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En Ouzbékistan, l’économie du coton se porte bien malgré le boycott

En 2006, un couple d'Ouzbeks a lancé son entreprise de vente et de production de vêtements en tricot. Leur société compte aujourd'hui 26 établissements et près de 200 employés. Mais la situation du marché n’est pas stable, notamment en raison du mouvement de boycott du coton ouzbek et de la crise du coronavirus.

Ouzbékistan Coton champs Illustration
Champ de coton dans la région de Boukhara (Ouzbékistan)

En 2006, un couple d’Ouzbeks a lancé son entreprise de vente et de production de vêtements en tricot. Leur société compte aujourd’hui 26 établissements et près de 200 employés. Mais la situation du marché n’est pas stable, notamment en raison du mouvement de boycott du coton ouzbek et de la crise du coronavirus.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 4 mars 2020 par le média ouzbek Spot.uz.

Cherzod Beknazarov et Iroda Souyounova ont fait connaissance en 1998 et ont presque immédiatement commencé à travailler ensemble. D’abord comme salariés, puis en 2006 ils ont créé leur propre affaire et ont entrepris de produire des vêtements en tricot.

Au cours des 14 années suivantes, de nombreux changements ont eu lieu sur le marché du coton ouzbek : le recours au travail forcé a pratiquement détourné le monde entier des tricots et de la matière première ouzbeks. La Chine et d’autres pays assuraient l’approvisionnement, et l’infrastructure locale, qui tombait en ruine, ne permettait pas de développer un solide réseau de production locale.

C’est dans ces conditions que leur société est parvenue à établir 26 succursales employant près de 200 travailleurs. Aujourd’hui, ils sont confiants mais la situation sur le marché reste instable. Ils s’inquiètent notamment de la fermeture de la frontière avec la Chine. Le média ouzbek Spot.uz s’est entretenu avec les deux entrepreneurs.

« La production de textile était le seul moyen de gagner des devises »

« En 2006, nous avons ouvert un premier magasin à Tachkent (la capitale, ndlr) non loin de la station de métro Bouyouk Ipak Ouyli, dans lequel, avec des partenaires étrangers, nous vendions des articles produits en Ouzbékistan par des entreprises turco-ouzbèkes.  En deux ans, le nombre de magasins est monté à 15, mais nous avons dû vendre et fermer l’affaire.

Coton entreprise ouzbeke
Cherzod Beknazarov et Iroda Souyounova dans leur entreprise

Trois ans plus tard, nous avons ouvert un magasin dans la ville de Parkent. Au début, nous ne produisions pas nous-mêmes, nous achetions des marchandises d’exportation excédentaires et les revendions. Mais par la suite, nous avons été confrontés au fait que ce système ne permettait pas de présenter à l’acheteur une variété suffisante de marchandises et, plus généralement, nous dépendions du marché de l’exportation.

C’est pourquoi, à la fin 2009, nous avons ouvert notre propre unité de production, mais la quantité de vêtements que nous produisions nous-mêmes ne représentait à cette époque qu’environ 10 % de notre chiffre d’affaires global.

Les articles de tricot destinés à l’exportation étaient à cette époque de très bonne qualité et solides. Les clients les achetaient et les portaient avec plaisir, mais en 2012-2013 les États-Unis ont imposé un embargo sur le coton ouzbek et l’Ouzbékistan a perdu tout à coup ses clients en Europe et en Amérique – c’est donc environ 700 sociétés qui ont cessé d’acheter non seulement les vêtements ouzbeks, mais aussi le coton lui-même.  De ce fait, le marché à l’exportation s’est réduit aux pays de la CEI (la Communauté des Etats indépendants, ndlr) et à l’Asie.

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En même temps, la Chine, la Turquie, le Bangladesh et le Vietnam pouvaient fournir le monde entier, de sorte que les acheteurs étrangers n’avaient pas fortement besoin du coton ouzbek, surtout si l’on tient compte du fait que l’aspect des produits finis que nous fabriquions laissait fort à désirer par rapport à ceux de la concurrence. L’avantage de l’Ouzbékistan comme fournisseur résidait dans la qualité écologique du coton utilisé pour la fabrication des articles, dans l’absence de produits synthétiques.

La monnaie (le soum, ndlr) n’était alors pas convertible, et le seul moyen de gagner des devises en dehors des monopoles était de vendre des textiles. Ceux qui importaient en Ouzbékistan du bois de Russie, des médicaments d’Europe, des métaux du Kazakhstan ont commencé à ouvrir des fabriques textiles et à produire un maximum en volumes.  Ils vendaient la production bon marché, au kilogramme, en gagnant sur la différence entre le cours officiel et le cours au noir, mais personne n’accordait d’attention à la qualité.

