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Entretien sur la place du soufisme en Asie centrale 

Alors que le Kazakhstan connait une résurgence de l'islam depuis plus de 30 ans, les pratiques soufies reviennent en force. Mais quelle est l'origine du soufisme et quelle a été sa place en Asie centrale ?

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Le mausolée de Khoja Ahmed Yasavi. Photo : skyway.kz.

Alors que le Kazakhstan connait une résurgence de l’islam depuis plus de 30 ans, les pratiques soufies reviennent en force. Mais quelle est l’origine du soufisme et quelle a été sa place en Asie centrale ?

L’héritage du philosophe, prédicateur et poète Khoja Yasavi a fait de la ville de Turkestan au Kazakhstan un lieu d’attraction pour de nombreux musulmans. Le mausolée construit au XIVème siècle sur son tombeau conformément aux ordres d’Amir Temour voit se recueillir de nombreux musulmans, non seulement kazakhs mais aussi venus du monde entier.

Aïguerim Temirbaïeva, chercheuse en anthropologie et spécialiste du soufisme au Kazakhstan, explique au média régional d’Asie centrale Cabar Asia le rôle actuel du soufisme pour les musulmans kazakhs. Ses travaux de recherche, dont sa thèse et plusieurs publications scientifiques reposent entre autres sur des recherches sur le terrain auprès de groupes soufis au Kazakhstan et en Turquie.

Au-delà de l’attraction du centre de pèlerinage que représente la ville de Turkestan, le Kazakhstan a connu depuis son indépendance un fort mouvement de résurgence de l’islam en général et des pratiques minoritaires soufies en particulier dans un contexte de redéfinition de l’identité nationale kazakhe.

Cabar Asia : Pour commencer, pourriez-vous définir ce qu’est le soufisme et comment il se différencie des autres courants de l’islam ?

Aïguerim Temirbaïeva : De nombreux points de vue coexistent dans le champ scientifique sur cette question. Au XIVème siècle, le philosophe arabe Ibn Khaldoun considère le soufisme comme l’une des sciences basées sur la charia ayant émergé après la mort du prophète Mohammed. Il est généralement admis que ses piliers sont la persévérance dans l’adoration, la dévotion à Allah, le détachement des tentations mondaines et la renonciation à tout ce que désire la plupart des gens – le pouvoir, la richesse, le plaisir. Les savants occidentaux le décrivent comme un mouvement mystique et ascétique au sein de l’islam.

Sa principale spécificité par rapport à d’autres tendances musulmanes est son appel au progrès spirituel et à la purification au travers de diverses pratiques religieuses. Le soufisme des temps modernes se présente comme un ensemble de lignes directrices, d’attitudes, de pratiques de vie, de concepts et de valeurs précieux pour ses adeptes. Cet ensemble détermine à la fois un comportement à suivre et des objectifs de vie. 

Comment le soufisme est-il arrivé sur le territoire du Kazakhstan moderne ?

Entre les XIème et XIIème siècles, le soufisme s’est répandu dans la région de la Transoxiane, correspondant aux parties méridionales de l’actuel Kazakhstan. Il a ensuite pu s’étendre en terre kazakhe grâce à l’influence de la culture arabo-persane et de la poésie orientale.

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La région du Turkestan, dont le Sud faisait partie de la Transoxiane, a connu un important mouvement d’expansion culturelle du Xème au XIIème siècle. Une place particulière dans ce processus revient aux enseignements soufis de Khoja Ahmed Yasavi, qui ont donné une impulsion déterminante au développement spirituel turcique des siècles ultérieurs. Par le biais de son œuvre, le Divan-ı Hikmet (un cycle poétique au contenu religieux et philosophique, ndlr), et de celle de ses disciples, il a contribué à l’islamisation non violente des populations de la région.

Selon vous, qu’est ce qui explique le maintien du soufisme dans cette région ?

Au Kazakhstan, le soufisme a perduré du fait de l’adaptabilité de son enseignement, de ses adeptes et de ses monuments cultuels (mosquées, mausolées). Gardons néanmoins à l’esprit que, comme le soulignent les chercheurs kazakhs, la tariqa (communauté soufie, ndlr) de Khoja Yasavi a disparu au cours du temps.

Il n’existe donc pas de consensus parmi les spécialistes du soufisme sur la catégorisation des groupes actifs au Kazakhstan, bien que certains pratiquent le dhikr, c’est à dire la récitation répétée de prières à haute voix, issue de l’école soufie de Khoja Yasavi.

Comment le soufisme se développe-t-il aujourd’hui au Kazakhstan ?

Dans les années ayant suivi l’indépendance, des groupes soufis sont apparus sous la direction de prédicateurs, souvent des Kazakhs ethniques arrivant d’autres pays. Le vide spirituel et la forte demande d’une renaissance des traditions religieuses ont permis l’augmentation du nombre de communautés soufies dans l’ensemble de pays.

