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Explorateur, ethnographe, héros national : les mille et une vies de Tchokan Valikhanov

Considéré comme l’un des pères fondateurs de l’historiographie et de l’ethnologie centrasiatiques modernes, Tchokan Valikhanov est une personnalité kazakhe incontournable du XIXème siècle. Avec ce bref essai biographique, le site kazakh Masa Media retrace le parcours aussi spectaculaire que contradictoire de cet orientaliste, voyageur et officier de l’Empire russe qui a dédié sa vie à l’étude de sa terre natale mais a aussi participé à sa conquête.

Rédigé par :

La rédaction 

Traduit par : Adrien Mariéthoz

Masa Media

Valikhanov Dostoïevski
Tchokan Valikhanov et Fiodor Dostoïevski. Photo : Wikimedia Commons.

Considéré comme l’un des pères fondateurs de l’historiographie et de l’ethnologie centrasiatiques modernes, Tchokan Valikhanov est une personnalité kazakhe incontournable du XIXème siècle. Avec ce bref essai biographique, le site kazakh Masa Media retrace le parcours aussi spectaculaire que contradictoire de cet orientaliste, voyageur et officier de l’Empire russe qui a dédié sa vie à l’étude de sa terre natale mais a aussi participé à sa conquête.

Durant sa brève existence, Tchokan Valikhanov réussit à se frayer un chemin dans l’élite académique, étatique et militaire russe, une première pour un « inorodets » (terme désignant les sujets non slaves de l’Empire russe, qui sera rendu ici par « allogène », ndlr). Il fut ainsi amené à côtoyer les cercles de scientifiques, politiciens, généraux et écrivains de Saint-Pétersbourg et d’Omsk : Fiodor Dostoïevski, notamment, appréciait son amitié. En même temps, il resta fidèle à sa charge militaire presque jusqu’à la fin de sa vie, le 10 avril 1865.

Pour l’écriture de cet article, les œuvres complètes de Tchokan Valikhanov en cinq volumes ainsi que le site shoqan.kz répertoriant ses écrits, ses dessins, sa correspondance et les témoignages de ses contemporains ont été consultés. En l’absence de traductions, ses travaux restent relativement peu accessibles au public francophone. Une anthologie en anglais a cependant été éditée par l’ambassade du Kazakhstan au Royaume-Uni en 2020.

Des origines dans la noblesse kazakhe

Tchokan Valikhanov naît en 1835 dans la haute noblesse kazakhe : son grand-père Vali-Khan (1741-1819), fils aîné d’Abylaï Khan (1711-1781), était le dernier khan de la Jüz moyenne (une des trois divisions territoriales kazakhes, ndlr). C’est justement en l’honneur de cet aïeul qu’il reçoit plus tard son nom de famille russe Valikhanov, ou Oualikhanov.

Son enfance est connue en grande partie grâce aux essais ethnographiques du géographe Grigori Potanine. Par exemple, il écrit qu’après la liquidation du khanat en 1822, trois ans après la mort de Vali-Khan, les fils du khan défunt ont dû se partager ses différents domaines, notamment ses deux quartiers d’hiver de Syrymbet et du lac Bourabaï.

Selon le géographe Piotr Semionov-Tian-Chanski, les enfants de la première épouse de Vali-Khan étaient tombés en disgrâce pour avoir refusé de reconnaître l’allégeance russe de leur père. Par conséquent, tout le pouvoir revint, contrairement à la tradition, aux enfants de sa deuxième femme Aïganym Sargaldakkyzy (1783-1853), laquelle coopérait activement avec l’administration russe. Ceux-ci héritèrent également du domaine de Syrymbet : c’est sur ce site qu’est né Tchokan Valikhanov, dont le père Tchinguiz (1811-1895) était issu de ce second mariage.

La khanym (titre des femmes des dirigeants, ndlr) Aïganym était en bons termes avec les autorités tsaristes et correspondait avec le Département asiatique du ministère des Affaires étrangères de l’Empire russe, où son petit-fils devait servir par la suite. Elle venait également en aide aux ingénieurs, géodésiens et autres spécialistes envoyés au Kazakhstan actuel pour préparer la colonisation des steppes.

