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Heurs et malheurs de l’économie kazakhe, trois ans après le choc de l’invasion en Ukraine

Cela fait plus de trois ans que la Russie a lancé une invasion à grande échelle en Ukraine. Les hostilités, ayant pris de nombreux acteurs et observateurs au dépourvu, ont profondément impacté l’économie du Kazakhstan, contribuant à l'inflation mais conduisant à une réorganisation de la logistique régionale au profit du Kazakhstan. The Village a demandé à deux experts, Magbat Spanov, professeur à l’Université al-Farabi et à l’économiste Rasoul Rysmambetov leur analyse des répercussions de l’invasion russe sur les modes de vie des Kazakhs.

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L'inflation a atteint des niveaux records au Kazakhstan (Illustration) Photo: pixabay.com

Cela fait plus de trois ans que la Russie a lancé une invasion à grande échelle en Ukraine. Les hostilités, ayant pris de nombreux acteurs et observateurs au dépourvu, ont profondément impacté l’économie du Kazakhstan, contribuant à l’inflation mais conduisant à une réorganisation de la logistique régionale au profit du Kazakhstan. The Village a demandé à deux experts, Magbat Spanov, professeur à l’Université al-Farabi et à l’économiste Rasoul Rysmambetov leur analyse des répercussions de l’invasion russe sur les modes de vie des Kazakhs.

Un niveau d’inflation élevé

En décembre 2021, l’inflation annuelle du Kazakhstan s’élevait à 8,4 %. Décembre 2022 avait vu, après plusieurs mois de la guerre, l’inflation annuelle atteindre un niveau record de 20,3 %. En 2023, cette dernière s’est stabilisée à 9.8 %, et à la fin du 2024 a diminué à 8,6 %. Au bout du compte, sur l’ensemble de l’année 2024, l’inflation est revenue à son niveau d’avant 2022.

Cette dynamique a eu un impact considérable sur l’ensemble des prix au Kazakhstan. Rien qu’en 2022, selon les données du Bureau national des statistiques, les loyers ont subi une augmentation du 39,8 %, les matériaux de construction de 24,8 % et les fournitures de bureau de 70,3%. Les denrées alimentaires ont également vu leurs prix augmenter. Les prix du sucre ont connu une hausse de 64,9 %, la farine, de 43,2%.

Une inflation multifactorielle

Selon l’analyse de Magbat Spanov, le problème des prix s’avère complexe et n’est pas exclusivement lié à la guerre. «La politique économique incompétente menée depuis cinq ans aurait conduit, d’une manière ou l’autre, aux excès et aux dérives que l’on observe actuellement», a-t-il fustigé.

Selon l’économiste, cette dynamique ne subira pas de changement dans un avenir proche. Selon lui, l’incompétence du gouvernement et de la Banque nationale continuerait à impacter fortement l’inflation, le coût des aliments et du carburant.

« En 2020, l’inflation au Kazakhstan était importée en raison des effets de la pandémie. En 2021, cette dernière a atteint 7 %, son plus haut niveau depuis l’indépendance. À mon avis, deux tiers de cette inflation étaient importés, étant donné que tous les mécanismes économiques dans les domaines de la production et de la logistique ont été fortement perturbés », a-t-il déclaré.

Des problèmes structurels

Par ailleurs, selon l’expert, la dévalorisation du tenge se poursuit, car le Kazakhstan n’exporte pas assez de produits finis. Le pays exporte principalement des matières premières, ce qui l’expose à une volatilité plutôt élevée.

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« L’année dernière a montré que le pays présentait un manque de fonds. La collecte des impôts s’est révélée inférieure d’un tiers aux prévisions, ce qui a causé un repli sévère de l’économie. Cela s’est également répercuté sur l’inflation, car les pertes de revenus ont été compensées par des transferts depuis le Fonds national ou d’autres réserves », affirme Spanov.

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Pour Rasoul Rysmambetov, la guerre a contribué à l’augmentation des prix et à l’inflation. Cependant, le conflit n’est pas le seul facteur en jeu.

« Les autres facteurs incluent la hausse des prix des matières premières et des coûts logistiques intervenus après la pandémie de 2020-2021, l’émission de tenges et les mesures de soutien à l’économie pendant la pandémie, période pendant laquelle l’État a beaucoup dépensé. Le prix des denrées alimentaires a probablement connu une hausse, significative, de 30 à 40 % en moyenne  sur trois ans. Et le prix des carburants a également augmenté ». L’expert poursuit: « Sans la guerre, la hausse de prix aurait été moins brutale. Mais certaines dynamiques inflationnistes auraient également persisté en raison de facteurs structurels ».

