Le président kirghiz Sadyr Japarov, arrivé au pouvoir avec le soutien de la rue, semble avoir décidé de sévir contre cette même rue. Les alliés et partisans du président harcèlent régulièrement les opposants sur les réseaux sociaux et menacent de représailles ceux qui n’ont pas voulu voter pour une Constitution autoritaire.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 20avril 2021 par le média kirghiz Kloop. Début mars 2021, lors d’une réunion du Jogorkou Kenesh, le parlement kirghiz, le député Dastan Bekechev a critiqué le projet de nouvelle Constitution du Kirghizstan. Un enregistrement vidéo de son discours a été posté par les médias sur les réseaux sociaux.
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Le même jour, un commentaire a été laissé sur la page Facebook du président du Kirghizstan, Sadyr Japarov : « Non seulement les yeux de ce scélérat sont aveugles, mais son monde intérieur aussi ». Dastan Bekechev a perdu la vue à l’âge de six ans.
L’attachée de presse présidentielle, Galina Baïterek, assure que « la page personnelle de Sadyr Japarov a été piratée par des inconnus » et qu’il n’a rien à voir avec les derniers commentaires. Le Comité d’État pour la sécurité nationale a même ouvert une enquête sur le piratage de la page personnelle du président « depuis l’étranger ».
Des commentaires offensants
Cette version aurait pu être crédible à un détail près. Le jour de l’élection présidentielle, le 10 janvier 2021, en réponse aux critiques du poète Temirlan Ormoukov, Sadyr Japarov écrivait sur Facebook : « Les Kirghiz ont une bonne expression : Son monde intérieur est aveugle », Temirlan Ormoukov étant également aveugle. Lire aussi sur Novastan : Sadyr Japarov et le national populisme Les commentaires offensants, les insultes et même les appels aux représailles contre les opposants politiques de Sadyr Japarov ne sont pas rares. Des milliers de publications, de commentaires et de publications de groupe ont été analysés. Parmi celles-ci, plus d’une centaine contenaient des déclarations hostiles à l’opposition, aux militants et à ceux qui se battent pour leurs droits.
Des dizaines de ces publications appartiennent aux associés et partisans de Sadyr Japarov.
Des paroles aux actes
Le 9 octobre 2020, trois rassemblements ont eu lieu à Bichkek : un pour la stabilité du pays, un autre contre les groupes criminels organisés au pouvoir, et un rassemblement des partisans de Sadyr Japarov. Alors que les dirigeants du rassemblement contre les groupes criminels et pour la stabilité du pays étaient sur les tribunes, ils ont été attaqués par les partisans de Sadyr Japarov. Des personnes ont été battues, attaquées à coups de pierres ; un inconnu dans la foule a tiré sur la voiture de l’ex-président Almazbek Atambaïev. Deux victimes de l’attaque se sont retrouvées à l’hôpital : le politicien Tilek Toktogaziev a été touché à la tête et le garde du corps de l’ancien Premier ministre Temir Sariev a été battu. Sanjarbek Tolonbaïev, candidat du parti Mekentchil auquel appartient Sadyr Japarov, a partagé une vidéo dans laquelle les organisations internationales à but non lucratif et non gouvernementales s’opposant au changement de la Constitution sont qualifiées « d’ennemies du peuple kirghiz ». La vidéo indique que les médias parrainés par ces ONG cherchent à « créer une image négative du gouvernement du pays en publiant diverses enquêtes journalistiques ».
Selon les créateurs de la vidéo, l’image négative du Kirghizstan n’a pas été créée par les voleurs ou par les forces de l’ordre qui libèrent des fonctionnaires corrompus, mais par les journalistes qui ont osé en parler.
