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Eau : les pays d’Asie centrale vont-ils se mettre d’accord ?

Selon les analyses de nombreux experts environnementaux et politiques, l’Asie centrale pourrait bien subir dans les prochaines années de terribles sécheresses, risquant d’entraîner ce que certains politologues qualifient de « guerre de l’eau ». Revue de détail.

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Le fleuve Amou-Daria, ici entre le Turkménistan et l'Ouzbékistan, est l'un des deux fleuves majeurs qui traversent l'Asie centrale.

Selon les analyses de nombreux experts environnementaux et politiques, l’Asie centrale pourrait bien subir dans les prochaines années de terribles sécheresses, risquant d’entraîner ce que certains politologues qualifient de « guerre de l’eau ». Revue de détail.

Novastan traduit et reprend ici un article initialement publié par le Central Asia Monitor.

Depuis plusieurs années, les chercheurs ont constaté que l’eau constitue une cause principale de potentiels conflits en Asie centrale. Une situation qui s’explique par la géographie de la région, avec le Kirghizstan et le Tadjikistan situés en amont des deux plus grands fleuves de la région, le Syr-Daria et l’Amou-Daria, tandis que le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan, sont situés en aval.

Une position qui implique qu’ils subissent les conséquences des choix de gestion de leurs voisins en amont.

L’eau comme instrument de chantage politique

L’eau est utilisée depuis longtemps comme instrument de chantage politique en Asie centrale. Le Kirghizstan et le Tadjikistan ont essayé d’utiliser leur atout naturel que constitue l’eau comme un moyen de pression sur l’Ouzbékistan et le Kazakhstan. Mais, de l’avis de nombreux politologues, cela n’a mené à rien de bon.

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Selon l’analyste ouzbek Rafael Sattarov, l’ambition démesurée du Tadjikistan concernant la construction de la centrale hydroélectrique de Rogun, ne fait qu’empirer la situation. La centrale, dont la première unité sur les 6 prévues a été mise en route le 16 novembre dernier, doit être le barrage le plus haut du monde d’ici 2028 et la fin des travaux. Pour Rafael Sattarov, même si le Tadjikistan réussissait à construire un ouvrage aussi imposant, il se heurterait inévitablement au manque d’acheteurs susceptibles d’être intéressés par des volumes d’électricité aussi importants.

Le 21 juin dernier, la Banque Mondiale a refusé de financer le projet de Rogun, avançant le danger qu’elle représente pour l’environnement. Des activistes avaient déjà mis en garde des risques d’inondations et d’autres conséquences négatives qu’entraînerait la construction d’ouvrages de cette taille dans la région.

La construction est cependant en bonne voie et se réalise avec le blanc-seing des autorités ouzbèkes. Opposée durant des décennies sur le sujet, Tachkent s’est finalement résolue à travailler avec son voisin tadjik, en échange d’une gestion raisonnée des volumes d’eaux retenus par le barrage et probablement contre une électricité bon marché. Rogun reste malgré tout le point de crispation potentiel le plus important en Asie centrale.

Une gestion critique de la ressource en eau

Plus largement, le magazine « Nature » rapporte des données préoccupantes : toutes les Républiques d’Asie centrale gaspillent l’eau. Selon un article publié en 2014, la palme revient au Turkménistan, où chaque habitant gaspille quatre fois plus d’eau qu’aux Etats-Unis et 13 fois plus qu’en Chine. Le Turkménistan détient le record mondial de consommation d’eau par habitant (5 500 mètre cubes), tandis que l’Ouzbékistan et le Kirghizstan occupent respectivement la 4ème et 5ème place, le Tadjikistan la 7ème et le Kazakhstan la 11ème place.

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Cette consommation excessive d’eau a déjà asséché la mer d’Aral, et elle est responsable de la réduction du débit de l’Amou-Daria et du Syr-Daria, autrefois abondants. Une telle gestion critique de l’eau entraîne aussi des modifications du climat. Des chercheurs ont d’ores et déjà annoncé que les étés dans la région deviendraient de plus en plus secs et chauds, et les hivers plus froids et plus longs.

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Tout cela va se répercuter sur les récoltes dans la région. Cela pourrait entraîner des réactions en chaîne, car le secteur agricole représente le premier secteur économique de la plupart des pays centrasiatiques et le principal pourvoyeur d’emplois.

Une situation similaire à celle du Proche-Orient

Selon Rafael Sattarov, on peut comparer la situation actuelle en Asie centrale avec la situation au Proche-Orient avant les printemps arabes de 2011. Dans les deux régions, on observe des flux de populations venant des zones rurales défavorisées pour s’établir en ville. Ces  flux non-contrôlés sont sources de conflits. Asie centrale et Proche-Orient font également face à une menace constante de mauvaises récoltes dues à la mauvaise gestion transfrontalière des ressources en eau et à l’épuisement des terres arables du fait de la surexploitation des sols. Les tensions autour de l’eau dans la région continuent donc de croître, tout comme la population d’Asie centrale qui a augmenté de presque 10 millions d’habitants depuis 2000.

