Accueil      La Russie au Pamir : actrice ou observatrice dans les conflits actuels ?

La Russie au Pamir : actrice ou observatrice dans les conflits actuels ?

L'importance de Moscou faiblit dans le Pamir. La réticence ou l’incapacité actuelle de la Russie à maintenir les relations historiques établies avec les peuples du Pamir, ainsi que les évènements en Ukraine, conduisent à reconsidérer le rôle de la Russie à l’échelle régionale.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 juin 2022 par le média centrasiatique Cabar. Le gouvernement tadjik a mené en mai dernier une opération militaire dans l’oblast autonome du Haut-Badakhchan (GBAO), mieux connu sous le nom de Pamir ou toit du monde. Cette région montagneuse isolée représente près de la moitié de la superficie du pays mais compte environ 3 % de sa population. Selon les autorités tadjikes, l’opération est menée contre des groupes criminels organisés soutenus par des organisations terroristes internationales et vise à assurer « la sécurité des citoyens, l’ordre public et le rétablissement d’un trafic sans entrave sur l’autoroute internationale reliant Douchanbé à Koulma. »

Tadjikistan Pamir manifestation
Protestations dans la région du Pamir.

L’importance de Moscou faiblit dans le Pamir. La réticence ou l’incapacité actuelle de la Russie à maintenir les relations historiques établies avec les peuples du Pamir, ainsi que les évènements en Ukraine, conduisent à reconsidérer le rôle de la Russie à l’échelle régionale.Novastan reprend et traduit ici un article publié le 2 juin 2022 par le média centrasiatique Cabar. Le gouvernement tadjik a mené en mai dernier une opération militaire dans l’oblast autonome du Haut-Badakhchan (GBAO), mieux connu sous le nom de Pamir ou toit du monde. Cette région montagneuse isolée représente près de la moitié de la superficie du pays mais compte environ 3 % de sa population. Selon les autorités tadjikes, l’opération est menée contre des groupes criminels organisés soutenus par des organisations terroristes internationales et vise à assurer « la sécurité des citoyens, l’ordre public et le rétablissement d’un trafic sans entrave sur l’autoroute internationale reliant Douchanbé à Koulma. »

Le tronçon d’autoroute avait été fermé par les habitants du district de Rouchan pour empêcher l’armée d’avancer vers Khorog, la capitale régionale. Là-bas, les tensions sont fortes depuis novembre 2021. Le meurtre présumé d’un habitant de la région par les forces de sécurité et la dispersion de manifestations pacifiques ont mis le feu aux poudres. Lire aussi sur Novastan : Tadjikistan : Des dizaines de personnes tuées dans le Haut-Badakhchan Lors des manifestations, la population locale a exprimé son mécontentement face à l’inaction des autorités dans l’enquête sur les décès. La colère est aussi due à la présence militaire accrue, à l’isolement subi par la région en matière d’informations et au harcèlement des Pamiris.

Une violence excessive d’après la communauté internationale

Cette opération antiterroriste a été menée dans la violence et sans laisser place au compromis. De nombreuses arrestations et victimes sont à déplorer. La situation alarme la communauté internationale : certains pays s’en inquiètent comme les États-Unis, le Royaume-Uni et la Suisse. C’est aussi le cas de l’Union européenne. De plus, le secrétaire général et les experts des Nations unies se préoccupent des questions relatives aux minorités. Enfin, plusieurs organisations non gouvernementales internationales dont Human Rights Watch veulent agir. Ces derniers ont publié des déclarations appelant le gouvernement tadjik à s’abstenir de faire un usage excessif de la force. Le but est de limiter les pertes civiles et d’engager un dialogue constructif avec la minorité présente au Pamir. En raison de liens historiques particuliers, les Pamiris comptaient sur le soutien de la Russie. Celle-ci a une grande influence sur les autorités tadjikes et est en mesure de contribuer à la désescalade du conflit.