Un rassemblement contre la corruption
Le 25 novembre 2019 s’est tenu dans le centre de Bichkek un rassemblement contre la corruption. Les manifestants ont exigé l’arrestation de l’ex-président adjoint des douanes, Raïmbek Matraïmov, et d’autres fonctionnaires corrompus. C’est-à-dire ceux qui sont visés par l’enquête sur la corruption à la douane et le retrait de près de 700 millions de dollars (621,09 millions d’euros) du pays. Cette enquête est menée par l’Organized Crime and Corruption Reporting Project (OCCRP) et relayée par Radio Azattyk, la branche kirghize du média Radio Free, et par le média Kloop. Après le rassemblement, l’ex-parlementaire de la faction Ata-Jourt, Nadira Narmatova, a écrit sur Facebook que ceux qui « ont été achetés avec de l’argent de l’Occident » et la rédaction d’Azattyk « sont prêts à vendre leur patrie et ne feront rien de bon pour les Kirghiz ». Cette publication est immédiatement apparue sur le groupe des partisans de Sadyr Japarov.
Sadyr Japarov lui-même a accusé à plusieurs reprises le média Azattyk de « déformer l’information ». Lors d’une conférence de presse avant son élection, alors qu’il était au poste de Premier ministre par intérim, interrogé sur les pressions de ses alliés sur Azattyk, le futur président a répondu : « Vous déformez un peu les faits. Il n’y a eu aucune pression sur les autres journalistes. C’est parce que [les journalistes] diffusent de fausses informations. »Lire aussi sur Novastan : Sadyr Japarov, le chuchoteur du peuple En février 2021, des rassemblements ont eu lieu dans les villes de Bichkek, Och et Kara-Suu pour exiger la fermeture de la rédaction d’Azattyk au Kirghizstan. Le rassemblement à Och a réuni des députés du Jogorkou Kenesh : Mirlan Bakirov, Taabaldy Tillaïev, Baktybek Raïymkoulov et Ilkhom Mannanov.
Une députée pro-Sadyr Japarov très active
En janvier 2021, Goulmira Akmatova, représentante du parti Mekentchil à la 7ème convocation au Jogorkou Kenesh, avait appelé sur les réseaux sociaux à passer à l’action contre une publication de Kloop. Candidate du parti Mekentchil en 2020 au Jogorkou Kenesh, elle a animé une émission en direct de l’investiture du président et continue de partager activement des messages en faveur de Sadyr Japarov. Il est également évident qu’elle est proche de ce dernier d’après la photo sur sa page Facebook, sous laquelle elle a commenté : « Nous avons pris des photos lorsque nous revenions de la commémoration de l’anniversaire de la mort du père de Sadyr Nourgojoïevitch [Japarov]. » Toutes les personnes qui ont écrit des commentaires se disent partisanes du parti Mekentchil.
En octobre 2020, pendant la crise politique qui a suivi les élections législatives, une trentaine de partisans de Sadyr Japarov se sont présentés à l’entrée de la rédaction de la branche kirghize du média russe Sputnik, exigeant qu’un correspondant soit envoyé au palais présidentiel pour couvrir un rassemblement de soutien au président. Des hommes ont menacé de revenir et « d’organiser des pogroms dans le bureau et de s’occuper de l’agent de sécurité » si un journaliste n’était pas envoyé à la manifestation dans les 30 minutes.
Des journalistes agressés
Quelques jours auparavant, des journalistes de Kloop et des correspondants de Kaktus Media avaient été agressés par les partisans de Sadyr Japarov. Erkin Touraliev appelle à empoisonner Kloop et son fondateur, Bektour Iskender, le qualifiant d’agent étranger et conseillant à Khabiboulla Abdykadyr, Raïymbek Matraïmov et Maxim Bakiyev de poursuivre le journaliste. Assez neutres dans d’autres pays, les mots tels que « LGBT », « féminisme », « militant/activiste » sont devenus des malédictions au Kirghizstan. Ils ne sont pas utilisés pour désigner des groupes sociaux et des opinions, mais comme des insultes, y compris lorsque le but est de dévaloriser et stigmatiser une manifestation publique. Les jugements intolérants sont exprimés publiquement.
Jazira Taalaïbekova, partisane de Sadyr Japarov, qui a parrainé sa course électorale et participé à sa campagne, a publié sur sa page non seulement des publications en faveur du président, mais aussi des dizaines de messages discréditant les musulmans chiites, les participants à la marche en faveur des droits des femmes, des rédactions de médias et journalistes indépendants, opposants à l’adoption de la nouvelle Constitution.