Une enfance dans le Nord du Kazakhstan

En échange de cette collaboration, l’Empire russe partageait le pouvoir sur la Jüz moyenne avec Aïganym Sargaldakkyzy, conformément à la Charte des Kirghiz sibériens de 1822. Le site de Syrymbet fut mis à sa complète disposition sur ordre personnel de l’empereur, qui y fit construire une ferme et une mosquée. Syrymbet est aujourd’hui un village du Kazakhstan-Septentrional abritant un musée historico-ethnographique. L’ancien domaine où Tchokan Valikhanov est venu au monde est quant à lui devenu un monument architectural d’importance nationale.

Domaine Syrymbet
Le domaine de Syrymbet, 1853. Dessin de Tchokan Valikhanov. Source : shoqan.kz.

Tchokan Valikhanov était le deuxième des sept fils de Tchinguiz. Son vrai nom était Mouhammed-Qanafiya, le surnom affectueux Tchokan étant apparu plus tard. Pour l’ethnographe Alexandre Pypine, la biographie du futur chercheur est un « mélange original d’Asie et d’Europe ».

A 12 ans, le jeune garçon part étudier dans le corps des cadets d’Omsk. 20 ans plus tôt, Aïganym Sargaldakkyzy avait déjà envoyé son père dans le même établissement, qui portait alors le nom d’Ecole de l’armée cosaque de ligne sibérienne. En y entrant, Tchokan Valikhanov ne parlait pas un mot de russe. Il en sort officier de l’armée impériale avec le grade de cornette, obtenant son diplôme un an plus tôt que ses pairs, puisqu’il était interdit de donner des cours de science militaire aux allogènes.

L’archéologue Nikolaï Iadrintsev considère que Tchokan Valikhanov « avait reçu une éducation insignifiante au sein du corps des cadets sibériens, mais [que] ses grands talents avaient pu se développer même avec les maigres ressources que cette institution avait pu lui prodiguer. »

Au service de l’armée russe

Une fois diplômé, Tchokan Valikhanov est nommé aide-de-camp de Gustav Gasfort, gouverneur général de la Sibérie occidentale. A ce poste, il attire simultanément l’attention de deux lignées influentes : les Kapoustine et les Goutkovski. Grâce à leur patronage, le jeune garçon parvient à obtenir auprès de Gustav Gasfort le poste de compilateur de documents sur le gouvernement des Kirghiz, mot qui désignait alors les Kazakhs actuels.

En ce temps-là, l’Asie centrale est le théâtre d’une confrontation à large échelle entre les empires britannique et russe, généralement connue comme le Grand Jeu. Dans cette course pour dominer la région, le principal terrain d’action des Britanniques se trouve être l’Inde, et celui de la Russie les steppes kazakhes. Cette concurrence coloniale a permis à plus d’un simple soldat des forces coloniales de connaître une ascension vertigineuse, et Tchokan Valikhanov en a fait l’expérience.

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Aspirant à progresser en direction du Tian Shan, l’Empire russe étend par la suite son pouvoir sur les Kirghiz d’aujourd’hui, appelés à l’époque Karakirghiz ou Kirghiz dikokamènes (littéralement « Kirghiz noirs » ou « Kirghiz des rocs sauvages », ndlr). Gustav Gasfort a alors besoin d’un expert en langues et coutumes locales, tâche pour laquelle « l’allogène » Tchokan Valikhanov est tout désigné.

Des promotions rapides

Le détachement expéditionnaire quitte Omsk pour Semipalatinsk (aujourd’hui Semeï), puis passe par Aïagouz et Kapal pour rejoindre les Trans-Ili Alataou, où venaient d’être posées les fondations de la forteresse de Verny, la future Almaty. Le jeune officier ne laisse pas d’impressionner son supérieur.

