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Les occupations illégales des terres au Kazakhstan et au Kirghizstan vues par les juges et les avocats

L’occupation des terres en périphérie des capitales kazakhe et kirghize a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le sociologue Balihar Sanghera a voulu aborder le sujet sous un nouvel angle : il est allé à la rencontre des professionnels du droit pour étudier leur point de vue.

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Construction sur un terrain occupé au Kirghizstan.

L’occupation des terres en périphérie des capitales kazakhe et kirghize a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le sociologue Balihar Sanghera a voulu aborder le sujet sous un nouvel angle : il est allé à la rencontre des professionnels du droit pour étudier leur point de vue.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 4 juin 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.

C’est un problème sensible et souvent explosif du point de vue politique. Les occupations illégales des terrains en périphérie de Nur-Sultan et Bichkek, respectivement capitales du Kazakhstan et du Kirghizstan, font parler d’elles. De nombreuses choses ont déjà été écrites sur la façon dont ces espaces s’organisent, s’intègrent progressivement dans le tissu urbain, ou encore sur ce qu’en pensent les anciens habitants.

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Cependant, une nouvelle étude du sociologue britannique Balihar Sanghera permet d’aborder le problème sous un angle inattendu : celui des juges et des avocats impliqués dans ces affaires d’occupations. Quelle position commune défendent les professionnels du droit ? Pour eux, qui a raison et qui est coupable ? Pourquoi s’expriment-ils souvent contre la politique du gouvernement ?

Balihar Sanghera a recherché ses interlocuteurs en appliquant la méthode boule de neige : avec l’aide de ses assistants, il a passé des appels et écrit à des juges de la Cour Suprême et des tribunaux municipaux, à des juges à la retraite et à des avocats réputés. Celles et ceux qui ont consenti à répondre lui ont également donné des contacts. Au total, 16 juges, 12 avocats et un ombudsman ont participé à l’étude, venant d’Almaty, de Nur-Sultan, de Bichkek et d’Och. Les interviews, d’une durée de 45 à 90 minutes, ont toutes été menées dans des conditions de complet anonymat. Elles ont été réalisées en russe, puis traduites en anglais. L’étude de Balihar Sanghera « Justice, power and informal settlements : understanding the juridical view of property rights in Central Asia » a été publiée le 31 octobre 2019 dans la revue scientifique réputée International sociology.

Le pouvoir des juristes

Le chercheur s’est intéressé avant tout à la position des juges et des avocats par rapport aux occupations et aux colonies illégales. Ceux-ci ont aussi été encouragés à réfléchir sur les droits et les devoirs de toutes les parties prenantes : autorités locales, propriétaires terriens et squatteurs. Enfin, des questions plus difficiles ont été posées aux personnes interrogées : pourquoi pensent-elles ainsi et pas autrement ? Quelles raisons les poussent à s’exprimer avec tant de conviction ? Toutes les personnes interrogées sont issues de la classe moyenne supérieure, ce qui, d’après Balihar Sanghera, induit une vision négative de ces occupations. Cependant, les juges soutiennent que leurs salaires sont très modestes et ne correspondent pas à leur statut social élevé. Les avocats, en revanche, gagnent convenablement leur vie et peuvent tout à fait être classés dans l’élite.

Pour le scientifique, il était fondamental de faire sortir le débat des limites du conflit entre les pauvres et les riches ou entre l’État et les squatteurs. Il fallait examiner les professionnels du droit en tant que groupe influent distinct, ne possédant pas de richesses ou de pouvoir politique, mais une ressource qui leur est propre : le pouvoir de déterminer ce qui est légal et ce qui ne l’est pas.

Du temps de l’URSS, le pouvoir des juristes était très limité en comparaison avec celui des cadres du parti et des dirigeants d’entreprise. Mais les réformes des années 1990 ont considérablement renforcé leur position. Sur le plan politique, la séparation des pouvoirs a été établie, et les conflits des entreprises dans l’économie de marché ont créé une forte demande en termes de services juridiques. Enfin, les organisations donatrices internationales influentes en Asie centrale, comme le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Organisation des nations unies promeuvent activement l’idée de primauté du droit. Elles posent sa mise en œuvre, ainsi que la transparence et l’efficacité du travail des juges, comme des conditions préalables à l’aide économique.