Des appels à interdire la marche pour les droits des femmes
Un de ses autres messages contient des menaces contre la chanteuse féministe Zere, qui s’est rendue à la marche pour les droits des femmes. Jazira Taalaïbekova appelle à interdire ces manifestations et déclare aux forces de l’ordre : « Faites attention, sinon nous agirons nous-mêmes ». Tout cela s’accompagne d’appels au peuple « à se réveiller avant que l’Occident ne s’empare de notre pays ». Lire aussi sur Novastan : « Bonne nouvelle », le dernier clip de la chanteuse kirghize Zere dévoilé Sezimaï Jounousova, qui travaillait comme attachée de presse pour une entreprise municipale à Och, a écrit un article sur la marche dans sa ville et commente une photo : « Un événement des féministes d’Och a eu lieu aujourd’hui. Je n’ai pas compris la position de cette fille musulmane voilée. La position des autres membres est claire, ils sont pro-occidentaux, ce sont des gays et des lesbiennes. Mais la fille voilée ? » Sur la photo, il s’agit de l’avocate Moukhaïo Abdouraoupova.
La mention des personnes LGBT est utilisée comme une insulte même au parlement. Baktybek Raïymkoulov, qui est un partisan de la nouvelle Constitution de Sadyr Japarov, a crié au député Dastan Bekechev : « Vous soutenez les homosexuels ! »
L’homosexualité comme moyen de discréditation
L’escarmouche s’est produite après que Dastan Bekechev ait demandé la libération du centre de détention du GKNB, le service de sécurité étatique kirghiz, de Jyldyz Tchodobaïeva, mère de quatre enfants qui est soupçonnée de corruption. Elle n’a pas d’argent pour sa caution et continue d’être détenue dans une cellule, tandis que d’autres fonctionnaires corrompus sont libérés pour être soignés dans un hôpital privé, a déclaré Dastan Bekechev, et les députés organisent des rassemblements en leur faveur. Le discours faisait référence à Raïymbek Matraïmov. Lire aussi sur Novastan : Kirghizstan : le gouvernement remanié par le président Après ces mots, Baktybek Raïymkoulov n’a pas pu se retenir et a insulté son adversaire. Plus tôt, il avait participé à un rassemblement des partisans de Raïymbek Matraïmov dans la ville d’Och où, entre autres, il y avait eu des demandes de fermeture de la rédaction d’Azattyk. Dastan Bekechev n’est pas resté indifférent. « Un collègue a laissé entendre que je soutenais les homosexuels. Je déclare officiellement que je ne les soutiens pas, mais quitte à choisir qui je dois soutenir, ce ne serait définitivement pas des pé*** corrompus… », a-t-il écrit sur Instagram.
Des manifestants dispersés
Le 15 avril 2021, des militants et des défenseurs des droits humains se sont rendus à un rassemblement devant le bâtiment du ministère de l’Intérieur pour demander de mener une enquête objective sur le meurtre d’Aïzada Kanatbekova, une jeune fille enlevée à Bichkek pour un mariage forcé. Les manifestants ont exigé la démission du ministre de l’Intérieur, Oulan Niyazbekov. Lire aussi sur Novastan : Kirghizstan : huit histoires très médiatisées de mariage par enlèvement Mais l’action pacifique a été empêchée par un groupe d’environ 200 personnes agressives qui ont attaqué les manifestants, les qualifiant d’« ONG et de gays qui profitent de la mort de la jeune fille et promeuvent leurs intérêts ». Plus tard, le journaliste Bolot Temirov a prouvé que les principaux participants au rassemblement contre les ONG et les personnes LGBT étaient des agents du ministère de l’Intérieur en civil. Le ministre de l’Intérieur, Oulan Niyazbekov, est devenu le premier des ministres à être nommé par Sadyr Japarov, qui était alors Premier ministre intérimaire, devenant le chef par intérim du ministère de l’Intérieur.
