Charov Rachidov n’a pas été que le premier secrétaire du parti communiste ouzbek pendant une vingtaine d’années. Il a été aussi un diplomate soviétique brillant qui a connu de nombreux succès auprès des pays du tiers-monde.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 25 février 2020 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale Fergana News.
Charov Rachidov, premier secrétaire du parti communiste et dirigeant tout puissant de la République soviétique socialiste d’Ouzbékistan de 1959 à 1983, est une figure pour le moins controversée. Si dans toute l’URSS (et en partie aussi en Ouzbékistan), on parle de « Rachidovisme » pour qualifier ses longues années au pouvoir, en entendant par là corruption, fraude, népotisme et clanisme, Charov Rachidov était également considéré sur la scène internationale comme le représentant de la population autochtone (et non des colonisateurs), comme un intellectuel et comme un leader d’une République soviétique musulmane moderne.
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C’est cette image de marque qui lui a permis d’accomplir le nombre record de 33 missions diplomatiques à l’étranger. Les péripéties de la carrière diplomatique de Charov Rachidov, ses heures de gloire au Caire et à Cuba, l’échec de son projet d’ « islam socialiste » après le début de la guerre en Afghanistan sont l’objet de la nouvelle étude de l’historien italien Ricardo Mario Cucciolla « Sharaf Rashidov and the international dimension of Soviet Uzbekistan » publiée dans la revue scientifique Central Asian Survey le 23 janvier dernier.
Les débuts diplomatiques de Charov Rachidov
Le pouvoir soviétique s’efforçait de mener une politique extérieure complexe qui se développait selon plusieurs axes. La fin de la Seconde Guerre mondiale, la guerre froide avec l’Occident, la décolonisation, l’émergence sur la scène internationale de nouveaux partenaires puissants tels que l’Inde la Chine et certains pays du tiers-monde ont forcé l’URSS à développer une « paradiplomatie ». Celle-ci s’appuyait sur les leaders des Républiques de l’Union soviétique et sur leurs ministres des Affaires étrangères, sur les organisations de femmes, de jeunes, sur les organisations religieuses, sur les militants politiques et associatifs, sans parler des sportifs et des cosmonautes. Dans ce contexte, un rôle important était dévolu à Tachkent, capitale de l’Orient soviétique, vitrine du modèle de développement soviétique. Décolonisation, internationalisme, progrès socialiste, amitié des peuples : c’est avec de tels mots d’ordre que Nikita Khrouchtchev (1958-1964) se défendait contre les critiques venant de pays d’Asie et d’Afrique qui reprochaient à l’URSS de représenter un autre forme d’impérialisme de l’homme blanc.
Ce tournant vers l’Orient et le tiers-monde fut d’abord activement accompagné par le premier secrétaire du parti communiste d’Ouzbékistan Nouritdin Moukhitdinov (1955-1957) qui organisa en 1955 une rencontre à Tachkent avec le Premier ministre indien Jawaharlal Nehru, puis fut ensuite plusieurs années ambassadeur à Damas où il renforça les liens entre l’URSS et le régime de Hafez el-Assad. Selon Ricardo Mario Cucciola, il joua un rôle clé dans la nomination de Charov Rachidov, écrivain et journaliste, à des postes de responsabilité.
La carrière de Charov Rachidov décolla véritablement en 1957 lorsqu’il accompagna le militaire et homme politique soviétique Kliment Vorochilov dans son voyage en Indonésie, Birmanie, Chine et au Vietnam. Placé au premier plan, Charov Rachidov apparaissait comme un représentant des dirigeants de l’État soviétique. Lors de la rencontre avec Ho Chi Minh, ce dernier se félicita d’avoir pour interlocuteur ce dirigeant d’une République multinationale. N’étant pas russe, Charov Rachidov suscitait une sympathie particulière chez les combattants anticolonialistes de Birmanie, de Chine, du Vietnam.
Moscou se réjouit de ce succès et plaça Charov Rachidov à la tête de la délégation soviétique pour la conférence de la solidarité des peuples d’Asie et d’Afrique au Caire (1957). Là, Charov Rachidov s’en prit violemment à l’impérialisme de l’Occident, accusant les États-Unis de piller l’Orient sous prétexte de l’aider, alors que l’URSS, selon lui, aidait de façon désintéressée les pays à développer leur industrie et leur économie sans intervenir dans leurs affaires intérieures. Dans leurs rapports, les agents de la CIA présentèrent avec inquiétude Charov Rachidov comme un homme belliqueux convaincu que la doctrine de la coexistence pacifique entre l’URSS et l’OTAN ne concernait pas le tiers-monde, qui devait lutter pour son indépendance.