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Le pouvoir des professionnels du droit est particulier. Selon Balihar Sanghera, ils définissent, catégorisent et organisent les personnes, les choses et les relations. Dépendants de fait des fonctionnaires, des hommes politiques et des hommes d’affaires, ils protègent leurs intérêts, tout en préservant leur autonomie et leur rôle particulier : représenter l’objectivité et la justice. Les professionnels du droit doivent se détacher des litiges, s’appuyer sur les faits. Pourtant, les décisions en principe neutres des juges masquent souvent, en réalité, un pouvoir des forts sur les faibles, entérinant une injustice sociale.

L’ « objectivité » de la justice

Les juges et les avocats en contact avec le scientifique ont presque unanimement condamné les occupations. Ils les considèrent comme un exemple d’enrichissement illégal, où l’une des parties bafoue les droits de l’autre. « Nous savons que les droits d’un individu s’arrêtent là où commencent ceux d’un autre. Si le tribunal a pris une décision légale, alors c’est une décision juste. Il faut défendre le droit de propriété » déclare Asyl, juge à Bichkek. Ainsi, pour les tribunaux, l’occupation des terres perturbe l’équilibre, et les propriétaires subissent un préjudice du fait des colons illégaux. La tâche du tribunal est de rétablir la justice en reprenant à l’une des parties son avantage indu, et en restituant la ressource à la partie lésée.

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Construction près d’une décharge à Bichkek.

Les interlocuteurs du scientifique considèrent les relations entre les parties comme un jeu à somme nulle : soit c’est l’une d’elles qui a raison, soit c’est l’autre. « Notre devoir est de défendre les gens, mais chaque procédure judiciaire comprend deux parties. L’une a raison, l’autre a tort. Nous prenons une décision fondée sur la loi, et l’une des parties gagne. L’autre dira toujours que le juge a pris une décision injuste. Mais notre objectif n’est pas de l’aider, il est d’appliquer la loi. Le juge n’est pas une ONG, nous ne travaillons pas de la même façon » explique Dinara, juge à la Cour Suprême de Nur-Sultan. La référence aux ONG est liée au fait que ces organisations accusent souvent de façon retentissante les tribunaux de ne pas être justes et de ne pas se préoccuper des groupes pauvres, vulnérables, opprimés. Mais Dinara, comme d’autres juges, insiste sur le fait que son rôle n’est pas de soutenir et de défendre ceux qui souffrent, ni de lutter contre les inégalités : elle doit appliquer la loi.

Les juges et avocats interrogés affirment que tous les individus sont égaux devant la loi, et que leur statut patrimonial ou leur proximité avec le pouvoir n’ont pas d’influence dans la prise de décision. C’est pour ces raisons précises que les juges se permettent d’ignorer les inégalités sociales et économiques entre les parties, souligne le sociologue. L’idéologie juridique de « justice » et d’« égalité » masque et dépolitise le pouvoir et l’oppression, en proclamant l’inégalité historique comme une chose juste et naturelle.

Pendant les entretiens, les juges ont écarté les questions sur les ressources des occupants, des migrants des villages pauvres, et celles des propriétaires terriens. Ils ont souligné leur impartialité. « Nous ne sommes pas libres d’interpréter la loi comme nous voulons. Nos actions sont limitées par la loi. Nous nous contentons de l’appliquer. Bien que le juge soit un fonctionnaire responsable devant le peuple, il doit rester impartial. Les possibilités pour les juges d’aider les pauvres sont très limitées. La loi peut être hostile, et même cruelle vis-à-vis des pauvres, les juges l’appliqueront quoi qu’il arrive » explique Nourlan, juge à la Cour Suprême de Nur-Sultan.

Des décisions influencées par des préjugés

Selon Balihar Sanghera, les préjugés de classe des juges favorisent ces attitudes. Beaucoup de juges interrogés n’ont pas résisté à la tentation de décrire les migrants précaires comme des citoyens suspects, désordonnés et irresponsables. Ils ont ainsi prétendu que certains migrants clandestins s’emparaient des terrains pour les revendre à bon prix, qu’ils étaient trop paresseux pour travailler à la sueur de leur front en milieu rural, et qu’ils s’enfuyaient en ville pour y semer l’anarchie. « Quand les voleurs de terrains disent qu’ils sont dans une situation désespérée, je ne les crois pas. Ils profitent de la revente des parcelles. Nous avons déjà traité un certain nombre d’affaires de fraude et condamné beaucoup d’entre eux » estime Asyl, juge à Bichkek.