« Le cornette sultan Valikhanov, bien que n’ayant pas plus de deux ans de service, mais connaissant parfaitement la langue et les coutumes locales kirghizes, m’a été d’une grande utilité en m’accompagnant dans la steppe kirghize », écrit celui-ci dans une pétition du 17 décembre 1855, dans laquelle il demande de récompenser le jeune homme.

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La pétition mentionne spécifiquement que le futur ethnographe est « le premier parmi les enfants des sultans kirghiz du département de Sibérie » à avoir reçu une éducation militaire russe et que, partant, le fait de lui décerner une récompense permettrait de « développer chez les Kirghiz le désir de mettre leurs enfants à notre service. » Le 20 janvier 1856, soit un mois plus tard, le cornette Tchokan Valikhanov est promu lieutenant « pour son service d’un zèle et d’une diligence extrêmes. »

Fort de ce succès, le jeune homme se voit permettre de monter sa propre expédition. Tandis que Gustav Gasfort rentre à Omsk, Tchokan Valikhanov conduit son détachement jusqu’à la chaîne des Altyn-Emel, avant de se rendre seul à la Porte de Dzoungarie (col reliant le Kazakhstan au Xinjiang, ndlr). Sur le chemin du retour, il prend le temps de voyager dans la région du lac Alakol, du Tarbagataï et dans tout le Kazakhstan central.

Sur les bords de l’Issyk-Koul

Une fois revenu de ce premier voyage, le jeune homme ne reste pas inactif bien longtemps. Toujours en 1856, il prend part à l’expédition Khomentovski, qui marche dans le bassin du lac Issyk-Koul afin d’en étudier la topographie en vue d’une future colonisation et de recueillir des données ethnographiques. Consignant les détails de l’excursion dans un journal, Tchokan Valikhanov révèle ses aptitudes de chercheur-ethnographe.

Le détachement quitte Semipalatinsk le 18 avril pour se rendre d’abord à Aïagouz. Or, c’est justement dans cette région que se déroule la trame du poème oral « Qozy Körpech – Baïan Soulou ». Cette épopée lyrique, qui narre l’amour impossible de deux jeunes Kazakhs, intéressait déjà les folkloristes depuis plusieurs décennies. Tchokan Valikhanov en a lui-même enregistré plusieurs variantes au cours de sa vie, dont deux ont survécu jusqu’à aujourd’hui. L’expédition de 1856 représente donc pour lui l’occasion parfaite de visiter le mazar (mausolée) des héros de ce récit et d’en ramener des esquisses.

famille valikhanov
Les petits frères de Tchokan Valikhanov, 1855. Dessin de Tchokan Valikhanov. Source : shoqan.kz.

Durant la suite du voyage, Tchokan Valikhanov effectue des relevés ethnographiques sur les tribus kirghizes Bougou, Sarybagych et Bargy, et s’intéresse notamment aux akyn et aux yrtchy, les poètes-chanteurs de ce peuple. Cela l’amène à réaliser ce qui est considéré comme la première trace écrite de l’épopée de Manas. En effet, l’ethnographe a reproduit en russe un extrait de cette « saga héroïque des Kirghiz dikokamènes », et ce un quart de siècle avant la transcription et la traduction allemande de Vassili Radlov.

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Le choix du passage en question, que Tchokan Valikhanov intitule « Mort et banquet funéraire de Koukotaï Khan », n’est pas totalement dicté par le hasard : en décrivant les rites mortuaires et la transmission du pouvoir, il constitue la référence la plus fréquente aux traditions juridiques et culturelles des Kirghiz, dont la connaissance était nécessaire à l’administration impériale.

