Si l’Union économique eurasiatique apporte de nombreux avantages au Kazakhstan, sa gouvernance pose question. Certains économistes affirment que les intérêts de l’Etat kazakh n’y sont pas correctement défendus et que l’union est surtout à l’avantage de la Russie. Novastan reprend et traduit ici un article publié le 8 septembre 2022 par le média kazakh Masa Media.
L’Union économique eurasiatique (UEE) regroupe plusieurs pays de l’espace post-soviétique. L’organisation possède une personnalité juridique internationale et peut donc entrer en relation avec d’autres pays et conclure des accords avec eux. Outre le Kazakhstan, l’UEE comprend la Russie, la Biélorussie, le Kirghizstan et l’Arménie. Selon l’accord, les pays s’engagent à mener une politique économique coordonnée, à savoir : percevoir les mêmes droits de douane sur les marchandises importées de l’extérieur de l’Union et assurer la libre circulation des personnes, des biens, des capitaux et des services.
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En outre, des réglementations techniques uniformes sont établies pour les marchandises au sein de l’UEE et une politique macroéconomique, antimonopole et monétaire coordonnée est poursuivie.
Des débuts d’intégration dans les années 1990
En 1994, le président kazakh de l’époque, Noursoultan Nazarbaïev, se rend en visite officielle en Russie. Il intervient lors d’un discours à l’université d’État de Moscou et lance pour la première fois l’idée d’une union eurasiatique. Il déclare alors : « Nous, les républiques d’ex-URSS, avons été préparées par l’histoire et le destin à n’être qu’une seule communauté. Je propose depuis longtemps de supprimer toutes les barrières douanières, d’ouvrir les frontières. »
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Selon le président actuel, Kassym-Jomart Tokaïev, cette proposition n’a pas trouvé d’écho auprès des élites politiques russes de l’époque. Néanmoins, certains progrès sur les questions d’intégration ont commencé à se faire ressentir. En 2000, la Communauté économique eurasienne (CEE) est créée dans le but de former progressivement une union douanière et un espace économique commun, ainsi que pour approfondir de manière générale la coopération dans les pays de l’espace post-soviétique.
En 2011, la zone franche de la Communauté des Etats indépendants (CEI) est créée. Elle comprend alors l’Arménie, la Biélorussie, la Russie, l’Ukraine, le Kazakhstan, le Kirghizstan, la Moldavie, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.
La création de l’UEE
La dernière étape de l’intégration avant l’émergence de l’UEE a été la création de l’espace économique eurasien, qui prévoyait quatre libertés : la circulation des biens, des capitaux, des services et de la main-d’œuvre. Le point culminant de tous ces processus d’intégration a été la création de l’UEE en 2014. Noursoultan Nazarbaïev en est nommé président d’honneur en 2019, puisqu’il est souvent considéré comme l’« idéologue » de l’intégration eurasienne.
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Lorsque l’actuel président kazakh arrive au pouvoir en 2019, il reste optimiste quant au développement de l’Union. D’ici 2025, les partenaires espèrent supprimer les obstacles aux échanges mutuels et garantir une véritable libre circulation des biens, des services, des capitaux et de la main-d’œuvre, selon Kassym-Jomart Tokaïev, interviewé par le média russe Kommersant.
Les buts de l’UEE
En parallèle, le président estime que la direction naturelle du développement de l’UEE est d’étendre la coopération tant avec la Chine qu’avec l’Union européenne et l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN). Pour le Kazakhstan, pays situé à l’épicentre de tous les processus en Eurasie, il est très important que tous les participants trouvent des solutions pacifiques et mutuellement acceptables pour résoudre les conflits et les contradictions existants.
En ce sens, les bénéfices communs et les intérêts économiques sont une bonne base de confiance et de sécurité. L’intégration au sein de l’UEE se poursuit dans une certaine mesure : à titre d’exemple, un accord a été conclu en mars 2022 sur la formation d’un marché unique de l’énergie.