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C’est à ce moment-là que Charov Rachidov reçut des instructions particulières pour engager des pourparlers avec le gouvernement égyptien. Kliment Vorochilov en personne lui demanda d’inviter Gamal Abdel Nasser en Ouzbékistan. Le coton, l’irrigation de terres désertes, l’industrie, toutes ces spécificités de la République soviétique ouzbèke ne pouvaient manquer d’intéresser le leader égyptien. L’URSS joua également la carte musulmane : dans la délégation, il y avait aussi le président du Conseil spirituel d’Asie centrale et du Kazakhstan Chamchiddinhan Babakhanov, qui rendit visite au recteur de l’université Al-Azhar et lui proposa de renforcer les liens entre les clergés d’Égypte et d’URSS. Cette diplomatie « ouzbèke » porta ses fruits : l’année suivante, Gamal Abdel Nasser se rendit effectivement en visite en Ouzbékistan.
Charov Rachidov pendant la guerre froide
Devenu en 1959 premier secrétaire du Comité central du parti communiste ouzbek, Charov Rachidov se vit confier des missions de plus en plus importantes. En mai 1962, il dirigea la délégation soviétique à La Havane dont le but officiel était la coopération dans les domaines de l’agriculture et de l’irrigation. Qui mieux qu’un dirigeant de la République cotonnière pouvait tenir ce rôle ? Mais en réalité, ce voyage n’était qu’un prétexte pour la visite du maréchal soviétique Sergueï Biriouzov, commandant en chef de l’Armée de l’air de Défense nationale, qui devait convaincre Fidel Castro d’accueillir à Cuba des missiles balistiques et des bombardiers stratégiques. Charov Rachidov ne perdait pas pour autant de vue son propre intérêt : il se lia d’amitié avec le leader cubain qu’il reçut en Ouzbékistan l’année suivante, en 1963. Fidel Castro séjourna à Samarcande et conduisit des tracteurs dans les kolkhozes de la Steppe de la Faim.
L’éviction de Nikita Khrouchtchev n’eut pas pour Charov Rachidov de conséquences négatives. Au contraire, il devint l’un des fidèles alliés de Leonid Brejnev (1964-1982). Ses voyages diplomatiques continuèrent. En 1965, il appela à la solidarité “anti impérialiste” à Djakarta, quelques mois avant les exécutions en masse des communistes par le régime de Suharto.
Il se rendit également quatre fois en Algérie car l’URSS soutenait activement la lutte de ce pays pour son indépendance. Charov Rachidov n’arrivait pas les mains vides : l’URSS proposait à son partenaire des crédits de 90 et 115 millions de roubles, une assistance pour la construction d’un combinat métallurgique et pour la culture du coton, mais le programme cotonnier algérien ne décolla pas vraiment. Entre 1972 et 1981, dans un contexte de relations dégradées entre l’URSS et l’Egypte, l’Algérie fut l’objet d’une attention particulière.
Charov Rachidov eut plusieurs fois l’occasion de défendre la ligne du parti dans son travail diplomatique : c’est lui qui, en 1971, représentait le Parti communiste de l’Union soviétique (PCUS) au congrès du parti socialiste chilien, et qui ensuite reçut à Tachkent la communiste américaine Angela Davis.
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Vers la fin des années 1970, il s’occupa davantage des problèmes intérieurs de la République d’Ouzbékistan. mais dès le début des années 1980, il fit son retour sur la scène internationale, en Afrique cette fois. En 1980, le leader ouzbek fit une visite au Zimbabwe pour s’assurer du soutien du gouvernement de Robert Mugabe, qui, après sa victoire sur la Rhodésie, s’appuyait sur la majorité noire. Robert Mugabe vint accueillir Charov Rachidov à l’aéroport, mais différa le début des pourparlers officiels, suscitant ainsi le mécontentement de l’URSS. Dans ces mêmes années, Charov Rachidov noua des contacts personnels avec les révolutionnaires du Mozambique (FRELIMO) et d’Angola (MPLA). Le dernier objectif international du leader ouzbek a été l’Éthiopie : en 1983, à la tête d’une délégation du PCUS, il inaugura à Addis-Abeba la première statue de Lénine sur le sol africain, qui resta en place jusqu’en 1991.