Sanctions et délocalisation des entreprises

Selon Magbat Spanov les systèmes logistiques et les infrastructures de transport entre la Russie et le Kazakhstan ont été entièrement réaménagés au cours des trois années de conflit.

« Si, au départ, le Kazakhstan avait signifié son intention de soutenir les sanctions, les déclarations récentes selon lesquelles le pays agirait désormais en fonction de ses propres intérêts quant à leur application, ont des répercussions positives », estime l’expert en sciences économiques.

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Par ailleurs, Magbat Spanov affirme que cela signifie que le Kazakhstan ne suivra pas aveuglément la politique de sanctions, mais qu’il s’appuiera sur ses intérêts économiques nationaux.

« Les sanctions ont contraint de nombreux hommes d’affaires russes et entreprises étrangères à délocaliser leurs centres de contrôle au Kazakhstan. D’un côté, c’est proche de la Russie ; de l’autre ce n’est pas la Russie. De ce point de vue, le Kazakhstan en a bénéficié », souligne l’expert.

À titre d’illustration, Magbat Spanov fournit l’exemple d’un milliardaire russe sans le nommer. Il s’agit vraisemblablement de l’entrepreneur et propriétaire de Freedom Holding, Timour Tourlov qui a acquis une banque au Kazakhstan. Il a changé de nationalité, et est aujourd’hui actif dans le domaine de la finance et du crédit.

Les liens aériens, déroutés vers la Turquie

Après le début de la guerre, l’espace aérien au-dessus de l’Ukraine et de certaines régions de Russie a été fermé à l’aviation civile. Peu après, de nombreuses compagnies aériennes européennes ont cessé de desservir la Russie, tandis que le secteur aérien russe faisait l’objet de diverses sanctions.

Dès mars 2022, Air Astana et Fly Arystan ont suspendu leurs vols vers la Russie. Les dirigeants de la principale compagnie aérienne kazakhstanaise avaient alors expliqué cette décision par l’impossibilité d’assurer leurs vols à destination de la Russie. Les restrictions sont toujours en vigueur, mais en 2023 et 2024, la Russie figurait malgré tout parmi les destinations les plus prisées des voyageurs kazakhstanais.

Cette situation a également eu un fort impact sur les vols internationaux : les durées de trajet se sont allongées, tout comme les prix. Avant le conflit, un vol direct entre Almaty et Londres durait 7h30, tandis que celui entre Astana et Londres prenait 7h15. Ces deux liaisons ont été suspendues dès le début des hostilités. Ce n’est qu’en octobre 2024 qu’Air Astana a pu rétablir la liaison directe entre Almaty et Londres. Le vol dure désormais 9h30 : un record de durée pour la compagnie.

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« Le prix des billets a augmenté, car de nombreuses compagnies occidentales ont cessé de survoler la Russie, ce qui a renchéri les trajets. Mais le Kazakhstan y a trouvé un certain avantage. Plusieurs pays utilisent désormais son espace aérien, ce qui génère des revenus sous forme de compensations financières », analyse Magbat Spanov. L’économiste rappelle qu’auparavant, les vols vers l’Europe de l’Ouest ou les États-Unis passaient souvent par Moscou, ce qui simplifiait considérablement la logistique. Aujourd’hui, les itinéraires passent par la Turquie ou d’autres pays, ce qui a entraîné une hausse des tarifs.

« D’après mes estimations, les billets ont augmenté d’environ 20 à 30 %. Et les temps de vol aussi : ce qu’on pouvait faire en vol direct via Moscou prend maintenant plusieurs heures de plus à cause des détours imposés », souligne-t-il.

L’essor logistique

D’après Magbat Spanov, l’une des tendances principales, en corrélation avec la guerre est le renforcement du rôle du Kazakhstan comme pays de transit. À ce propos, le Kazakhstan mobilise beaucoup de ressources afin de renforcer certaines installations logistiques sur la Route de la soie ou le Corridor médian.

Le corridor médian, une aubaine pour la logistique kazakhe
Le corridor médian, une aubaine pour la logistique kazakhe (Illustration). Photo : Cabar.asia

« La Russie poursuit la réorganisation de sa logistique de transport, ce qui offre également des perspectives pour le Kazakhstan. Il s’agit notamment du corridor de transport “Nord-Sud”, qui pourrait générer certains revenus pour l’économie nationale» observe l’expert.

Par ailleurs, selon Magbat Spanov, le rôle des alliances régionales comme les BRICS ne cesse de croître. L’économiste fait remarquer que, sur le plan des indicateurs macroéconomiques, cette organisation a déjà commencé à dépasser le G7.