Des médias pro-gouvernementaux
Les médias pro-gouvernementaux sont également impliqués dans la propagande de l’intolérance sociale. Le directeur de la chaîne de télévision régionale, Otkourbek Rakhmanov, a qualifié sur sa propre émission les défenseurs des droits de l’Homme et les journalistes d’investigation qui ont dénoncé la corruption à la douane « d’acteurs du projet de l’Europe et de l’Amérique qui ne se sont jamais souciés de l’avenir du pays ». Selon Otkourbek Rakhmanov lui-même, Region TV appartient à Kamchybek Tachiev, un ami du président kirghiz et président du Comité d’État pour la sécurité nationale. Les partisans de Sadyr Japarov passent des insultes aux menaces directes. Début mars 2021, une vidéo est apparue sur plusieurs pages Facebook à la fois, où un jeune homme promet au nom d’un groupe de passer à l’action contre ceux qui se rendent aux rassemblements contre la nouvelle Constitution. La vidéo a été republiée par des personnes sur les pages desquelles se trouvent également des photographies avec des membres du parti Mekentchil, des photographies de l’investiture de Sadyr Japarov, des récompenses et des certificats du parti présidentiel. Certains d’entre eux agissent en tant qu’administrateurs de groupes soutenant Sadyr Japarov.
Des appels à la violence
Bientôt, une autre vidéo est apparue, dans laquelle les partisans de Sadyr Japarov promettent de sévir contre « les gays et les lesbiennes » qui s’opposent au changement de la Constitution. L’avocat Nourbek Toktakounov, participant aux marches du dimanche « Pour la légalité », estime que de telles vidéos sont un appel direct à la violence contre les personnes exerçant leur droit constitutionnel à manifester pacifiquement. « Mais les forces de l’ordre, au lieu de prendre des mesures contre les auteurs de telles vidéos, emprisonnent les militants », dit-il. Il a lui-même été arrêté à Bichkek dans la nuit du 2 février 2021. Les agents de la patrouille de police ont déclaré que l’avocat conduisait en état d’ébriété. Après les tests, il a été libéré. Les analyses n’ont trouvé ni alcool ni drogue dans son sang. L’attachée de presse du président, Galina Baïterek, assure que ce dernier ne soutient certainement pas les déclarations hostiles de ses partisans à l’encontre des journalistes, militants et détracteurs des autorités sur les réseaux sociaux. « Je suis sûre à 100 % qu’il [Sadyr Japarov] dira qu’il ne les soutient pas. Il n’est pas comme ça. Il est pour la justice. Il ne rabaisse personne, n’humilie personne. La loi est la même pour tous. Tout le monde a le droit de se reposer, de travailler et de sortir où il le souhaite », commente-t-elle sur les réseaux sociaux, promettant au média Kloop de clarifier la position avec le président.
« J’ai six millions de partisans, je ne peux pas tous les contrôler »
Sadyr Japarov lui-même a déclaré qu’il ne pouvait pas contrôler ses partisans : « Sur six millions et demi d’habitants, six millions sont mes partisans. Je ne peux pas tous les contrôler », a-t-il déclaré, ajoutant qu’ « il y aura la liberté d’expression, nous ne persécuterons personne ». Lire aussi sur Novastan : Le Kirghizstan et son nouveau président : contexte et prévisions Les déclarations hostiles des responsables gouvernementaux et des leaders sur les réseaux sociaux forment des préjugés contre certains groupes sociaux, créent une image négative des personnes sur une base spécifique : sexe, genre, nationalité, âge, religion. Cela peut aller encore plus loin, jusqu’aux menaces directes, à l’incitation, puis à la violence et au meurtre.
Par conséquent, il est important que les personnes aient un environnement où les droits à la liberté d’expression et à l’égalité soient protégés, et que les discours de haine soient publiquement condamnés. C’est ce que prévoit l’Article 19 de la Déclaration internationale des droits de l’Homme qui traite de la liberté d’expression. Kloop s’est plaint auprès de Facebook des publications virulentes allant à l’encontre de ses journalistes. Le réseau social n’a pas répondu aux plaintes.
Saadat Togolonova Journaliste pour Kloop
Traduit du russe par Amir Ayat
Edité par Luna-Rose Durot
Relu par Swann Herrenschneider
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