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Les Kirghiz et le Céleste Empire : au cœur des rassemblements anti-Chinois

La vague de sentiments anti-chinois au Kirghizstan se renforce. Le gouvernement kirghiz a récemment annulé un projet d'investissement chinois suite aux protestations de centaines de manifestants. Rumeurs, poids économique, immensité... passage en revue des raisons derrière le sentiment anti-chinois au Kirghizstan.

Manifestations anti-chinois à Bichkek au Kirghizstan
Des manifestants lors d'une manifestation anti-chinois à Bichkek.

La vague de sentiments anti-chinois au Kirghizstan se renforce. Le gouvernement kirghiz a récemment annulé un projet d’investissement chinois suite aux protestations de centaines de manifestants. Rumeurs, poids économique, immensité… passage en revue des raisons derrière le sentiment anti-chinois au Kirghizstan.

Novastan reprend et traduit ici une tribune publiée le 6 février 2019 par le média russe Fergana News.

Le 17 février dernier, plusieurs centaines de Kirghiz se sont rassemblés pour manifester contre un projet d’investissement chinois dans la région de Naryn, dans le centre du Kirghizstan, selon le média américain Radio Free Europe. Ces manifestations ont contraint le gouvernement kirghiz à annuler le projet, estimé à 275 millions de dollars (253 millions d’euros).

Dans cette tribune publiée par Fergana News en février 2019, l’analyste politique russe Arcadi Doubnov décrypte les enjeux plus généraux liés aux manifestations anti-chinois qui secouent le pays depuis décembre 2018. Manipulations américaines, peur du géant chinois, opacité du premier créancier de l’État kirghiz, haine aux racines historiques profondes… Si les causes sont multiples, Arcadi Doubnov soutient que c’est bien le manque de transparence d’un voisin pourtant très présent qui explique d’abord la défiance des Kirghiz.

Le Kirghizstan, terrain de la rivalité sino-américaine ?

Lors de sa visite à Bichkek en février 2019, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a évoqué les manifestations sinophobes au Kirghizstan. À la question qui lui avait été posée sur l’impact de ces rassemblements sur la coopération entre le Kirghizstan et la Chine, Sergueï Lavrov a répondu que « ce n’était pas la première fois qu’un État tiers tentait de se rapprocher de l’Asie centrale pour saper les relations unissant les républiques centrasiatiques à d’autres États ». L’allusion à peine voilée cible bien entendu les États-Unis. Les relations actuelles entre Moscou et Washington ne laissent guère place au doute.

« Ils s’en prennent tantôt à la Chine, tantôt à la Russie », a-t-il poursuivi. « Nous sommes néanmoins convaincus que nos partenaires centrasiatiques, qui développent avec plusieurs États le format 5+1, sont capables de distinguer l’intérêt sincère porté au développement de projets mutuellement bénéfiques de l’opportunisme destiné à saper les relations entre eux et leurs alliés traditionnels, notamment la Chine et la Russie. »

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Le format 5+1 consiste en l’organisation de rencontres régulières des principaux diplomates des puissances mondiales avec les cinq ministres des Affaires étrangères centrasiatiques. Ils recourent à ce format pour « synchroniser leurs montres » et concevoir des projets communs, que ce soit avec Washington, Bruxelles, Tokyo… En janvier 2019, une première réunion dans ce format s’est tenue à Samarcande avec le ministre indien des Affaires étrangères.

Pour échanger avec leurs voisins d’Asie centrale, la Russie et la Chine préfèrent pour leur part des formats beaucoup plus structurés, au sein de la Communauté des États indépendants (CEI), de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC), de l’Union économique eurasiatique (UEE) et de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Pékin privilégie en outre les relations bilatérales avec ses partenaires.

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Chingiz Aïdarbekov, nommé ministre des Affaires étrangères du Kirghizstan en octobre 2018, a défini pour sa part les relations entre Bichkek et Pékin comme un « partenariat stratégique global ». Il a rappelé que la Chine était un « ami sincère » et un « partenaire fiable qui nous a toujours aidés », avant d’ajouter que « l’on sait déjà qui est derrière (les rassemblements anti-Chinois, ndlr), des mesures vont suivre ».

Le ministre, qualifiant ces manifestations de « cas isolés ne reflétant en rien la politique étrangère du Kirghizstan », a réitéré la position de son président, Sooronbaï Jeenbekov, exprimée en janvier 2019. À l’époque, le président avait remercié la Chine pour son soutien, affirmant qu’il « contrôlait les actions de ceux qui veulent nuire aux relations internationales et à la stabilité du pays » et promettant des « poursuites dans le strict cadre législatif ».

Des diplomates kirghiz nouvelle génération

Avant d’évoquer les griefs des manifestants, relevons le style habile et pragmatique des dirigeants kirghiz dans ces situations délicates. Cette approche se distingue positivement du passé, quand les discours publics envers certains voisins frôlaient l’indécence par leur familiarité excessive.

Chacun a encore en mémoire les sorties scandaleuses de l’ancien président kirghiz, Almazbek Atambaïev, qui avait dynamité les relations avec le Kazakhstan il y a quelques années. Seule l’arrivée au pouvoir de Sooronbaï Jeenbekov et de son équipe a permis de resserrer progressivement, non sans mal, les liens entre les deux États.

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Au cours de la conférence de presse, le ministre Aïdarbekov a également rappelé la tentative d’attentat perpétré en 2016 par un séparatiste ouïghour sur le territoire de l’ambassade de Chine à Bichkek. « Heureusement, aucun diplomate n’a été blessé, mais les auteurs n’ont pas échappé à des peines sévères car il est important de ne pas tomber dans la provocation privée », a-t-il prudemment observé.