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Les problèmes liés à l’eau, à l’écologie et à la sécurité alimentaire n’ont pas disparu : ni après la mort d’Islam Karimov (l’ancien président ouzbek) en septembre 2016, ni après les accolades amicales du nouveau président ouzbek Chavkat Mirzioïev et de son homologue tadjik, Emomalii Rahmon, en mars dernier. Selon certaines analyses, la question de l’eau serait même devenue plus explosive que la question ethnique ou territoriale.

La fin d’un système de partage des ressources hérité de l’époque soviétique

Au fond, le cœur du problème semble venir de l’effondrement d’un système hérité de l’époque soviétique.  Ce dernier reposait sur une mutualisation des ressources naturelles des 5 pays : l’été, le Kirghizstan et le Tadjikistan octroyaient de l’eau au Kazakhstan, au Turkménistan et à l’Ouzbékistan et recevaient en échange du charbon, du gaz et de l’électricité l’hiver. Ce système s’est effondré à l’indépendance, les nouvelles Républiques n’arrivant pas à s’entendre. Pour l’heure, toute tentative pour trouver une solution régionale a échoué.

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Pour le Kirghizstan notamment, la vente d’eau constitue un moyen de pression sur ses voisins qui disposent de réserves de pétrole et de gaz. De plus, le pays avance que le maintien des ouvrages hydro-électriques constitue un poste de dépenses important pour le pays. De l’autre côté, la position des pays en aval est exprimée par le président du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaïev, qui estime subir « vivement le manque d’eau ».

Une situation politique actuelle favorable aux négociations ?

En 2014, un groupe d’experts internationaux basé à Bruxelles a publié un rapport intitulé « La pression de l’eau en Asie centrale », dans lequel il fait état de tensions grandissantes dans la vallée du Ferghana, entre Ouzbékistan, Kirghizstan et Tadjikistan, la région la plus densément peuplée en Asie centrale.

Selon ces experts internationaux, il serait bien plus profitable pour tous les pays d’arrêter d’utiliser l’eau comme un instrument de pression politique et de s’entendre plutôt sur des accords bilatéraux, même modestes, dans l’attente qu’une solution globale soit trouvée. Les experts soulignent aussi que la Russie, l’Union européenne et les Etats-Unis ne pourront pas faire grand-chose tant que les pays d’Asie centrale ne cesseront d’être obsédés par l’étroitesse de leurs intérêts nationaux respectifs.

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Pour autant, les politologues observent que les circonstances politiques actuelles pourraient peut-être ouvrir à la voie à des négociations sur cette question. L’attitude du nouveau gouvernement ouzbek, qui cherche à renforcer ses relations avec ses voisins, ainsi que les relations de confiance qui se rétablissent entre Tachkent d’un côté, et Douchanbé et Bichkek de l’autre, sont autant d’exemples qui incitent à l’optimisme. Des politologues comme Rafael Sattarov estiment que la meilleure chose à faire serait de s’asseoir à la table des négociations, voire d’envisager la création d’un consortium inter-étatique pour la gestion de la ressource en eau, en tenant compte de l’expérience positive de l’époque soviétique.

Une ressource appelée à jouer un rôle géopolitique croissant dans la région

« Nous avons déjà vu comment la course à l’argent facile provenant de la culture du coton à l’époque soviétique a pratiquement fait disparaître la mer d’Aral de la carte. Aujourd’hui, lorsqu’on s’attaque à la résolution de la répartition de la ressource en eau, il faut donc prendre en compte non seulement les implications économiques mais aussi écologiques », estime Le politologue indépendant Jakcylyk Sabitov. Le refus de la Banque mondiale de financer le chantier de la centrale hydroélectrique de Rogun est selon lui un acte raisonnable, car les conséquences écologiques et géopolitiques d’un tel projet sont imprévisibles.

Pour l’expert, la ressource en eau va jouer un rôle de plus en plus central dans les enjeux géopolitiques. « Le Tadjikistan et le Kirghizstan possèdent les ressources en eau mais pas de pétrole ni de gaz, c’est pourquoi ils attendent légitimement en retour ne serait-ce qu’une compensation. C’est pour cela qu’il est nécessaire de se mettre d’accord pour créer un système commun de gestion de la ressource en eau. Ce système pourrait s’inspirer de l’ancien modèle soviétique, mais à la différence qu’il prendrait en compte les intérêts nationaux », affirme Jakcylyk Sabitov. « La quête d’un consensus va très certainement prendre beaucoup de temps. Pour l’instant, la situation est au point mort. Et il serait souhaitable de la débloquer par un dialogue entre tous les intéressés, et non pas attendre que des troubles nationaux ou régionaux mènent à une confrontation pour l’eau », estime le chercheur.

Askar Mouminov

Traduit du russe par Chloé Déchelette

Edité par Etienne Combier

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