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Dès que la monnaie est devenue convertible (en septembre 2017, ndlr), cette bulle a éclaté. Avec les nouveaux prix, cette marchandise n’intéressait plus personne : elle n’était plus compétitive et de piètre qualité, tant au niveau de la confection que de l’aspect du produit fini. Et c’est alors que des personnes réellement désireuses de s’occuper de production, sont devenues des acteurs sur le marché.

En 2016, nous avons ouvert un point de vente de 1 300 m² où nous avons décidé de ne vendre que des vêtements classiques, tant pour hommes que pour dames : chemises, pantalons, pardessus, vestes – des articles qui ne sont pas tricotés, mais cousus.  Cependant, ces articles ne suffisaient pas à remplir une si grande surface.  À présent, le magasin est composé à 50 % d’articles en tricot et à 50 % d’articles cousus.

Coton entreprise ouzbekistan machines
Cherzod Beknazarov estime que la crise du coronavirus va changer la donne

En général, dans les entreprises comparables, la production de vêtements en tricot ne représente que 20 % du chiffre d’affaires, le reste étant constitué de vêtements en tissu, et nous avons pour objectif qu’au moins la moitié de nos magasins vendent les articles sous une de nos marques.

Actuellement, nous avons en tout 26 établissements. Il est difficile de dire combien de magasins nous avons ouverts depuis 2009, parce que sur dix magasins ouverts, trois ferment dans l’année. Mais dans l’ensemble, nous avons enregistré une croissance annuelle de 20 à 25 %.

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En 10 ans, nous avons appris de nos erreurs. Nous voulions lancer une production locale, mais au début, nous n’avions aucun exemple dont nous aurions pu tirer des leçons.

Nous n’avions personne auprès de qui nous aurions pu prendre exemple sur la manière de travailler, et, évidemment, nous avons commis des erreurs. Notamment parce que les principaux clients vivent dans des régions où les femmes achètent des tissus chinois et cousent elles-mêmes leurs robes ; elles n’ont pas besoin de nos shorts et de nos pyjamas. Mais cela, nous ne le savions pas, et nous avons perdu de l’argent.

Quand nous avons entrepris nos activités, on nous disait que personne ne porterait de vêtement de production ouzbèke. J’ai lutté contre ce phénomène, en promettant aux clients de les rembourser si l’article se déchirait ou déteignait.

Si on le souhaite, on peut fabriquer en Ouzbékistan comme partout des articles de bonne qualité – pour ce faire, il faut donner à l’usine de bonnes spécifications techniques, précisant tous les éléments souhaités. Maintenant nous travaillons avec plusieurs fournisseurs.

Peu de recours aux sous-traitants

Dans le passé, nous ne produisions qu’environ 10 % du montant total des ventes, mais depuis 2019, ce chiffre est monté à 50 %. Auparavant, nous estimions plus pratique de sous-traiter le travail de confection et de vendre nous-mêmes, mais nous avons par la suite compris que la confection dans des entreprises tierces augmentait fortement le prix de revient des articles, jusqu’à 30-40 %. Le recours à la sous-traitance ne permet pas de suivre les flux de matières premières et de fournitures, ni de s’assurer que tout cela est bien utilisé.

De même, avec ce système on ne peut pas être sûr des délais de livraison, or, dans nos activités, c’est très important : par exemple, si l’on commande des vêtements pour le mois de septembre, afin que tout soit prêt pour la saison, et que l’on reçoit la commande en décembre, au moment où personne n’en a plus besoin.

En saison, nous pouvons vendre de 70 à 80 000 articles par mois, mais hors saison, il arrive que nous n’en vendions même pas 20 000. Pour nous, le pic des ventes commence quand le temps change.

La concurrence de la Chine

La Chine assure près de 50 % de la production mondiale de textiles et rien que les surplus (3 à 5 %) représentent une telle quantité que si on les répandait sur l’Ouzbékistan, nous serions ensevelis sous trois mètres de vêtements.