Une mission après la révolte des Dounganes

Peu après l’expédition kirghize, il est chargé d’une nouvelle mission spéciale pour l’Empire russe. Il s’était produit un événement à Tchougoutchak, dans ce qui est aujourd’hui la préfecture chinoise de Tacheng, que Gustav Gasfort décrit dans une lettre au ministère des Affaires étrangères comme « l’incendie et le pillage de notre comptoir par une violente populace chinoise. »

La situation de cette région – l’ancien territoire des Dzoungars – était assez complexe, car elle se trouvait à la fois tributaire de l’Empire russe et du Grand Qing. Ses habitants vivaient sous cette double sujétion depuis la destruction du khanat dzoungar par les troupes mandchoues et son incorporation dans le Xinjiang dans les années 1750. Entre-temps, les guerres de l’opium avaient passablement affaibli la Chine, et des soulèvements ont éclaté aux quatre coins d’un Empire Qing en mal d’autorité. Le phénomène sévit aussi en Dzoungarie et finit par atteindre Tchougoutchak, ville alors complètement cédée à la Russie. Six ans plus tard, il aboutira à la révolte des Dounganes (terme désignant les musulmans de langue sinitique, ndlr).

Les autorités Qing, désireuses de réparer les dommages causés par les rebelles, proposent de nommer des mandataires des deux côtés et de les faire se rencontrer à Kouldja (aujourd’hui Yining) pour discuter de la compensation des pertes. Le choix de Gustav Gasfort se porte à nouveau sur un « allogène » compétent, et bientôt Tchokan Valikhanov se met en route avec un détachement de cosaques armés.

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Après avoir traversé la vallée d’Uïgentas, il entame des négociations avec le consul mandchou et s’acquitte brillamment de sa tâche. Les relations entre les deux empires sont rétablies, et Tchokan Valikhanov retourne à Omsk trois mois plus tard. Il n’a alors que 20 ans.

Une amitié avec Fiodor Dostoïevski

A Omsk, par l’entremise de la famille Kapoustine, le jeune homme devient l’hôte régulier d’une autre dynastie fortunée, les Ivanov. C’est au domicile de ces derniers qu’il fait la connaissance de Fiodor Dostoïevski en 1854, comme le relate le diplomate Alexandre Wrangel dans un mémoire consacré au célèbre écrivain.

Fiodor Dostoïevski était invité en compagnie du littérateur Sergueï Dourov, un ancien camarade du Cercle de Petrachevksi, qui avait été condamné au peloton d’exécution à ses côtés en 1849 pour avoir fréquenté ce club de libres-penseurs. En fait, la peine de mort avait été commuée en exil, et ils avaient été envoyés ensemble au bagne à Omsk, en ressortant tous deux traumatisés physiquement et mentalement.

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Le jeune Tchokan Valikhanov de 19 ans se lie d’amitié avec les deux écrivains. Cependant, la même année, les autorités impériales décident d’éloigner Fiodor Dostoïevski d’Omsk en l’envoyant « dans la cambrousse », à Semipalatinsk. Lors de ses expéditions de 1856-1858, Tchokan Valikhanov se servira souvent de ses voyages personnels comme prétexte pour rendre visite à son ami dans cette ville.

« Parmi les quelques personnes nous ayant rendu visite récemment, je me souviens d’ailleurs qu’un jeune et charmant officier kirghiz, élève du corps des cadets d’Omsk, Moukhamed-Qanafiya Valikhanov, est passé voir Dostoïevski », note Alexandre Wrangel.

Une correspondance enflammée

Par la suite, les deux amis doivent se séparer, restant en contact uniquement par correspondance.

« Je m’empresse de profiter d’une occasion pour vous écrire cette lettre. Après votre départ, j’ai seulement passé la nuit dans votre ville et j’ai repris la route le lendemain matin. Cette soirée a été terriblement ennuyeuse pour [moi]. Me séparer de ceux que j’ai tant aimés et qui ont été aussi bienveillants avec moi a été très dur », écrit Tchokan Valikhanov à Fiodor Dostoïevski le 5 décembre 1856.