Le Kazakhstan dans une économie multipolaire

Selon Spanov, dans les années à venir, l’économie jouera un rôle de plus en plus important dans la géopolitique. Le monde serait en train de passer d’un modèle de mondialisation économique à une logique fondée sur les intérêts nationaux. Par ailleurs, il estime que le Kazakhstan est devenu un hub important par lequel transitent des marchandises à destination de la Russie, à l’instar de l’Arménie ou de la Géorgie. Les milliers de sanction imposées à la Russie ont bouleversé les circuits logistiques. Cela a obligé le Kazakhstan à investir activement dans sa propre sécurité économique.

« Cela concerne notamment le développement du Corridor médian, la construction d’une centrale nucléaire, ainsi que l’augmentation des capacités d’extraction des terres rares. La guerre s’est présentée comme un catalyseur dans ce domaine. La Chine était jusqu’alors le principal fournisseur mondial de terres rares », explique Magbat Spanov.

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Cependant, selon l’économiste, la Chine, en apportant un soutien fonctionnel à la Russie, se retrouve inévitablement entraînée dans une confrontation mondiale, notamment dans le contexte du conflit russo-ukrainien.

De plus, le financier Rasoul Rysmambetov estime que la guerre en Ukraine a eu un impact négatif sur l’économie kazakhstanaise, sans pour autant être catastrophique.

« Le Kazakhstan se retrouve dans une position difficile. D’un côté, les investisseurs étrangers sont méfiants à l’égard des pays économiquement liés à la Russie. De l’autre, certaines entreprises occidentales ayant quitté le marché russe commencent à voir le Kazakhstan comme un nouveau pôle d’activité », observe Rasoul Rysmambetov.

Il estime également que certains processus économiques ont connu un essor considérable sous l’effet de la guerre, notamment la dédollarisation et la réduction de la dépendance envers la Russie. Le pays développe à un rythme de plus en plus soutenu ses relations commerciales avec la Chine, la Turquie et ses voisins d’Asie centrale.

Des sanctions bien parties pour rester

« Une hausse des importations parallèles a été observée. Le Kazakhstan est devenu un intermédiaire pour un nombre considérable de produits interdits d’importation en Russie, mais qui ne sont pas sujet à des sanctions », précise Rasoul Rysmambetov. Toutefois, selon l’expert, la guerre a fortement limité le recours aux investissements occidentaux. Elle a également compliqué l’importation d’équipements en raison de l’augmentation des coûts logistiques et des restrictions financières.

Pour Magbat Spanov,  les sanctions contre la Russie sont bien installées et leur levée relève du temps long.

« Malgré les rencontres à venir en Arabie saoudite, où seront abordées les questions liées aux intérêts de la Russie et des États-Unis quant à une sortie de la guerre, la question de la suppression des sanctions reste encore une question de long terme », ajoute l’expert.  D’après lui , les conséquences négatives pour le Kazakhstan perdureront cinq à dix ans, même si le monde revenait à la situation d’avant le 24 février 2022.

L’économie kazakhe en mal d’adaptation ?

« Je pense que l’économie du Kazakhstan ne s’est malheureusement pas adaptée », affirme Magbat Spanov. Il explique cela par le fait que les gestionnaires du département économique ne sont pas en mesure de réaliser les objectives fixés.

« L’économie mondiale est en train de subir des mutations significatives et il est crucial d’innover. Par conséquent, il est essentiel d’instaurer une synergie entre la population, le gouvernement et les entreprises. Malheureusement, cela ne se produit pas encore. Une amélioration est peu probable», recapitule l’expert de KazNU.

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Cependant, Rasoul Rysmambetov prend la situation de manière plus optimiste. Il considère que, malgré les nombreuses difficultés, le Kazakhstan s’est partiellement adapté. Le pays a réorienté ses échanges commerciaux et renforcé ses liens avec la Chine et la Turquie. Son économie doit toutefois également faire face à de sérieux défis.

« La raison principale est simple. Le Kazakhstan et son économie de marché ouverte, ne sont pas à l’abri des bouleversements économiques. La guerre en Ukraine représente un facteur d’instabilité. En revanche, cette dernière amène le Kazakhstan vers une diversification économique accélérée dans son développement. Des temps durs, mais pas désespérés s’annoncent dans un futur proche pour la collectivité », conclut Rasoul Rysmambetov.

Rédigé par Daniyar Beïsembaïev pour TheVillage.kz

Traduit du russe par Lisa D’Addazio

Édité par Arnaud Behr

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