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Le Kirghizstan et son nouveau président : contexte et prévisions

À la fin du mois de janvier 2021, l’inauguration officielle du président récemment élu du Kirghizstan Sadyr Japarov a eu lieu, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans l’histoire du pays. Quel est le programme du nouveau président ? Quelle est la base sociale de Sadyr Japarov et combien de temps pourra-t-il s’appuyer dessus ? Des chercheurs tentent de répondre à ces questions.

Kirghizstan Président Sadyr Japarov
Des chercheurs ont étudié les conséquences de l'élection de Sadyr Japarov comme président du Kirghizstan sur le pays.

À la fin du mois de janvier 2021, l’inauguration officielle du président récemment élu du Kirghizstan Sadyr Japarov a eu lieu, ouvrant ainsi un nouveau chapitre dans l’histoire du pays. Quel est le programme du nouveau président ? Quelle est la base sociale de Sadyr Japarov et combien de temps pourra-t-il s’appuyer dessus ? Des chercheurs tentent de répondre à ces questions.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 28 janvier 2021 par le Réseau analytique d’Asie centrale (CAAN).

Trois chercheurs énoncent leur analyse et leur prévision pour l’avenir du Kirghizstan suite à l’élection de Sadyr Japarov comme nouveau président du Kirghizstan.

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Les experts en question sont le professeur associé de l’université américaine d’Asie centrale Medet Tyoulegenov, le docteur en sciences politiques Asel Doulotkeldieva, et la chercheuse indépendante de la maîtrise de politologie du programme « Politique, Economie, Philosophie » de l’École des hautes études en sciences économique de Moscou, Alexandra Filatova.

Utilisation du populisme et soutien social

La chercheuse Alexandra Filatova explique l’histoire du populisme. « Dans l’histoire du Kirghizstan, il n’y a pas eu de vote de protestation pour que le candidat contre le pouvoir ou le parti de l’opposition, gagne. Les Kirghiz votent pour les « champions » : ceux qui sont déjà au pouvoir, ou qui ont été officiellement ou officieusement nommés par les autorités. Par conséquent, Sadyr Japarov, en tant que détenteur de facto du pouvoir, est aujourd’hui le président du Kirghizstan », explique-t-elle.

Alexandra Filatova, chercheuse indépendante (illustration).

« Les résultats de l’élection étaient loin d’être une surprise. Est-ce le reflet d’un soutien universel? Il est certain que ces dernières années, des partisans de Sadyr Japarov se sont rendus à des meetings en réclamant sa libération de prison. Un grand groupe de sympathisants s’est également présenté pendant les manifestations d’octobre, quand il a pu combler le vide apparent au sein du pouvoir. Sadyr Japarov est le politicien d’internet le plus populaire au Kirghizstan: en effet, il détient le plus grand nombre d’abonnés sur ses réseaux sociaux », continue la chercheuse.

« Sadyr Japarov a gagné dans les bureaux de vote situés à l’étranger, avec le programme du parti Mekenchil, dont il est membre, l’un des rares dans lesquels les migrants se voient accorder de la subjectivité, et sont même traités comme un groupe important dans les textes. Aux élections parlementaires, le programme Mekenchil stipulait notamment que le parti examinerait l’adoption de la double nationalité pour les migrants, et leur laisserait leurs droits », affirme-t-elle.

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« Sadyr Japarov est arrivé au pouvoir dans une vague de populisme, et désormais, en tant que détenteur du pouvoir, il stabilise cette vague. Va-t-elle à son tour le détruire ? C’est l’un des risques et des scénarios possibles », conclut alors Alexandra Filatova.