Le président Almazbek Atambaïev avait alors refusé de prendre en charge les réparations, suggérant que, puisque l’attentat s’était produit sur le territoire chinois, c’était à Pékin de les payer. Cette décision avait porté un sérieux coup aux relations avec la Chine. Mais aujourd’hui, il semble que les temps ont changé et que les leçons du passé ont été apprises.

Citoyenneté, mariages et dette publique

Bichkek s’est empressé de battre en brèche les critiques concernant l’octroi en masse de la citoyenneté kirghize à des ressortissants chinois. D’après les statistiques officielles, en 2018, 35 200 citoyens chinois sont entrés dans le pays et 34 200 l’ont quitté. Au cours des neuf dernières années, seuls 268 Chinois, dont seulement six « Chinois d’origine », ont obtenu la nationalité kirghize.

Les chiffres fournis à ce sujet par le président du Comité pour les Affaires internationales et la Sécurité du Jogorku Kenesh, le parlement kirghiz, Ishak Pirmatov, diffèrent quelque peu des données du gouvernement : selon lui, au cours des huit dernières années, seuls 60 ressortissants chinois ont obtenu la nationalité kirghize, principalement par mariage. Dans les deux cas, les chiffres sont trop insignifiants pour parler d’une menace sérieuse pour l’identité kirghize.

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Les rumeurs faisant état de milliers de femmes kirghizes mariées à des Chinois sont donc manifestement exagérées. Aucune preuve ne le soutient et d’autre part, les lois interdisant les mariages avec des étrangers appartiennent à un autre temps, celui de feu Turkmenbashi le Grand, Saparmourat Niazov, et sa « kalym » : un citoyen étranger souhaitant épouser un(e) Turkmène devait s’acquitter de 50 000 dollars à l’État. Heureusement, ces pratiques ont disparu avec le dictateur (1990-2006).

Dans cette atmosphère délétère, le seul élément concret concerne la dette publique envers la Chine. Les données fluctuent entre 1,1 milliard et 4,4 milliards de dollars (1,01 milliard d’euros et 4,04 milliards d’euros). À en croire les derniers chiffres, cela représente plus de la moitié du PIB du Kirghizstan. La crainte augmente donc dans l’opinion publique kirghize de voir Pékin exiger comme remboursement une partie du territoire ou des ressources, comme cela a été le cas au Tadjikistan.

Les causes historiques de la sinophobie au Kirghizstan

Les initiateurs de cette hystérie sinophobe jouent subtilement avec le traumatisme national vécu par le Kirghizstan dans les années 1990, lorsqu’en vertu de deux accords de délimitation des frontières signés avec la Chine, le pays a perdu quelques 125 000 hectares litigieux. Le ministre kirghiz des Affaires étrangères de l’époque, Mouratbek Imanaliev, avait été désigné responsable de ce désastre et s’était vu démis de ses fonctions par le président Askar Akaïev.

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Mouratbek Imanaliev, par ailleurs l’un des sinologues les plus réputés de l’espace eurasien, avait déclaré quelques années après sa destitution : « Trois facteurs contribuent à la vision négative de la Chine adoptée par une partie des Kirghiz. Le premier est une perception patriotique erronée de la Chine en tant qu’ennemi historique, qui s’appuie sur l’ethnogenèse du peuple kirghiz mais ne reflète pas toujours adéquatement la réalité historique. Ensuite, la propagande anti-chinoise martelée dans les années 1960 et 1970 et dont il reste encore des réminiscences. Le troisième facteur, lié aux deux précédents, est la taille de la population et du territoire chinois, dont l’énormité effraie ».

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Plus de 15 années se sont écoulées depuis. Une nouvelle génération de Kirghiz, nés après l’effondrement de l’Union soviétique, a grandi sans connaître la propagande sinophobe de Moscou. Ils ont assisté au développement de leur pays, devenu indépendant mais toujours coincé entre deux puissances mondiales, la Russie et la Chine. Cette génération, traditionnellement orientée vers Moscou, constate que les principaux investissements et infrastructures, comme la route stratégique « Nord-Sud » ou la ligne à haute tension Datka-Kemin, sont assurés par la Chine et non par la Russie. Dans les années 1990 et 2000, après la chute de l’URSS, c’est le commerce avec Pékin qui a permis le redressement de l’économie kirghize.

L’opacité engendre la méfiance

Avec l’argent chinois viennent d’autres problèmes, car Pékin n’est pas réputé pour sa transparence en affaires. Sans compter l’opacité dont Bichkek fait également preuve, comme l’avait révélé l’enquête sur l’accident survenu à la centrale thermique de Bichkek, début 2018, après sa modernisation menée par une entreprise chinoise. Pour Arcadi Gladilov, analyste kirghiz, « nos responsables ont tenté de pointer la responsabilité de cet accident vers l’entreprise en question et ainsi cacher leur propre incompétence, leur lâcheté et leur corruption ».

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Force est de reconnaître que cette opacité de Pékin, tant au niveau commercial que politique, joue un rôle dans l’émergence de la sinophobie au sein de la population kirghize. L’Empire du Milieu, aujourd’hui leader économique mondial, fait face à bien d’autres défis, à commencer par sa rivalité avec les États-Unis. On peut penser que personne à Pékin ne juge nécessaire de prêter attention à ces explosions de sinophobie. Selon Arcadi Doubnov, cette négligence serait une erreur : développer la coopération sino-kirghize dans les domaines culturel, universitaire et humanitaire permettrait à Pékin de redorer son image.

Traduit du russe par Pierre-François Hubert

Édité par Guillaume Gérard

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