Coton ouzbekistan machines employés
« En ce moment, nous ne produisions nous-mêmes qu’environ 50 % du montant total des ventes »

Ceux qui travaillent avec la Chine importent la marchandise en lots énormes, et l’achètent à un prix intéressant. Ils se rendent sur place, font leur choix et si cela leur plaît, ils prennent une quantité donnée de marchandise. Alors le vendeur chinois leur demande d’acheter le reste du lot avec une ristourne de 50 %, car il doit déjà vendre le prochain lot arrivant de l’usine et se débarrasser de l’ancien, parce qu’il n’a simplement plus de place dans son entrepôt.

Parfois, le prix des vêtements importés de Chine peut ne pas dépasser 1,5 dollar le kilo, ce qui signifie qu’un t-shirt coûte à l’intermédiaire 13 cents. Chez nous, il faut plusieurs fois cette somme rien que pour la main d’œuvre.

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De plus, les magasins d’articles chinois pratiquent le dumping : par exemple, une veste de sport ne leur coûte presque rien, et ils la vendent pour 16.000 soums (soit 1,4 euro) alors que chez nous, la même veste coûtera 50.000 soums (soit plus de 4 euros). Évidemment, les clients vont acheter le moins cher.

Le moratoire de deux ans sur les vérifications fiscales, qui n’a pris fin que récemment, a eu pour effet que tout le marché de gros d’ « Abou Sakhij » est arrivé en ville. Les producteurs locaux, qui dépensent de l’argent pour acheter des fibres de coton, pour louer les ateliers, pour payer les services communaux, et les salaires des travailleurs et vendent par conséquent des t-shirts pour 20.000 soums (soit moins de 2 euros), n’ont pas pu soutenir la concurrence de ceux qui acquéraient le même t-shirt importé de Chine. Par conséquent, beaucoup d’unités de production ont fermé à cette époque.

Lorsque l’année passée le marché « Abou Sakhij » a été fermé pour 3 mois, tous ceux qui étaient en affaires avec la Chine ont commencé à commander des vêtements à des fabriques ouzbèkes. La production tournait en trois équipes, et quand malgré tout cela ne suffisait pas pour honorer les commandes, les entrepreneurs ont commencé à ouvrir leurs propres ateliers, et au cours de ces trois mois, la production locale a été multipliée par 3 ou 4.

Beaucoup se sont réjouis, pensant que désormais on importerait des équipements de bonne qualité et que l’on commencerait à travailler convenablement, mais après trois mois, le marché a été rouvert. Qui va fabriquer des boutons, si on peut les importer en tonnes de Chine pour rien ? Il en va de même pour les vêtements.

Ouzbékistan Fleur Coton
Fleur de coton dans la région de Boukhara en Ouzbékistan

Nous ne pouvons pas concurrencer la Chine, qui nous fournit des surplus bon marché. Même pour la production de matières premières ils dépensent moins, grâce à un excellent système de traitement des déchets.

Le coronavirus change la donne

Avec le coronavirus, un phénomène intéressant s’est produit : nous pensions que la fermeture des frontières avec la Chine allait entraîner une forte progression de nos affaires. Nous escomptions que nos voisins, qui importaient 99 % de leurs matières premières, commenceraient à acheter activement chez nous nos produits finis. Or, leur intérêt ne s’est pas concentré sur nous, mais sur les fabricants ouzbeks de tissus.

Si, précédemment, je donnais à la fabrique 50 % au titre de prépaiement et attendais mon tour, pour retirer le tissu après 2-3 mois, maintenant nos fabriques demandent de payer la totalité à l’avance, et on ne sait pas combien de temps il faudra attendre, tant la demande est grande pour leur production.

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La demande de vêtements finis a aussi augmenté, bien sûr, mais nous ne pouvons pas fabriquer de vêtement sans matière première. Mais le malheur des uns fait le bonheur des autres : maintenant, par exemple, la Turquie a saisi l’occasion pour doubler le prix des tissus et fournitures.

En 2020, nous voulions mettre l’accent sur la vente de vêtements en gros et par Internet, en réduisant la quantité de points de vente au détail. Les loyers augmentent, tout devient plus cher, le pouvoir d’achat de la classe moyenne est en chute – presque tout l’argent disponible va à l’achat de denrées alimentaires qui coûtent de plus en plus cher. Ils n’ont pas de quoi s’acheter des vêtements.

Mais tant que la frontière avec la Chine restera fermée et qu’il subsistera une demande, nous ne fermerons pas de points de vente. Ensuite, seulement, nous aviserons. »

Interview réalisée par Vera Soukhina
Journaliste à Spot.uz

Traduit du russe par Michel Peetermans

Edité par la rédaction

Relu par Anne Marvau

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