L’implication russe dans le conflit jugée décevante

Toutefois, au moment d’aborder les évènements survenus dans la région, le ministère russe des Affaires étrangères s’est contenté d’exprimer son inquiétude pour la sécurité des citoyens russes. Les autorités russes se désolent des pertes parmi les forces de l’ordre. Elles regrettent tout autant de devoir se ranger derrière les autorités tadjikes et pointent, en effet, des éléments criminels et leurs sympathisants extrémistes comme responsables de l’escalade des tensions. La Russie a longtemps été considérée comme la protectrice des minorités du Pamir. Cette région se distingue du reste de la population du Tadjikistan, premièrement, par les langues. Lire aussi sur Novastan : Les langues du Pamir sur le point de disparaître ? Elles appartiennent à la famille des langues iraniennes orientales. La langue nationale appartient, quant à elle, à celle des langues iraniennes occidentales. Deuxièmement, par la religion, car contrairement aux Tadjiks sunnites, la plupart des Pamiris sont des chiites nizârites.

Retour historique sur la relation entre le Pamir et la Russie

Les relations spéciales entre Russes et Pamiris se sont nouées au XIXème siècle. En effet, l’Empire russe a défendu les Pamiris contre le génocide des khans afghans et l’oppression des émirs de Boukhara. Ils considéraient les Pamiris comme originaux du point de vue religieux en raison de leur appartenance au courant chiite, plus exactement ismaélien. À l’époque, les militaires russes présents au Pamir, « gardant les frontières sud contre les ennemis extérieurs, ont commencé à protéger la population locale contre les ennemis intérieurs, les bandits, les fonctionnaires, remplaçant ainsi le gouvernement local inexistant », selon le chercheur Khourched Yousoufbekov. Durant l’ère soviétique, et jusqu’au retrait des troupes de la région en 2004, trois détachements de gardes-frontières russes étaient basés dans le Pamir à Khorog, Ichkachim et Mourghab. Ils fournissaient des vivres et des emplois aux habitants de cette région montagneuse isolée. Même pendant les années de guerre civile entre 1992 et 1997, lorsque les Pamiris s’étaient rangés du côté de l’opposition, l’armée russe est devenue le seul agent économique important, le seul garant de la sécurité et la seule institution de socialisation qui a empêché le Haut-Badakhchan de suivre la voie afghane.

La Russie distante

La politique des autorités russes actuelles à l’égard du Pamir se distingue et se distancie de celles de la Russie impériale ou du régime soviétique. Auparavant, malgré ses ambitions coloniales, elle se voulait toujours constructive et humanitaire. Avec leur culture et leur mode de vie isolés, les habitants des hautes montagnes du Pamir se sont toujours distingués par leur hospitalité, leur tranquillité et leur liberté de pensée. Le haut niveau d’éducation de la population et l’adhésion à l’ismaélisme, mouvement plutôt démocratique de l’islam, n’y sont pas étrangers.

De nouveaux facteurs qui entrent en ligne de compte côté russe

Ces caractéristiques ont permis en leur temps aux Pamiris de s’assurer, malgré la distance, la protection du Kremlin, et expliquent en partie la colère ambiante. Cependant, l’expérience montre que le recours à la violence pour lutter contre le mécontentement populaire ne fait qu’exacerber les contestations existantes. Dès lors, la seule méthode efficace pour résoudre les conflits entre le pouvoir central tadjik et le Haut-Badakhchan est le dialogue impliquant des médiateurs influents. La Russie pourrait se permettre de jouer un tel rôle. Toutefois, la situation internationale actuelle est un véritable obstacle. Plusieurs facteurs expliquent l’incapacité, ou plutôt le manque de volonté de la Russie à intervenir dans ce conflit.