Tachkent, ville de concorde
Tachkent, la « capitale » de Charov Rachidov, représentait en Union soviétique la vitrine des réalisations du pouvoir soviétique et attestait des bienfaits de l’approche soviétique sur les sociétés islamiques traditionnelles. La reconstruction de la ville après le tremblement de terre de 1966 en témoignait également. Instituts scientifiques, complexes sportifs, larges avenues, tout concourait à construire une société développée moderne, sous la direction du parti communiste, bien entendu. La diplomatie ne demeurait pas en reste : c’est à Tachkent que les leaders de l’Inde et du Pakistan signèrent en 1966 leur déclaration de paix, ce qui ne les empêcha pas de commencer en 1971 une nouvelle guerre, mais Charov Rachidov put ainsi se voir en faiseur de paix.
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On fit de Tachkent un centre culturel cosmopolite. Des milliers d’écrivains, de poètes, de journalistes, de cinéastes et de sportifs venus d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine s’y retrouvaient pour des manifestations diverses, et dix festivals de cinéma s’y déroulèrent entre 1968 et 1988.
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Vitrine du socialisme, Tachkent devait aussi montrer au monde entier que l’URSS était tolérante à l’égard de la religion et que la société soviétique était parfaitement compatible avec l’islam. Charov Rachidov voulait que mosquées, écoles coraniques et mausolées soient utilisés le plus possible, et pas seulement restaurés pour les touristes, mais rendus aux croyants selon leur destination première. Le gouvernement du pays entendit ces appels et s’efforça de lutter contre la propagande occidentale qui s’indignait des persécutions religieuses en URSS.
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On recréa à Tachkent un cursus d’études théologiques, l’institut islamique Al-Boukhâri fut inauguré et des centaines de milliers de roubles furent investies dans la restauration des monuments et l’enseignement des anciennes cultures de l’Ouzbékistan. En 1970, pour la première fois dans l’histoire de l’URSS, une conférence islamique internationale se déroula à Tachkent. Tous ces événements, bien entendu, avaient lieu sous le contrôle du parti et du KGB, et un élément obligé dans toutes les discussions était l’éloge du mode de vie soviétique et la condamnation de l’impérialisme.
Le piège afghan
Charov Rachidov et sa République eurent bientôt la possibilité de démontrer à leur plus proche voisin musulman, l’Afghanistan, les charmes du projet « islamo-socialiste ».
Après la révolution iranienne et l’entrée des troupes soviétiques en Afghanistan, l’Ouzbékistan devint le centre des communications et du commandement de l’armée soviétique, Tachkent étant le centre de la région militaire du Turkestan. De plus, le parti communiste ouzbek et Charov Rachidov en personne furent, selon Ricardo Mario Cucciolla, des partisans très actifs de la révolution d’avril 1978 qui plaça au pouvoir en Afghanistan le parti démocratique populaire d’Afghanistan (PDPA, communiste), et jouèrent un rôle-clé d’intermédiaires dans les négociations avec le PDPA pour diffuser le « modèle ouzbek » au sud de l’Amou-Daria. Tachkent fut activement impliquée dans la soviétisation de l’Afghanistan : un consulat y fut ouvert, 5 000 jeunes Afghans furent envoyés en 1982 pour étudier dans la capitale de l’Ouzbékistan, des journaux afghans et d’autres matériels de propagande y étaient imprimés.
Mais la guerre en Afghanistan ternit gravement l’image de la République soviétique ouzbèke en tant que pays de coexistence harmonieuse entre l’islam et le socialisme. La conférence de 1980 à Tachkent pour le 1500ème anniversaire de l’Hégire fut boycottée : sur 500 personnalités musulmanes invitées, seules 76 s’y rendirent. La réputation du clergé musulman soviétique était ruinée à l’étranger. En 1983, Charov Rachidov décède et est remplacé par Inomjon Ousmonkhoujaïev.
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Avec la Perestroïka lancée en 1985 et les difficultés d’une société en crise, le côté brillant et prestigieux de l’image de Charov Rachidov, « ambassadeur » de l’URSS dans le tiers-monde et dans l’Orient musulman, perdit toute son actualité. Les élites de Moscou, la presse, la population étaient beaucoup plus intéressées par « l’affaire du coton », des détournements massifs d’argent sur la vente du coton pratiqués par certains hommes politiques ouzbeks, dont Charov Rachidov. La surpopulation, les problèmes de la mer d’Aral et autres difficultés que connaissait l’Asie centrale étaient aussi sur le devant de la scène. Mais dans l’Ouzbékistan indépendant, la politique de Charov Rachidov laissa des marques, même de façon indirecte : dans l’urbanisme de Tachkent, dans de pompeux forums internationaux et dans l’idée d’un islam d’État responsable et idéologiquement loyal au pouvoir.
Artiom Kosmarski
Journaliste pour Fergana News
Traduit du russe par Jacques Duvernet
Édité par Louise Duplenne
Relu par Aline Cordier Simonneau
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