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Parmi les avocats, en revanche, certains remettent en cause l’idée d’égalité formelle devant la loi et plaident pour une justice réparatrice, pour des décisions de conciliation prenant en compte les intérêts des deux parties. « Si nous parlons des relations entre les riches propriétaires terriens et les colons illégaux, qui écrit les lois et qui les applique ? Souvenons-nous du marxisme-léninisme : la loi défend les intérêts des riches. Des hommes d’affaires prospères et de riches anciens fonctionnaires sont élus au Parlement, et quelles lois vont-ils y adopter ? Les tribunaux appliquent les lois qui défendent les intérêts des riches. Est-ce qu’ils les appliquent en se préoccupant des intérêts des pauvres ? C’est une grande question » déclare Bouroul, avocate à Bichkek.

Bouroul a ouvertement mis en cause l’impartialité des juges : de quelle objectivité peut-il s’agir, si les riches contrôlent le pouvoir législatif, et indirectement le pouvoir judiciaire ? Cette position n’est cependant soutenue que par une minorité de personnes interrogées.

Les juges contre le pouvoir populiste

Les nouvelles constructions illégales suscitent une réaction mitigée de la part de l’élite gouvernante. D’un côté, la construction enfreint le droit de propriété protégé par la loi et les règles du capitalisme. De l’autre, le pouvoir garde un levier de contrôle sur la pauvreté urbaine : il lui suffit de légaliser les colonies et de distribuer les terrains, en particulier depuis la révolution. Les juges se trouvent entre deux feux, comme cela s’est produit au Kirghizstan après la révolution des Tulipes de 2005.

« Les migrants sont arrivés et se sont emparés illégalement des terrains, parce que le gouvernement les leur avait promis. Ils sont venus et ont dit : donnez-nous ce que nous voulons ! Les occupations, c’est un problème politique, pour faire plaisir aux masses. Mais les propriétaires légaux ont le droit de contester ces occupations et d’aller devant les tribunaux, qui en principe les soutiendront » témoigne Emil, juge à Bichkek. Emil et les autres juges ont accusé le régime populiste de Kourmanbek Bakiev (2005-2010) d’avoir cédé aux migrants venus des campagnes, et les tribunaux se sont temporairement révélés démunis. Mais à la fin de sa présidence, Kourmanbek Bakiev a changé de position. Il a commencé à soutenir la primauté de la légalité, le droit de propriété et les intérêts des investisseurs. Après la révolution de 2010, les nouvelles autorités se sont révélées encore moins favorables aux squatteurs, et les tribunaux se sont activement employés à mettre en œuvre l’ordonnance de démolition des constructions illégales.

Un problème politique

Les juges savent bien que les autorités du Kirghizstan peuvent décider de soutenir à nouveau les migrants, et que le problème des occupations a toujours été politique, et pas seulement juridique. « C’est une question socio-politique. Les migrants sont arrivés et ont occupé des parcelles de terrain. La faiblesse de notre État, c’est qu’il a légitimé la confiscation des territoires et leur a délivré des titres fonciers… Les migrants ont compris que s’ils se comportaient de manière agressive, le pouvoir céderait » estime Goulzat, juge à Bichkek. Les autorités, d’après Goulzat, ont ignoré la dimension légale du problème des occupations et, par l’intermédiaire des juges, ont reconnu des droits aux migrants illégaux. Mais cela n’a fait qu’exacerber le problème. Aujourd’hui, de plus en plus de migrants arrivent à Bichkek et considèrent qu’eux aussi ont droit à des terres.

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Les juges critiquent aussi les autorités parce qu’elles ont clairement approuvé les occupations sans aucune compensation pour les propriétaires légaux des terres. Même l’avocat Bakyt, qui défend les droits des migrants, reconnaît que les autorités auraient dû respecter le droit de propriété. « D’après la loi, la propriété privée est inviolable. Seuls les juges peuvent prendre la décision de transférer des droits. L’État est tenu de verser des compensations », décrit-il. 

Mais, selon Balihar Sanghera, les demandes de compensation sont injustes : les propriétaires terriens autour de Bichkek n’ont pas exploité leurs terres. Ils les ont laissées à l’abandon, et ce n’est que lorsqu’elles ont obtenu le statut de terrain constructible qu’ils ont décidé de les valoriser. Tout au long de son article, le scientifique critique l’attitude neutre et légaliste des tribunaux, et appelle l’État à intervenir dans les rapports de propriété, par exemple en nationalisant des terres ou en imposant des taxes spéciales aux riches propriétaires terriens en périphérie des capitales.

Artiom Kosmarski
Journaliste pour Fergana News

Traduit du russe par Juliette Amiranoff

Edité par Paulinon Vanackère

Relu par Charlotte Bonin

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