Le facteur ukrainien 

Le contexte de la guerre actuelle en Ukraine isole politiquement et économiquement la Russie. Il est important pour le pays de maintenir de bonnes relations de confiance avec les dirigeants actuels du Tadjikistan. Il reste avant tout un pays ami, comme l’a montré la récente visite du président tadjikEmomali Rahmon à Moscou lors des réunions de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). Lire aussi sur Novastan : Guerre en Ukraine : l’Asie centrale affectée par ricochets En témoigne également la position neutre, ou plutôt silencieuse, des autorités officielles tadjikes lors de l’adoption en mars 2022 de deux résolutions de l’Assemblée générale des Nations unies. Celles-ci concernaient l’invasion russe en Ukraine et les conséquences humanitaires de cette agression. De plus, le Tadjikistan a refusé de soutenir l’expulsion de la Russie du Conseil des droits de l’homme des Nations unies en avril. Soutenir la minorité pamirie revient donc pour Moscou à retourner le régime politique actuel contre lui-même. Par conséquent, cela conduit à détériorer les relations avec son allié tadjik, ce qu’elle ne peut se permettre de faire.

Le facteur afghan : la menace des groupes terroristes

Malgré la souveraineté du Tadjikistan, la frontière tadjiko-afghane est toujours considérée comme stratégique par le Kremlin pour protéger ses intérêts. Différents sujets inquiètent sérieusement Moscou. Tout d’abord, le règne actuel des talibans en Afghanistan, considérés comme terroristes en Asie centrale. Ensuite, l’augmentation de la contrebande d’armes, de drogues et l’infiltration de membres de groupes radicaux tels que Daech en Asie centrale, puis en Russie, préoccupe Moscou. Toutefois, le pays n’est pas en mesure de se battre sur plusieurs fronts. Lire aussi sur Novastan : Le Tadjikistan sur le qui-vive après l’arrivée des talibans Le Tadjikistan accueille la 201ème base militaire russe, qui fait partie de l’unité militaire centrale des armées russes. Selon certains rapports, la Russie est contrainte de déplacer une partie de son contingent en Ukraine. Cela expose, par conséquent, son flanc sud.

Grande prudence face aux talibans

Le président tadjik Emomali Rahmon est le seul sévère critique des talibans parmi les dirigeants d’Asie centrale. Pourtant, le Kremlin évalue positivement la dynamique du règne des talibans. Il prend même des mesures pour établir des relations diplomatiques avec eux. Néanmoins, Moscou ne se fait pas d’illusion sur la fiabilité de leur régime et n’est pas pressé de les retirer de la liste des organisations terroristes interdites en Russie. Ainsi, d’une part, la Russie utilise une rhétorique douce à l’égard des talibans pour contenir l’avancée possible des groupes radicaux en Asie centrale. D’autre part, le récent déplacement d’un grand nombre de partisans armés des talibans vers les frontières tadjike et ouzbèke la force à rester prudente. Il est aussi question d’accorder une attention maximale au renforcement de la frontière tadjiko-afghane, en soutenant par tous les moyens les dirigeants tadjiks actuels.

Le facteur chinois : toujours plus d’investissements

L’expansion chinoise dans le Pamir est rapide et massive, notamment par la construction de routes et l’aliénation de certaines parties du district de Mourghab, au profit de la Chine, en 2011. De plus, le pays a temporairement exploité des gisements d’argent pour attirer les investissements et la construction d’installations militaires non officielles.Lire aussi sur Novastan : Tadjikistan : la Chine continue de s’implanter dans le Pamir Ainsi, Pékin renforce sa présence militaire et économique dans la région. La puissance mondiale crée des conditions favorables non pas pour les Pamiris, mais pour le régime tadjik. Contrairement à la Russie, la Chine voit le Tadjikistan en général, et plus particulièrement le Pamir, comme un puit de ressources assez facile à exploiter. Les indicateurs d’investissements directs étrangers en témoignent. Ainsi, alors qu’en 2010, les montants des investissements directs étrangers russes et chinois au Tadjikistan étaient presque équivalents, une nette différence s’est creusée en 2020, avec des investissements chinois dix fois supérieurs aux investissements russes.