L’intégration avec les pays voisins profite au Kazakhstan
Selon des représentants officiels et des experts affiliés, l’UEE demeure extrêmement bénéfique pour le Kazakhstan. Comme l’a déclaré en 2020 Zarema Chaoukenova, directrice de l’Institut d’études stratégiques du Kazakhstan, l’un des principaux avantages de l’UEE pour le Kazakhstan est la facilitation des exportations grâce à la franchise de droits de douane et à l’intégration dans les centres de transport mondiaux.
Elle a également noté que, grâce aux accords de libre-échange conclus par l’UEE avec le Vietnam et Singapour, le Kazakhstan a pu multiplier ses échanges avec ces pays. D’autres experts associés à cet institut ont à leur tour souligné une augmentation de l’afflux d’investissements en provenance des pays de l’UEE, une concurrence accrue sur les marchés et divers avantages liés à la logistique et à l’accessibilité des voies de transport.
Des dysfonctionnements
Toutefois, selon l’analyste financier Rasoul Rysmambetov, les événements géopolitiques de ces deux dernières années, notamment le conflit militaire en Ukraine, ont conduit au « mauvais fonctionnement » de l’UEE. « Certaines entreprises, pas nécessairement kazakhes, y trouvent leur compte, mais l’UEE ne fonctionne pas comme nous l’avions conçue. Les dysfonctionnements sont apparus dès le début de la mise en place de l’Union puisque les Russes ont imposé des restrictions non tarifaires sur nos marchandises », commente l’expert.
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Selon l’économiste Magbat Spanov, le Kazakhstan bénéficie partiellement des libertés fondamentales au sein de l’Union : une frontière ouverte, la suppression d’une politique de visa et le droit de travailler sans permis. Mais dans l’ensemble, il considère que la plupart des avantages théoriques de l’UEE ne sont pas réalisés, car les représentants du Kazakhstan au sein de l’organisation ne sont pas très efficaces pour négocier les conditions favorables à leur pays.
Des accords mal négociés
L’économiste estime que les représentants du Kazakhstan nommés en 2014-2016 à l’UEE étaient faibles face à leurs partenaires, à tous points de vue. « Notre problème est le suivant : nous ne sommes pas très doués pour défendre nos positions. Ces positions doivent être basées sur des calculs et des études. Et dans notre pays, toutes les institutions scientifiques qui pourraient le faire ont soit été liquidées, soit ne se sont spécialisées dans un secteur particulier, de sorte qu’il n’y a pas d’esprit de compétition », explique Magbat Spanov.
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Pour illustrer l’approche inverse, il rappelle son expérience de travail avec la Chine. Selon le spécialiste, lorsque la Chine s’est rendu compte qu’elle perdait face à Almaty dans la course au statut de principale plaque tournante d’Asie centrale, elle s’est immédiatement orientée et a commandé des études. Les réformes, menées selon des recommandations scientifiques, ont permis à Urumqi de devenir un nouveau facteur de croissance pour l’économie chinoise.
Une union qui favorise la Russie
L’éminent économiste kazakh Almas Tchoukine déclare en mars 2022, un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, que « dans l’ensemble, l’UEE a œuvré en faveur des plus forts. »
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L’expert conclut qu’au cours des dernières années, la Russie a augmenté ses exportations vers le Kazakhstan, tandis que le Kazakhstan n’a pas augmenté ses exportations vers la Russie. En conséquence, le solde négatif des échanges mutuels s’élevait à 12 milliards de dollars (11,3 milliards d’euros) par an. Les entreprises internationales ont réorienté leurs investissements vers la Fédération de Russie, centrale dans le marché commun de l’UEE. « Même les entrepôts de marchandises étaient centralisés en Fédération de Russie et nos hubs étaient fermés », rapporte l’expert.
Il souligne également que « les droits de protection pour les marchandises étrangères à l’entrée de l’UEE ont rendu notre vie plus chère. » Almas Tchoukine cite les prix des voitures comme principal exemple.
