A la fin novembre 2021, des manifestations de plusieurs jours ont secoué la province autonome du Haut-Badakhchan, située dans l’est du Tadjikistan, faisant des morts et des blessés. Les promesses faites par les autorités aux manifestants ont cependant toutes été rompues. De quoi provoquer à nouveau le mécontentement dans la région du Pamir.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 21 janvier 2022 par notre version allemande.
Le Haut-Badakhchan ne retrouve pas le calme. Deux mois après les manifestations ayant secoué à la fin novembre 2021 Khorog, la capitale de la province autonome de l’est du Tadjikistan, le traitement des événements est toujours au point mort. Cela provoque un nouveau mécontentement.
Le Groupe 44, créé le 28 novembre juste après la fin des émeutes pour représenter les intérêts des protestataires, refuse de continuer à coopérer avec l’équipe d’enquête opérationnelle jusqu’à ce que ses exigences soient satisfaites. C’est ce qu’a déclaré Khoudjamri Pirmamadov, porte-parole du Groupe 44, au média tadjik Asia-Plus le 18 janvier dernier.
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L’équipe d’enquête opérationnelle a été créée le 9 décembre sur ordre du président Emomali Rahmon. Elle comprend 20 agents des forces de l’ordre et six représentants de la société civile. Elle a pour mission d’enquêter sur les événements de Tavdem et de Khorog.
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Le 25 novembre, Goulbiddine Ziyobekov, 29 ans, a été tué par des policiers dans le village de Tavdem, dans le district de Rochtkala. Selon des témoins, il n’était pas armé lors de son arrestation. Après la mort de Goulbiddine Ziyobekov, des manifestants ont parcouru les rues de Khorog avec son corps exposé et se sont rassemblés devant le siège de l’administration provinciale, relaie le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
Lorsqu’une partie d’entre eux a tenté de prendre d’assaut le bâtiment, les forces de sécurité ont tiré sur la foule. Deux personnes ont été tuées et 17 autres blessées, dont certaines grièvement.
Lenteur de l’enquête
Le soir du 28 novembre, après quatre jours de manifestations, les fonctionnaires du gouvernement et les représentants des manifestants ont convenu de mettre fin immédiatement aux rassemblements. Au cours des discussions, les autorités ont assuré qu’elles n’ouvriraient pas d’enquête pénale contre les manifestants et qu’elles enquêteraient sur la mort de Goulbiddine Ziyobekov.
Les liaisons téléphoniques et Internet, qui avaient été interrompues au début des manifestations, devaient être rétablies. Cependant, les autorités n’ont pas tenu parole. Début décembre déjà, les premières procédures pénales ont été ouvertes contre des participants aux manifestations, comme le rapportait alors Fergana News. Certains d’entre eux se sont vu interdire de quitter le pays. Et les enquêtes sur les événements de Tavdem et de Khorog ont également été lentes. Le mécontentement a culminé par la décision du Groupe 44 de mettre fin à la poursuite de la coopération avec les autorités.
« Il n’y a que des pressions et des accusations en direction des habitants. Pour avoir coupé un arbre, ils peuvent te mettre en prison, mais personne ne veut comprendre que des gens sont morts ici. Nous ne travaillerons plus comme ça. Soit tous les responsables sont punis, soit nous ne coopérerons pas du tout », a expliqué Khoudjamri Pirmamadov à Asia-Plus.
Le groupe lie la poursuite de sa coopération aux cinq conditions qu’il a remises au chef de l’équipe d’enquête, le procureur général Mansour Hakimsade. Ces exigences comprennent entre autres l’arrêt de l’enquête unilatérale sur les citoyens ordinaires et le licenciement de toutes les personnes qui ont participé à l’opération d’arrestation de Goulbiddine Ziyobekov ou qui ont utilisé des armes contre des civils lors des manifestations.
Appels répétés au soutien
Ce n’est pas la première fois que le Groupe 44 intervient dans cette affaire. Pas plus tard que le 16 janvier, il s’était adressé au président tadjik dans un message vidéo, lui demandant de prendre la situation sous son contrôle personnel, relaie Asia-Plus. « Il n’a pas été facile d’apporter la paix au peuple tadjik, mais vous, cher président, avez rétabli la paix [une référence à la guerre civile tadjike de 1992 à 1997, ndlr]. Mais il est encore plus difficile de maintenir la paix. Actuellement, les autorités gouvernementales et les forces de l’ordre du Haut-Badakhchan font tout pour que le calme et la paix soient violés dans tout le pays », ont déclaré les activistes.
Le 19 décembre, le Groupe 44 avait déjà adressé une demande similaire au fils du président, le président du Sénat Rustam Emomali, qui n’y avait pas répondu, décrit Fergana News. Quelques jours avant le message vidéo adressé au chef de l’État, le Groupe 44 avait affirmé que les enquêteurs avaient cessé tout contact avec eux. Cependant, une source anonyme dans les rangs du parquet a déclaré le 17 janvier à Radio Ozodi, la branche tadjike du média américain Radio Free Europe, que les enquêteurs du parquet militaire étaient entre-temps retournés à Khorog. Selon cette source, l’enquête avait été suspendue car les enquêteurs devaient retourner à Douchanbé, la capitale, pour faire un rapport.