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La réponse du 14 décembre est encore plus enflammée : « Vous m’écrivez que vous m’aimez. Et moi, je vous déclare sans cérémonie que je suis tombé amoureux de vous. Jamais et pour personne, pas même pour mon propre frère, je n’ai ressenti une telle attraction que pour vous, et Dieu sait comment cela s’est fait. L’explication ne tiendrait pas en peu de mots, mais à quoi bon faire vos louanges ? Vous croyez en ma sincérité sans preuves, mon cher Vali-khan, et eussé-je écrit dix livres sur le sujet que tout resterait à dire : les sentiments et les attirances sont de l’ordre de l’impénétrable. Lorsque nous avons fait nos adieux depuis le traîneau, nous en avons tous eu le vague à l’âme pour le restant de la journée. Nous nous sommes souvenus de vous tout le long du voyage et vous avons encensé à l’envi. Si seulement vous aviez pu partir avec nous ! »

Des conseils pour sa carrière

Cette même lettre de Fiodor Dostoïevski a peut-être influencé le choix du jeune homme quant à sa future voie : « Vous me demandez conseil sur ce qu’il faut faire de votre service et de votre situation en général. A mon avis, voici une chose : n’abandonnez pas votre étude. Vous avez beaucoup de matériel : écrivez un article sur la steppe. Il sera publié (rappelez-vous, nous en avons parlé). Le mieux serait que vous réussissiez à écrire quelque chose comme vos notes sur la vie dans la steppe, sur votre expérience là-bas, etc. […] Avec le matériel dont vous disposez, vous intéresseriez la Société géographique. »

« Je vous aime tant que je passe mes journées à rêver de vous et de votre destin. Bien sûr, votre destin, je l’ai arrangé et chéri dans mes rêves. Mais dans la rêverie subsiste une réalité : c’est que vous êtes le premier de votre race à avoir reçu une éducation européenne. Ce fait est déjà impressionnant à lui seul, et la conscience de ce fait vous impose en plus des devoirs involontairement. Il est difficile de décider : comment faire votre premier pas ? Permettez-moi encore un conseil (général) : oubliez-vous moins, rêvez moins et agissez davantage. […] Que Dieu vous donne le bonheur. Adieu, mon cher, et laissez-moi vous étreindre et vous embrasser dix fois. Souvenez-vous de moi en écrivant plus souvent. »

Fiodor Dostoïevksi et Tchokan Valikhanov continueront de se croiser par la suite : le jeune homme est accueilli à Saint-Pétersbourg par l’écrivain qui lui présente sa famille. Fiodor Dostoïevski cultivera le souvenir de son ami après sa mort précoce. Il conservait ses propres manuscrits dans un coffret de palissandre, cadeau de Tchokan Valikhanov sculpté par son frère Maqajan.

L’expédition à Kachgar

La vie du jeune homme connaît un tournant grâce à l’intérêt que lui porte le célèbre géographe Piotr Semionov-Tian-Chanski, qui considère cet « allogène » instruit comme « un rare phénomène ». Sur sa recommandation, le gouverneur Gustav Gasfort décide de lui confier une mission risquée en Kachgarie.

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Cette région du bassin du Tarim constituait autrefois la partie méridionale du khanat dzoungar (1634-1759), jusqu’à sa défaite contre les Qing et son intégration dans leur empire. Peu avant l’expédition de Tchokan Valikhanov, une rébellion avait éclaté à Kachgar, et l’émir Valikhan-töré y avait pris le pouvoir pour une brève période. La Chine avait réussi à réprimer ce soulèvement, mais les empires russe et britannique s’intéressaient de plus en plus à ce territoire fermé et inhospitalier, sur lequel ils manquaient cruellement d’informations.

La Russie avait besoin d’un agent capable de mener à bien la mission dangereuse de recueillir des renseignements sur la situation politique de la Kachgarie. Piotr Semionov-Tian-Chanski était convaincu que seul le lieutenant Tchokan Valikhanov, « envoyé dans le costume national kirghiz », conviendrait à cette tâche. Il va sans dire que cette mission était bien plus périlleuse que celle de Kouldja, puisque le jeune homme devait agir cette fois-ci en qualité d’espion, et non d’ambassadeur.

ouïghours Turkestan oriental valikhanov
Des Ouïghours du Turkestan oriental, 1859. Dessin de Tchokan Valikhanov. Source : shoqan.kz.