La fin d’un vide politique

Medet Tyoulegenov, de son côté, observe un aspect positif à l’élection du nouveau président. « L’élection de Sadyr Jarapov marque la fin d’une courte période de crise politique qui dure depuis octobre 2020, et comble le vide au sein du pouvoir, notamment dû à la démission de Sooronbaï Jeenbekov. On peut dire que la présence d’un président élu et d’un pouvoir présidentiel légitime représente une petite lueur d’espoir par ces temps sombres », assure Medet Tyoulegenov

« L’élection de Sadyr Japarov ne garantit pas d’avancée soudaine dans le développement du pays, puisqu’à en juger par son programme, il n’est pas entièrement clair vers où il compte s’orienter, hormis ses tentatives de concrétiser ses déclarations populistes formulées aussi bien avant que pendant les élections, notamment autour de la réforme constitutionnelle », déclare le professeur.

« Par conséquent, son recours au populisme, ainsi que ses efforts visant à maintenir l’apparent amour populaire envers lui, révèlent la faiblesse de son programme pour le développement du pays. Le jeu du populisme continuera, et il est visible pendant la promotion de la réforme constitutionnelle », indique-t-il.

Medet Tyoulegenov, professeur associé de l’Université américaine d’Asie centrale (illustration).

« Il est assez difficile de définir précisément sa base sociale, puisque s’appuyer uniquement sur les résultats de l’élection n’est pas pleinement représentatif : la participation était faible, et la manière dont les gens sont venus voter n’est également pas entièrement claire », souligne-t-il.

« Bien sûr, une certaine proportion de votants attend quelque chose de sa part : pour eux, Sadyr Japarov est une sorte de messie qui résoudra d’un coup tous les problèmes accumulés. Cette base sociale est devenue plus apparente grâce aux réseaux sociaux, où ils ont activement travaillé et promu ses campagnes de relations publiques », remarque Medet Tyoulegenov.

Les limites du soutien à Sadyr Japarov

« Cependant, il est assez difficile de juger à quel point ce soutien est conséquent, profond et durable, puisqu’il n’est pas exclu qu’au bout de quelques mois, on puisse assister à un certain recul dans son soutien. D’autant plus que la popularité de cet homme politique repose en particulier sur le fait qu’une partie active de la population a pris une pause, en ayant opté pour une stratégie de temporisation », nuance le professeur.

« En effet, ceux qui sont critiques envers Sadyr Jarapov sont temporairement partis dans l’ombre, à l’exception d’un petit groupe. Ceux qui sont neutres à son égard temporisent eux aussi. Seul un petit groupe a réellement voté pour lui et continue d’exprimer son soutien sur les réseaux sociaux, exhibant ainsi un amour populaire dont la stabilité peut être remise en question », explique-t-il.

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« Quoique, si l’on prend l’exemple de Donald Trump, un tel amour dure parfois des années. La seconde élection a prouvé que le précédent président américain a une base sociale suffisamment large et un soutien qui n’a pas significativement diminué, malgré le fait qu’il n’ait pas fait grand-chose de tangible pour le bien-être des américains. Il est possible que cela soit dû au fait que l’amour de certains groupes de votants souvent ne repose pas sur les résultats pratiques qu’ils attendent, mais sur une certaine union symbolique avec leur leader préféré », nuance-t-il.

« À cet égard, il semblerait ainsi qu’une partie des kirghizes s’identifie à Sadyr Japarov. Je n’exclus donc pas qu’il s’efforce d’organiser des actions symboliques afin de maintenir sa popularité auprès de ce groupe », conclue Medet Tyoulegenov.

Une évolution vers le centrisme

Alexandra Filatova souligne l’évolution de l’image de Sadyr Japarov. « Son image est celle d’une victime de lois abusives, d’un combattant contre l’injustice. Il était précisément l’icône des manifestations liées à l’injustice. On pouvait y entendre des slogans, comme « Sadyr est le héros de Manas », déclare-t-elle.

« C’est un jeune homme simple, ainsi qu’une victime d’injustice, qui échange avec la population dans une même langue, et qui s’adresse au peuple, pas aux citoyens. Beaucoup ont tendu l’oreille à sa rhétorique selon laquelle la nation et la tradition sont au-dessus de tout. Et c’est grâce à ce type de courant qu’il a pris le pouvoir en octobre 2020. Son image, ses discours, ont commencé à changer.  Des cheveux gris, des petites rides, se sont mis à apparaître sur ses affiches électorales, et lui-même a commencé à paraître plus vieux, passant du jeune homme à l’aksakal respecté », explique la chercheuse.

