Principale destination des travailleurs migrants d’Asie centrale, la Russie a récemment renforcé sa politique migratoire, multipliant les interdictions et les restrictions dans de nombreux secteurs d’activité, et ce dans de nombreuses régions.
Dans la région de Novossibirsk, dont la capitale éponyme est la troisième ville de Russie, depuis le 1er janvier dernier, les migrants ne sont plus autorisés à travailler dans les jardins d’enfants, rapporte le média russophone Current Time. Le décret du gouverneur avait été signé en novembre dernier. Dès avril 2024, les autorités régionales avaient déjà interdit aux migrants de travailler comme chauffeurs de taxis, ainsi que dans les commerces vendant du tabac ou de l’alcool.
Un projet de décret du gouvernement régional, préparé le mois précédent, indiquait que ces restrictions avaient pour but de garantir la sécurité nationale et individuelle, la santé de la population ainsi que « l’emploi prioritaire des citoyens russes ». Au même moment, la région de Voronej interdisait aux migrants de travailler dans les taxis et les transports publics. De nombreuses régions de Russie ont depuis adopté des mesures similaires, interdisant aux migrants de travailler dans des secteurs aussi variés que la restauration et la livraison de repas, la production de pain ou d’aliments pour bébés, ou encore dans des entreprises de sécurité, l’approvisionnement en eau ou la réparation de voitures.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !Le média russe Vedomosti rappelle qu’en 2023, un groupe de députés avait soumis à l’examen une série d’amendements à la loi fédérale « sur le statut juridique des citoyens étrangers dans la Fédération de Russie ». Les amendements proposaient d’interdire le travail des étrangers dans certaines régions, et en particulier dans le domaine des taxis et du transport routier de marchandises, estimant que les migrants étaient davantage impliqués dans l’augmentation des accidents de la route. Le gouvernement russe n’avait alors pas soutenu le projet de loi.
Mais l’attentat visant la salle de concert Crocus City Hall, survenu le 22 mars dernier (145 morts), a entrainé un durcissement de la politique à l’égard des étrangers et des travailleurs migrants, au niveau fédéral comme dans les régions.
Les travailleurs sous brevet ciblés
De Voronej à Volgograd, en passant par Tomsk, et jusqu’à Sakhaline, les autorités régionales insistent pour préciser que ces restrictions et interdictions concernent uniquement les étrangers travaillant sous brevet. Les autorités régionales de Volgograd avaient par exemple déclaré que « le nouveau système rationalisera le processus d’attraction des travailleurs migrants, en se concentrant sur des spécialistes étrangers hautement qualifiés. Ils travaillent en règle générale avec un visa de travail et non avec un brevet. »
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Un brevet, aussi appelé patente, est un permis de travail pour les étrangers qui n’ont pas besoin de visa pour entrer en Fédération de Russie. Les citoyens du Tadjikistan et d’Ouzbékistan sont concernés. Le Kazakhstan et le Kirghizstan étant membres de l’Union économique eurasiatique (UEE), leurs ressortissants n’ont pas besoin d’obtenir un brevet de travail pour travailler en Russie. Un brevet est délivré pour une période de 1 à 12 mois, et pour un territoire donné. Par exemple, un brevet obtenu dans la région de Volgograd n’est valable que dans cette seule région.
Certaines régions ont par ailleurs augmenté le prix du brevet de travail à compter du 1er janvier 2025. Dans la région de Tver, rapporte le média tadjik Asia-Plus, le coût d’un brevet pour un travailleur migrant a cette année augmenté de 39,4 %, atteignant 14 973 roubles (soit environ 144 euros), et est désormais le plus cher du district fédéral central, qui inclut Moscou.
Concernant les travailleurs étrangers qualifiés entrant en Russie sur la base d’un visa de travail, le ministère russe du Travail a récemment annoncé que leur quota devrait être relevé, comme le note le média kirghiz Kaktus. Traditionnellement, ils sont originaires de pays membres de l’Union européenne (33 %), d’Asie (28 %), d’Afrique (10 %) et du Moyen-Orient (10 %).