Ayant troqué son uniforme d’officier contre un bechmet turcique, il quitte incognito la forteresse de Verny en 1858, déguisé en marchand dans une caravane. Voyageant en se faisant passer pour Alim, un parent du Sarte Boukach qui dirige le convoi, il franchit bientôt le col de Djouukou et se rend directement à Kachgar.

Des découvertes qui lui valent la reconnaissance

La famille d’Alim accueille Tchokan Valikhanov avec joie. A en croire Grigori Potanine, tout l’hiver qu’il aura passé à Kachgar est consacré à des festins et à des visites à cette nouvelle « parenté ». Il reçoit même, selon la coutume, une épouse temporaire.

Durant son séjour à Kachgar, il recueille de nombreuses données sur le bref règne de Valikhan-töré. Par exemple, il parvient à apprendre des habitants que parmi les personnes exécutées par l’émir de Kachgar se trouvait un étranger aux cheveux blancs. En effet, Valikhan-töré considérait tout fereng (terme emprunté au persan désignant les Occidentaux dans la région, ndlr) comme un espion. L’étranger a été amené à l’émir qui, vraisemblablement sous l’influence du haschisch, a exigé des documents de son hôte. Celui-ci refusant, il a été décapité.

Tchokan Valikhanov en conclut que l’Européen assassiné était Adolf Schlagintweit, un voyageur et orientaliste allemand qui s’était rendu à Kachgar un an auparavant. Cette découverte lui vaut la reconnaissance de la communauté scientifique internationale.

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Après avoir recueilli tous les renseignements nécessaires, il rend sa femme temporaire à ses parents et repart pour Verny. Selon Grigori Potanine, les Chinois, qui avaient appris sa présence, se lancent à sa poursuite, mais il réussit à leur échapper et rentre chez lui en avril 1859. En remerciement de ses services, il est admis à la Société géographique.

La poursuite de ses études en Russie

A Omsk, le jeune homme avait beaucoup entendu parler de Saint-Pétersbourg par Sergueï Dourov. Il rêve depuis lors de se rendre à la capitale impériale, et le gouverneur Gustav Gasfort décide justement de l’y envoyer pour le récompenser de son succès à Kachgar.

Voici ce que l’ethnographe Pavel Nebolsine rapporte du séjour de Tchokan Valikhanov : « A Saint-Pétersbourg, nos Kirghiz sont une rareté : c’est à peine s’il y en a cinq ici. Ils portent l’habit militaire européen et, à l’exception d’un seul d’entre eux, ne se démarquent pas de façon particulière. […] Cet hiver, [cet homme] a lu à l’une des réunions de la Société géographique des pages pleines d’érudition indépendante et de points de vue vraiment humains. »

Piotr Semionov-Tian-Chanski et Alexandre Dostoïevski, neveu de Fiodor, soulignent dans l’article qu’ils ont consacré à Tchokan Valikhanov qu’à Saint-Pétersbourg, ce dernier « a commencé sous la direction de Semionov à exploiter les nombreux documents qu’il avait rassemblés sur la géographie, l’ethnographie et l’histoire des steppes kirghizes, et a essayé de compléter ses informations en suivant des cours à l’université de Saint-Pétersbourg. » Ils indiquent également qu’il a réussi à apprendre le français et l’allemand « à un niveau convenable » durant cette période.

Les délices de Pétersbourg

A Saint-Pétersbourg, le jeune homme se lie aussi d’amitié avec le chercheur Nikolaï Iadrintsev. Pour celui-ci, il s’agit de la période de « gloire » de Tchokan Valikhanov, souvent affairé avec « quelque manuscrit ou carte orientale ». Pourtant, ce même Nikolaï Iadrintsev fait également un portrait moins flatteur, écrivant qu’à la capitale, Tchokan Valikhanov « n’était pas un académique assidu ni travailleur », mais « menait une vie on ne peut plus dissolue. » Il en vient à décrire l’ethnographe comme un fêtard et un coureur de jupons fréquentant les salons littéraires, notant au passage que « la vie mondaine à Saint-Pétersbourg a coûté une fortune à Valikhanov, tout riche sultan que son père était. »

En 1861, Tchokan Valikhanov quitte la capitale, y étant devenu phtisique. Les médecins l’envoient dans ses steppes natales, pensant que cela réparerait ses poumons. Or, la maladie ne fera que progresser : il est désormais tourmenté par une toux chronique et des douleurs thoraciques. Pour ses amis, « la santé fragile de Valikhanov n’a pas résisté au climat pétersbourgeois ».

