalie Boué
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