Une orientation unilatérale
Comme l’explique Magbat Spanov, l’un des plus gros problèmes de l’UEE est son orientation majoritairement unilatérale. « On nous propose des projets liés, par exemple, à une monnaie unique ou autre, avec un soutien obligatoire pour certaines décisions qui n’ont pas été élaborées avec nous. Ils prennent une décision et exigent ensuite que nous la soutenions. Ce processus s’intensifie aujourd’hui. Un nombre sans précédent de sanctions a été imposé à la Russie et elle exige que nous soyons inconditionnellement de son côté. Bien que nous n’ayons pas été consultés au sujet de leur ‘opération spéciale’ », révèle l’expert.
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Le politologue Dosym Satpaïev évoque un problème similaire dans une interview accordée au média kazakh Ulysmedia. Selon lui, la Russie viole régulièrement les termes de l’accord et a, par exemple, interdit unilatéralement l’exportation de blé et de sucre immédiatement après le début de la guerre. Dosym Satpaïev insiste sur le fait que même si l’approche diplomatique est maintenue, les autorités du Kazakhstan doivent protéger plus résolument les intérêts du pays au sein de l’UEE. Il souligne également que la Russie est actuellement un pays qui présente des risques, notamment avec la menace de nouvelles sanctions.
Une véritable dépendance à l’égard de la Russie
Magbat Spanov ajoute que les exportations de produits kazakhs vers la Russie sont souvent restreintes. « Un règlement est adopté entre les pays, certains produits sont exportés. Et puis soudainement, Rospotrebnadzor (le service fédéral de supervision de la protection des droits des consommateurs et du bien-être russe, ndlr) apparait et freine les exportations. C’est-à-dire que la Russie protège son marché, même de nous », déclare-t-il.
Les industries des deux pays sont souvent similaires, ce qui entraîne un certain niveau de concurrence entre les produits. Parallèlement, la plupart des exportations du Kazakhstan vers l’Europe passent par le territoire russe. Les coûts de cette dépendance sont désormais visibles.
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« La Russie y trouve non pas des raisons purement économiques mais, par exemple, des motifs liés à l’écologie ou à la violation des règlements internes russes. Par conséquent, elle nous coupe tout accès lorsque cela lui est profitable afin d’obtenir des décisions positives sur d’autres questions », explique Magbat Spanov.
L’UEE responsable de la dépendance kazakhe en matière d’importations ?
Rasoul Rysmambetov estime que la principale raison de cette dépendance réside dans « les tentatives excessives du gouvernement de réglementer l’économie et d’aider les entreprises, ce qui entraîne souvent la chute de ces dernières. » Selon lui, un développement économique erroné et une mauvaise gestion économique ont conduit à une dépendance excessive vis-à-vis de l’UEE dans le domaine des importations. Cependant, l’adhésion à l’UEE n’est pas la principale raison de la dépendance aux importations, affirme Magbat Spanov.
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« Tout homme d’affaires est constamment à la recherche d’opportunités pour gagner plus : acheter moins cher, vendre plus cher. La Russie dispose d’un plus grand volume de produits, le coût de production est plus faible, et il existe certains avantages liés aux produits de base dans certaines régions. Puis il y a un marché comme le Kazakhstan, où il n’est tout simplement pas rentable pour nous de produire certains produits, il est plus facile de les acheter. C’est normal », déclare l’expert.
Cependant, il note que l’UEE a facilité l’entrée des marchandises russes au Kazakhstan et, dans certains cas, a bloqué les options moins onéreuses, comme celles de l’Asie du Sud-Est.
Est-il si important et utile pour le Kazakhstan d’être dans l’UEE ?
Selon Magbat Spanov, pour le moment, faire partie de l’UEE est désavantageux pour le Kazakhstan. « Nos flux de matières premières passent en grande partie par la Russie. Et vous savez que des sanctions ont été annoncées, un embargo a été prononcé, et ce flux de marchandises s’est arrêté. Tout cela constitue un gros désavantage pour nous en ce moment », explique l’économiste. Il considère tout de même que l’idée même d’être dans un bloc économique reste prometteuse et explique que les blocs régionaux déterminent le développement économique dans le monde.