Quelques intérêts communs

Les deux puissances se rejoignent sur certains points. D’abord, le Pamir constitue une zone tampon pour les intérêts chinois contre l’infiltration de groupes islamistes radicaux. Ainsi, compte tenu de la coïncidence de leurs intérêts sécuritaires avec ceux de Pékin en Asie centrale, du rapprochement entre la Russie et la Chine dans le cadre de la confrontation avec l’Occident et de la priorité actuelle de Moscou fixée sur l’Ukraine, la Russie laisse les autorités tadjikes accepter l’expansion chinoise. La conquête coloniale de l’Asie centrale au XIXème siècle s’est accompagnée d’un recours à la violence côté russe et d’une résistance farouche de la population locale. Cependant, selon certains spécialistes, et contrairement au reste de l’Asie centrale, ce n’est pas pour des raisons économiques que l’Empire russe a exploité et libéré le Pamir, riche en ressources minérales. Le développement industriel y était fortement entravé par les caractéristiques naturelles de cette région rude. Même l’importance géographique stratégique du Pamir dans le Grand Jeu entre la Russie et la Grande-Bretagne est passée au second plan.

L’attachement particulier aux Pamiris

L’intérêt du Kremlin pour le Pamir était plutôt dû aux caractéristiques uniques de la population. La culture et le mode de vie devaient être préservés de la destruction totale. Selon l’historien Alexander Morrison, pour les Russes, ils étaient « les derniers des peuples indigènes d’Asie centrale ayant été repoussés dans les montagnes par des vagues successives de migration turque, mais ayant en même temps préservé leur identité raciale et linguistique. »Lire aussi sur Novastan : L’historien Alexander Morrison présente son livre sur la conquête russe de l’Asie centrale En outre, le traitement réservé aux Pamiris était extrêmement cruel et destructeur. Il est vrai que l’oppression des khans afghans et des émirs de Boukhara a suscité grande sympathie et compassion. Les officiers russes ont répondu aux appels à la protection de ce peuple des montagnes.

Un médiateur incapable de jouer son rôle et l’équilibre centrasiatique remis en cause

Mais comme les évènements l’ont démontré, ce lien particulier entre la Russie et le Pamir semble désuet au XXIème siècle.

Toute l’Asie centrale dans votre boite mails Abonnez-vous à notre newsletter hebdomadaire gratuite

Découvrez la dernière édition

Sans la médiation d’un acteur influent, la confrontation entre le gouvernement central de Douchanbé et la population du Pamir continuera d’empirer. Compte tenu de l’expérience de la guerre civile des années 1990 au Tadjikistan et du voisinage de l’Afghanistan, en proie à des troubles, la stabilité de l’ensemble de l’Asie centrale s’en trouvera inévitablement affectée. Ainsi, les évènements en Ukraine obligent la communauté internationale à porter un regard neuf sur le rôle de la Russie en tant qu’agresseur à l’échelle mondiale. La réticence ou l’incapacité de Moscou à soutenir ses relations historiques avec les Pamiris pourrait conduire à repenser le rôle de la Russie à l’échelle régionale. Finalement, la renonciation du Kremlin à sa politique dans le Pamir n’est pas seulement révélatrice du déclin de son influence économique et militaire dans la région. Elle va également entraîner un déclin de sa crédibilité en tant qu’allié fiable.

La rédaction de Cabar

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Édité par Chloé Renard

Relu par Emma Jerome

Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout ! Si vous avez un peu de temps, nous aimerions avoir votre avis pour nous améliorer. Pour ce faire, vous pouvez répondre anonymement à ce questionnaire ou nous envoyer un email à redaction@novastan.org. Merci beaucoup !

Commentaire (1)

Votre commentaire pourra être soumis à modération.

David GAÜZERE, 2022-07-25

Bonjour,

Merci pour ce magnifique article.
Je vous adresse en complément mon papier écrit sur la question en juin dernier et vous en souhaite une excellente lecture.
https://cf2r.org/documentation/haut-badakhchan-la-revendication-autonomiste-au-coeur-de-la-nouvelle-donne-du-grand-jeu-geopolitique-regional/

Je reste à votre disposition pour tout besoin d’informations complémentaires.

Bien cordialement,

David GAÜZERE
06 38 92 55 45
david.gauzere@gmail.com

Reply