Une « guerre de l’information »
La troisième promesse faite par les représentants du gouvernement le 28 novembre n’a pas non plus été tenue : hormis les banques et certaines autorités, le Haut-Badakhchan reste sans Internet près de deux mois après les événements. Cette situation est particulièrement pénible pour la population. Les jeunes souhaitant devenir étudiants l’année suivante ont notamment dû se rendre jusqu’à Douchanbé, à 600 kilomètres de là, pour pouvoir déposer leurs dossiers dans les universités russes, décrit Asia-Plus.
Selon Asia-Plus, les raisons de la coupure d’Internet semblent être liées à une « guerre de l’information » qui se déroule dans le Haut-Badakhchan. La télévision régionale reste la principale source d’information pour la population lorsque l’Internet est coupé, mais elle présente régulièrement les organisateurs des manifestations comme des criminels. Le 20 janvier, Asia-Plus a rapporté le cas de deux institutrices de village qui affirment avoir été contraintes de s’exprimer à la télévision locale pour condamner les manifestations et qualifier certaines personnes de criminelles. Selon leurs dires, elles ont d’abord refusé de le faire.
« Ensuite, on nous a dit que nous allions faire l’objet d’une procédure pénale et que nous aurions un casier judiciaire. Ils pourraient ainsi réduire notre salaire… La pression était très forte. Nous avons été obligés d’accepter, ne serait-ce que pour sortir de là le plus rapidement possible », ont expliqué les enseignantes. Fin décembre, il avait déjà été annoncé que les autorités continuaient à couper l’accès à Internet dans la région, craignant, dans un contexte tendu, que « certains groupes en Europe n’en profitent pour inciter la population du Haut-Badakhchan à de nouveaux conflits ».
Un cas pour l’OTSC ?
Au vu des émeutes de janvier au Kazakhstan et de l’intervention des « forces de maintien de la paix » de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), les événements du Haut-Badakhchan se retrouvent également sous les projecteurs de la géopolitique. Lors d’un sommet en ligne de l’OTSC le 10 janvier, le président biélorusse Alexandre Loukachenko a demandé à ses collègues de soutenir le Tadjikistan en lui fournissant des équipements militaires afin d’y éviter une répétition du scénario kazakh, décrit Asia-Plus. Une position partagée par le secrétaire général de l’OTSC, Stanislav Zas, le 20 janvier. Comme le rapporte l’agence de presse russe TASS, Stanislas Zas as a souligné « la nécessité d’aider le Tadjikistan à endiguer les menaces potentielles ».
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Mais cela suscite également des craintes plus larges. « Sur la base de ce précédent, il sera désormais beaucoup plus facile pour les pays participants de prendre de telles décisions […] afin de résoudre non seulement les défis de politique étrangère, mais aussi de politique intérieure. Il suffira d’associer les groupes d’opposition qui s’opposent à eux à quelques facteurs ou menaces externes », a expliqué le politologue tadjik Parviz Mullodjonov, cité par Asia-Plus.
Un avis partagé par Andreï Serenko, expert en affaires de sécurité d’Asie centrale au Centre d’études afghanes de Moscou. « Il semble que les forces spéciales [d’Emomali Rahmon] vont tenter de présenter la situation dans le Haut-Badakhchan comme analogue aux protestations au Kazakhstan. En associant cela à une sorte de « lien avec l’Afghanistan », il obtiendra l’accord de la Russie pour détruire l’opposition à Khorog », décrit-il au média américain Eurasianet.
Une méfiance envers la société civile
Plus largement, le comportement du gouvernement tadjik s’explique par la méfiance des autorités envers la société civile, estime Parviz Mullodjonov. L’Etat veut contrôler toutes les manifestations de son activité. Mais par sa propre politique, le pouvoir étatique a transformé une région encore loyale en une base pour les sentiments critiques et d’opposition.
Même à la lumière des événements au Kazakhstan, le politologue conclut qu’il faut avant tout résoudre les problèmes socio-économiques. « Pour une solution complète et définitive de la situation, il est nécessaire de réaliser de véritables transformations socio-économiques dans la région et dans tout le pays, de résoudre les problèmes de chômage et de manque d’emplois et de remplir les budgets locaux d’investissements », estime l’expert.
Deux mois après les manifestations, l’évolution de la situation dans le Haut-Badakhchan reste ouverte. Emomali Rahmon est désormais en charge de savoir si les autorités iront à la rencontre de leurs détracteurs et tiendront les promesses faites ou si les craintes d’une action musclée se réaliseront.
Robin Roth
Rédacteur en chef de Novastan