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Au cours des dernières années, on a pu remarquer une accentuation de cette hausse. La majeure partie de ces nouvelles communautés légitime son activité par l’intermédiaire de cheikhs étrangers ou par leur appartenance à une lignée soufie.

Quel rôle ces groupes jouent-ils de nos jours ?

Le soufisme a acquis une importance significative dans le paysage spirituel et social du pays. Cela a été affirmé par deux fois par les dirigeants du pays lors des Kurultai (assemblées officielles inspirées des traditions mongoles, ndlr) nationaux de 2023 et 2024. La Direction spirituelle des musulmans du Kazakhstan (DSMK) publie ainsi des livres et des articles sur le soufisme et organise des conférences à ce sujet. En outre, le mausolée de Khoji Yasavi à Turkestan continue d’attirer des pèlerins non seulement de tout le Kazakhstan, mais également de l’étranger.

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Certains groupes soufis sont impliqués dans des œuvres caritatives et apportent un soutien aux segments socialement vulnérables de la population kazakhe. Leur implication sociale s’exprime également par des initiatives telles que le soutien aux jeunes talentueux ou aux entrepreneurs en herbe. Ces actions témoignent d’un désir de surmonter le fossé entre préoccupations mondaines et idéaux spirituels.

Il convient de souligner que les communautés soufies subsistant au Kazakhstan s’avèrent être en partie des structures transnationales, qui disposent donc d’un large spectre de ressources.

À quels types de problèmes et de défis le soufisme fait-il face aujourd’hui au Kazakhstan ?

Précisons en premier lieu que ni les organes gouvernementaux ni la population n’ont le même rapport au soufisme en fonction des régions du pays.

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Dans la plupart des régions du Kazakhstan, on observe cependant une surveillance systématique des activités des communautés soufies. Il est arrivé depuis l’indépendance que des prédicateurs soufis soient poursuivis pour des infractions à la loi. Le retentissement de ces affaires a renforcé la méfiance de la société envers les pratiques soufies. Au demeurant, le soufisme est toujours d’actualité pour une bonne partie des croyants.

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Du point de vue de leurs adeptes, la majorité des groupes soufis n’ont pas de problèmes particuliers : ils se réunissent et mènent leurs rites sans difficultés. Le principal défi auquel ils font face est vraisemblablement la menace de politisation et de récupération des pratiques soufies à des fins néfastes.

Assiste-t-on à une adaptation des pratiques soufies aux réalités modernes ?

Le soufisme a prouvé son adaptabilité et la flexibilité de ses enseignements au cours de son histoire. Aujourd’hui, ses leaders ajustent les principes soufis aux adeptes modernes, notamment en les syncrétisant avec d’autres pratiques. Cela tient notamment à la tendance de l’Homme moderne à essayer de satisfaire ses besoins avec les meilleurs produits. Dans sa vie spirituelle, le croyant s’efforce donc de découvrir une multitude de vérités en étudiant différentes religions et visions philosophiques du monde. Les croyants sont donc selon moi à la recherche d’une spiritualité plus profonde au-delà des formalités de la pratique religieuse.

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Les soufis utilisent aussi les nouvelles technologies. Notamment sur les réseaux sociaux, des retransmissions en direct, des podcasts audio ou vidéo et des cours en ligne sont devenus une part intégrante du quotidien des croyants modernes, à l’aide desquels ils échangent des idées et développent un réseau soufi mondial.

Dans quelle mesure les adeptes du soufisme contribuent-ils au dialogue interreligieux ?

Le soufisme est hétérogène et est représenté au Kazakhstan par des groupes qui suivent diverses traditions et fonctionnent en communautés fermées aussi bien qu’ouvertes. On peut noter que les représentants de certains groupes soufis étrangers sont plus actifs que leurs homologues nationaux dans la poursuite du dialogue interreligieux.

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À l’échelle mondiale, le soufisme moderne a plutôt des tendances inclusives et puise son inspiration dans diverses traditions mystiques ou philosophiques. Il intègre des pratiques spirituelles, énergétiques et méditatives qui peuvent sortir du cadre de l’islam, empruntant notamment à l’hindouisme, au bouddhisme ou au christianisme entre autres.

De ce fait, un dialogue interreligieux s’instaure et des communautés soufies interreligieuses émergent, où les disciples se rassemblent à la recherche d’idéaux spirituels communs orientés vers la paix, la compréhension mutuelle et la tolérance. Les membres de ces communautés sont, au-delà de leurs principes religieux, unis par un large éventail de liens socio-économiques : la construction d’entreprises communes, le développement de réseaux d’entrepreneurs, etc.

Propos recueillis par Aïan Oryntaï
Chercheur en études religieuses et rédacteur pour CABAR.asia

Traduit du russe par Elise Medina 

Édité par Antoine Geoffroy

Relu par la rédaction

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