« Par conséquent, nous avons également besoin d’être avec quelqu’un. Aucun pays ne peut se débrouiller tout seul. D’autant plus que le Kazakhstan est situé entre deux superpuissances, la Russie et la Chine, et que nous ne serons pas en mesure de protéger notre indépendance et notre souveraineté si nous ne faisons pas partie d’un bloc. » Rasoul Rysmambetov note à son tour que « tout cela est extrêmement désavantageux en ce moment. » Selon lui, le Kazakhstan doit trouver des moyens de monétiser sa présence dans l’Union.
Des voix qui s’élèvent contre l’UEE
Au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par la Russie et des sanctions sans précédent qui ont suivi, y compris celles frappant le Kazakhstan, plusieurs personnalités de premier plan ont appelé à une révision radicale des accords au sein de l’UEE.
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Ainsi, le millionnaire Aïdan Karibjanov, 32ème place sur la liste de Forbes Kazakhstan, a suggéré de « geler tout ce système d’accords jusqu’à ce que la phase chaude du conflit soit terminée. » Selon lui, les sanctions ont été imposées à la suite d’actions qui n’ont pas été discutées ou convenues au sein de l’Union. Les monnaies nationales de la Russie et de la Biélorussie sont désormais de facto non convertibles. Ils imposent eux-mêmes unilatéralement des interdictions d’exportation totalement hors marché pour leurs marchandises, des mesures qui contredisent fondamentalement les principes de l’union économique.
« En raison des actions de ces deux pays, l’UEE ne fonctionne pas réellement selon le mode inscrit dans les accords entre les participants. Par leurs actions, ils ont mis en péril la sécurité économique du reste des membres de l’UEE, causé des dommages économiques aux États membres », souligne l’homme d’affaires.
La possibilité de quitter l’UEE n’est que très théorique
Almas Tchoukine, sur sa page Facebook, a également appelé à passer « à une politique de commerce extérieur plus indépendante ». Bien qu’aucun d’entre eux n’ait appelé à un retrait immédiat de l’UEE, en théorie, le Kazakhstan a cette option. Selon l’accord signé par le Kazakhstan, « tout État membre peut se retirer du présent traité en notifiant par écrit au dépositaire son intention de le faire. Le traité prend fin à l’égard de cet État après 12 mois à compter de la date de réception de la notification. »
Magbat Spanov pense qu’une telle décision entraînera de nombreux problèmes politiques au Kazakhstan. Il déclare : « Je crains sérieusement que ce qui arrive à certains anciens pays post-soviétiques, comme à l’Ukraine, ne nous arrive aussi. » Rasoul Rysmambetov souligne ensuite que la Russie dispose également de moyens de pression économiques.
Tirer profit des sanctions
« S’il y a un manque de loyauté de la part des dirigeants kazakhs, alors le Caspian pipeline consortium s’effondrera », ironise l’économiste, « et tant que nous ne ferons pas en sorte que le commerce avec la Russie ne représente pas plus de 15 % de notre commerce global, nous serons toujours dépendants et des mesures de pression seront toujours utilisées sur nous. D’ailleurs, si les États-Unis ou l’Europe étaient au nord de notre pays, il en serait de même, les mêmes mesures de pression seraient appliquées. » Selon Magbat Spanov, le Kazakhstan doit maintenant être plus pragmatique et « se battre et négocier pour chaque tengué, pour chaque kopeck. »
« Il est nécessaire de créer un réseau de structures scientifiques et analytiques, qui travailleraient non pas dans l’ensemble de l’économie, mais dans des secteurs spécifiques : la métallurgie et la pharmacie par exemple, pour que nous puissions avoir des positions étayées par des chiffres. De nombreuses entreprises russes s’installent dans notre juridiction afin de faire du commerce. Autrement dit, les sanctions présentent certains avantages », conclut l’économiste. Rasoul Rysmambetov adopte une position similaire. Il estime qu’il est nécessaire de commercer les uns avec les autres. Il faut donc réfléchir à la manière dont les sanctions contre la Russie peuvent être tournées à l’avantage du Kazakhstan.
Nikita Chamsoutdinov
Journaliste pour Masa Media
Traduit du russe par Alexandra Béroujon
Edité par Paulinon Vanackère
Relu par Mathilde Garnier
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