Une pénurie de taxis
Une des activités les plus concernées par les restrictions concerne celle des taxis. En septembre 2024, la profession était interdite d’exercice pour les migrants dans 19 régions de Russie. Et dans les régions où il n’y a pas d’interdiction, au moins y a-t-il des restrictions. Depuis septembre dernier, par exemple, en plus d’une assurance responsabilité civile automobile obligatoire, les chauffeurs doivent désormais souscrire une assurance pour les passagers. Pour l’organisation Digital World, seul un quart des chauffeurs est en mesure de remplir les conditions pour l’obtenir, rapporte Current Time.
Ali, un Kirghiz qui travaille comme chauffeur de taxi à Moscou, déplore que les nouvelles règles imposées grèvent la quasi totalité de ses revenus. Comme par exemple l’obligation pour les chauffeurs de repeindre, à leurs frais, leur taxi au code couleur choisi par les gouverneurs régionaux. « Auparavant, il y avait beaucoup de chauffeurs de taxis migrants. Aujourd’hui, ils sont moins nombreux. La principale raison est le problème de l’enregistrement. Beaucoup ont été arrêtés sur la base d’une fausse inscription et expulsés. De plus en plus abandonnent la profession volontairement. Je pense qu’il y a 40 % de chauffeurs en moins », avance-t-il. « Moi aussi, je vais quitter la Russie d’ici un mois. »
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Le service Yandex Go, qui gère le réseau de taxis en Russie, avait estimé qu’en raison des restrictions et des interdictions, le pays manquerait d’environ 130 000 chauffeurs de taxi d’ici fin 2024. « En raison du durcissement de la politique migratoire et de la réglementation dans le secteur des taxis, les chauffeurs partent vers d’autres secteurs où ils disposent d’un niveau de revenus comparable, mais ont moins d’exigences et de dépenses », avançait Anton Petrakov, directeur des relations gouvernementales chez Yandex Go. L’entreprise prévoit également une augmentation significative du prix des courses pour les passagers.
Une augmentation que confirme Beksoultan, également originaire du Kirghizstan et qui travaille comme chauffeur de taxi à Moscou depuis six ans. « Les prix ont augmenté plus que jamais. Par exemple, avant, nous conduisions à l’aéroport pour 1 500 à 1 600 roubles (14-15 euros). Maintenant nous conduisons le matin pour 2 000 à 2 500 roubles (19-24 euros). Il y a plus de demande le matin. »
Des difficultés de recrutement pour les entreprises en 2024
En 2023, 3,5 millions de travailleurs étrangers se trouvaient en Russie, selon le ministère russe de l’Intérieur. Au cours des sept premiers mois de l’année 2024, quatre des cinq premiers pays d’origine des travailleurs migrants en Russie sont des pays d’Asie centrale, selon le service fédéral des statistiques de l’Etat russe Rosstat, note Kaktus. Avec plus de 63 000 personnes, le Tadjikistan reste loin devant l’Ouzbékistan (21 900 personnes), le Kirghizstan (21 700 personnes) et le Kazakhstan (près de 20 000 personnes) en termes d’arrivées en Russie.
Par ailleurs, le ministère russe de l’Intérieur estime à environ 630 000 le nombre de migrants illégaux en Russie. La directrice de l’Institut de recherche démographique du Centre fédéral de recherche de l’Académie des sciences de Russie avait déclaré auprès du média russe RBC que l’estimation du nombre de migrants illégaux dépendait de la méthodologie de comptage. Elle note que ces dernières années, en Russie, l’opinion majoritaire estime le nombre de migrants illégaux à 3 à 4 millions de personnes.
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Une enquête réalisée par la plateforme de recrutement en ligne hh.ru avait établi que 80 % des personnes interrogées estimaient qu’il y avait trop de migrants dans leur région, rapporte Kaktus. Ce chiffre représente, en un an, une augmentation de 21 %.
Les deux tiers des entreprises embauchant habituellement des travailleurs migrants ont rencontré en 2024 des difficultés de recrutement, rapporte RBC. Près d’une entreprise sur cinq met en avant les restrictions et les interdictions d’embauche imposées par les régions. Selon l’Union russe des industriels et des entrepreneurs, 37 % des entreprises ont constaté que les candidats étrangers échouaient à l’examen de langue russe.