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« Mais ses discours sont devenus plus politiquement réfléchis. Ils laissent transparaître que le Kirghizstan est le foyer de nombreuses nationalités, une rhétorique mesurée envers ses voisins. Sur ce plan, Sadyr Japarov n’est pas différent de ses prédécesseurs. Il est tout aussi centriste en pratique. Il est arrivé au pouvoir grâce à sa rhétorique populiste concernant les questions sensibles. Et maintenant qu’il le détient, il est devenu tout aussi centriste que les précédents présidents kirghiz », affirme-t-elle.

Alexandra Filatova rappelle qu’en fin d’année 2020, les pages des réseaux sociaux de Sadyr Japarov avaient publié des communiqués concernant la nationalisation d’entreprises appartenant à des investisseurs chinois. Ces mesures témoignent de la direction centriste que prend la politique du nouveau président.

L’équipe et le programme de Sadyr Japarov comme ses points faibles

Medet Tioulegenov met en évidence les points faibles du nouveau président, ainsi que de la gestion plus générale de l’État. « Les points faibles de la gouvernance étaient visibles pendant les temps calmes: c’est bien sûr le manque d’efficacité de l’administration publique. Mais dans les moments de crise que nous vivons, les politiques de redistribution, de punition, de vengeance, ainsi que les tentatives de reconstruire le système en nommant ses propres hommes aux postes clés, en chassant ou en arrêtant les membres de l’ancien système, aggravent la situation », affirme-t-il.

« Nous voyons maintenant des interpellations et des détentions qui sont partiellement la cause d’une certaine paralysie de l’administration publique, puisque que la peur d’être licencié ou arrêté noie toute initiative. Cela concerne davantage les fonctions officielles supérieures ou les postes au niveau de la bureaucratie moyenne », déclare le chercheur.

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« Jusqu’à présent, l’équipe de Sadyr Japarov n’était pas visible, à l’exception de ses hommes de main proches, tels que le chef du comité d’Etat pour la Sécurité Nationale Kamtchybek Tachiev, ou par le passé, le président par intérim Talant Mamytov. Il est pour l’instant difficile d’évaluer spécifiquement à qui Sadyr Japarov est redevable, parce qu’il est impossible que cette progression aussi spectaculaire dans sa carrière politique soit due à lui seul », explique le professeur.

« Jusqu’aujourd’hui, nous avons vu une élite politique assez hétéroclite, qui se présente comme un conglomérat de différentes forces et de circonstances : quelqu’un a forcément été coopté, quelqu’un est resté de l’ancien système, et quelqu’un s’est introduit grâce à sa présence dans les groupes de soutien de Sadyr Japarov », énonce-t-il.

« La question de l’autonomie de Sadyr Jarapov est intéressante, étant donné que les engagements qu’il a pris vis-à-vis de différentes personnes le limiteront. Sa politique de populisme le mènera au besoin de créer une équipe, dont la forme sera visible après l’inauguration », déclare Medet Tioulegenov.

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« Puisque l’équipe de Sadyr Japarov est hétéroclite et qu’il est peu probable qu’il puisse monter une équipe créative, il semble assez invraisemblable qu’il relance significativement le développement du pays. Un autre point faible de Sadyr Japarov est son manque de légitimité durable à l’intérieur, aussi bien qu’à l’extérieur du pays, étant donné que les processus qui l’ont amené au pouvoir sont loin de ce que nous appelons la légitimité juridique, sans même parler de légitimité morale. Cela va impacter son activité, y compris sa politique étrangère », assure-t-il.