Il a donc été « contraint de retourner dans son pays d’origine, où il est mort de consomption. » En 1863, Nikolaï Iadrintsev le revoit à Omsk : il retrouve un homme toujours aussi spirituel et joyeux, mais considérablement affaibli et émacié. Faisant état de cette dégradation, l’ethnographe russe pointe du doigt « la vie à la capitale et ses divertissements. »

L’heure de la désillusion

Lorsque Tchokan Valikhanov revient au Kazakhstan, le général Mikhaïl Tchernaïev, futur « conquérant du Turkestan », l’invite à prendre part à son expédition asiatique. Or, le jeune homme ne s’attendait pas à ce que cette excursion se transforme en cours de route en une campagne militaire agressive et dévastatrice qui se terminera en mai 1865 par la prise de Tachkent. Au départ, Mikhaïl Tchernaïev prend cette initiative de son propre chef et contre l’avis de ses supérieurs. Les autorités impériales ne peuvent toutefois qu’exprimer leur satisfaction face à ses résultats.

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Tchokan Valikhanov se voit offrir le poste d’aide-de-camp et d’interprète personnel du général : une fois l’expédition terminée, il serait promis à une carrière époustouflante. Néanmoins, ce dont il est témoin durant la campagne est pour lui la goutte qui fait déborder le vase.

Comme l’a écrit Grigori Potanine, « la vue du pillage qui suivi la prise de Pichkek (aujourd’hui Bichkek, ndlr), et dont les soldats avaient reçu l’autorisation, lui a laissé un tel sentiment de dégoût qu’il a quitté le détachement de Tchernaïev. » En fait, le géographe se trompe : Tchokan Valikhanov a assisté à la capture d’une autre ville, Aoulié-Ata (aujourd’hui Taraz). Nikolaï Iadrintsev aussi évoque le refus du jeune homme de participer davantage à la campagne, le résumant sobrement à « une prise de bec entre Tchernaïev et lui. »

« Un brillant météore »

Avec ce retrait, Tchokan Valikhanov met un terme à son service et s’en retourne dans son village natal pour se marier. Renonçant à toute activité scientifique, il n’achèvera jamais les ébauches de ses œuvres.

« Il y a quelque chose de dramatique dans ce retour à la yourte de l’allogène prodige et éduqué », commente Nikolaï Iadrintsev. « Dans un moment de déception, il fuit, comme l’Aleko de Pouchkine (qui a quitté la « captivité des villes étouffantes », ndlr), dans les tentes des nomades, où les mœurs sont plus simples, plus pures. »

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A vrai dire, nul ne sait si Tchokan Valikhanov a quitté son service pour des raisons de santé ou à cause des scènes auxquelles il a assisté. Toujours est-il qu’il meurt peu de temps après, le 10 avril 1865, à l’âge de 29 ans.

L’archéologue et orientaliste russe Nikolaï Vesselovski écrit peu après : « Tel un brillant météore, Tchokan Tchinguissovitch Valikhanov, à la fois descendant des khans kirghiz et officier de l’armée russe, a survolé le champ des études orientales ». Cette formule fera florès. En 1967, l’écrivain kazakh Sabit Moukanov la reprendra pour en faire le titre de la biographie qu’il a consacrée à Tchokan Valikhanov : Un brillant météore.

Ilias Beïbarsov
Journaliste pour Masa Media

Traduit du russe par Adrien Mariéthoz

Edité par Roman Selosse

Relu par Léna Marin

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Commentaire (1)

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Vincent Gélinas, 2024-06-22

Quelle épopée! Espérons que les Kazakhs ne l’oublieront pas.

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