Des Kirghiz peinent à inscrire leur enfant à l’école en Russie
Parmi la trentaine de lois adoptées au niveau fédéral, l’une vise à interdire aux migrants d’inscrire leurs enfants à l’école lorsque ces derniers ne connaissent pas, ou insuffisamment, la langue russe, compliquant ainsi la vie familiale des travailleurs migrants.
En septembre dernier déjà, le média kirghiz Kaktus avait rapporté le cas de 224 enfants de citoyens kirghiz qui attendaient encore une place dans une école à Moscou. Selon les autorités russes, la situation était due au manque de places libres dans les écoles. Mais plusieurs mesures étaient en discussion, comme par exemple la fin de la gratuité pour les enfants migrants dans les écoles et jardins d’enfants en Russie.
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Le 11 décembre dernier, la Douma d’Etat a adopté une loi interdisant l’inscription d’enfants d’étrangers qui échoueraient aux tests de langue russe lors de l’admission à l’école. Le Conseil présidentiel s’est de son côté opposé à cette loi aux amendements « extrêmement ambigus », estimant qu’elle augmenterait « le risque de haine et de conflits interethniques. »
Viatcheslav Volodine, président de la Douma, a déclaré que des tests aléatoires de connaissance de la langue russe parmi les enfants d’étrangers avaient démontré que 41 % de ces enfants ne connaissent pas ou mal le russe, rapporte le média russe Kommersant. Le vice Premier ministre Dmitri Tchernychenko a déclaré que ces tests seront généralisés à l’ensemble des établissements scolaires du pays à compter du 1er avril 2025. Environ 155 000 enfants de citoyens étrangers fréquentent les écoles russes, a-t-il ajouté.
Des migrants envisagent d’autres destinations
Le 23 octobre dernier, le président du Jogorkou Kenech, le parlement kirghiz, s’était entretenu avec l’ambassadeur de Russie au Kirghizstan pour évoquer les difficultés auxquelles se heurtent les Kirghiz pour travailler en Russie, rapporte Radio Azattyk, la branche kirghize du média américain Radio Free Europe. Mi-octobre dernier, le député kirghiz Mederbek Aliyev avait déclaré que les difficultés rencontrées par les citoyens kirghiz en Russie étaient d’autant plus problématiques que le Kirghizstan est membre de l’UEE, censé garantir à ses citoyens un accès sans entraves au marché du travail en Russie.
Auprès de l’agence Ria Novosti, le porte-parole Dmitry Peskov déclarait en novembre dernier que la Russie avait besoin de travailleurs migrants. « Nous vivons dans le plus grand pays du monde, mais nous sommes peu nombreux », avait-il déclaré. « Pour que nous puissions nous développer de manière dynamique et mettre en oeuvre tous les plans de développement, nous avons bien sûr besoin de travailleurs. […] Les migrants ne sont pas un problème. Le problème, ce sont les migrants illégaux », a-t-il souligné. Dmitry Peskov pointe les risques de propagation d’activités criminelles et l’extrémisme religieux, rapporte Kaktus.
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Le 19 décembre dernier, lors de sa traditionnelle conférence de presse annuelle, le président russe Vlamidir Poutine a concédé que la question de la migration était « sensible et douloureuse ». « Si la migration est une nécessité inévitable, nous devons travailler avec nos partenaires dans certains pays, en premier lieu avec les Etats d’Asie centrale, pour préparer les migrants », a-t-il-ajouté, sans développer ce point, mais concédant que la Russie était confrontée à une pénurie de centaines de milliers de travailleurs en Russie.
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En raison de leur compréhension, même imparfaite, de la langue russe, la Russie devrait demeurer la première destination pour les migrants d’Asie centrale. Mais ces dernières années, les possibilités d’aller travailler dans les pays arabes, en Asie du Sud-Est ou en Europe, notamment en Allemagne, se sont multipliées. La Corée du Sud figure parmi ces destinations. En décembre dernier, la Banque centrale d’Ouzbékistan évoquait d’ailleurs une hausse de 70 % des transferts de fonds des travailleurs migrants ouzbeks depuis le pays du Matin calme, où travaillent aujourd’hui environ 100 000 Ouzbeks.
Eléonore Darasse
Rédactrice pour Novastan
Relu par Charlotte Bonin
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