Asel Doulotkeldieva nuance également le succès de Sadyr Japarov. « Dans l’entourage de Sadyr Japarov, on ne voit toujours pas de cadres qui se distingueraient par leur esprit réformateur, leur vision sérieuse des réformes. Il est possible que cela soit lié à son intention de mettre en place une forme de gouvernance présidentielle, où les rôles non seulement du parlement, mais également du premier-ministre, seraient affaiblis. C’est pourquoi Sadyr Japarov pourrait ne pas être intéressé par l’idée de prendre dans son équipe des cadres plus charismatiques ou plus compétents que lui dans le domaine des réformes économiques », explique-t-elle.

Asel Doulotkeldieva, docteur en sciences politiques (illustration).

« Dans la course électorale, Sadyr Japarov n’a présenté aucun programme pour sortir le Kirghizstan de la crise économique et sociale. Les idées de développer, par exemple, les ressources naturelles, le gisement de Zhetim Too, ne constituent pas un programme, une vision pour la sortie de la crise socio-économique. Le pays misait déjà auparavant sur l’industrie minière, ce qui n’a pas produit d’avancée tangible sur le plan économique. Dans le contexte de la crise économique mondiale, il est très important d’avoir un programme clair pour sortir le pays de cette situation difficile », déclare le docteur.

Alexandra Filatova présente une opinion similaire. « L’accalmie que nous voyons dans l’espace médiatique après les élections indique qu’il n’y a aucun programme en tant que tel, ou alors qu’il est en cours d’élaboration. Nous ne voyons pas de mesures importantes liées aux nominations. Soit c’est une position d’attente, soit il y a des négociations dans l’ombre. Les hauts fonctionnaires constituent la force de travail principale ; ce sont les personnes dont dépend le travail du gouvernement, ainsi que les imperceptibles avancées dans un sens ou dans l’autre », explique-t-elle.

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« Le Kirghizstan a-t-il conservé une telle classe de fonctionnaires professionnels? Les régimes populistes dans le monde entier souffrent avant tout du manque de programmes clairs et d’équipes pour les mettre en œuvre », affirme la chercheuse.

« Il reste à espérer que des programmes apparaîtront, et que les hauts fonctionnaires porteront en eux une mémoire institutionnelle. Dans le cas contraire, si le pouvoir n’est pas en mesure d’apporter des résultats concrets, ou au moins des résultats pour les groupes sur lesquels il s’appuie, une répression ou une persécution des minorités ethniques, idéologiques, ou sexuelles pourrait commencer, afin de canaliser le mécontentement et l’ambiance de protestation dans la partie frustrée de la société qui a amené un populiste au pouvoir », évoque Alexandra Filatova.

La future politique etrangere de Sadyr Japarov

Medet Tyoulegenov s’exprime sur l’impact de l’élection du nouveau président sur les relations du Kirghizstan à l’extérieur. « La politique étrangère visera en particulier à établir la preuve qu’il y a maintenant au Kirghizstan un partenaire légitime avec lequel il est possible de développer des relations, et qui par conséquent essayera de dégeler les relations avec les pays pour qui la coopération est en pause depuis octobre 2020 », déclare-t-il.

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« L’autre mission importante est la recherche d’investissements, la collecte de fonds pour combler le déficit dans le budget d’État, ainsi que pour mettre en œuvre des projets nationaux. Même avec le changement constitutionnel, la situation n’évoluera pas beaucoup, puisqu’avant cela, le président jouait un rôle clé dans la formation, la coordination et la conduite de la politique étrangère », affirme le professeur.

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Asel Doulotkeldieva met en évidence une tendance vers un autre plan. « Compte tenu des promesses populistes de Sadyr Japarov, dont certaines qu’il devra forcément respecter, on peut prédire une dépendance croissante du Kirghizstan vis-à-vis de la Chine, puisque c’est sans doute Pékin qui sera prêt à allouer un certain nombre de prêts et d’emprunts », énonce-t-elle.

« En ce qui concerne les partenaires occidentaux, la situation est beaucoup plus difficile. Je pense que le chemin qui a conduit Sadyr Japarov au pouvoir n’est pas entièrement approuvé au niveau international. Je peux donc supposer que les relations avec les pays de l’Ouest seront plus tendues que celles au sein de la région », prédit le docteur.

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Alexandra Filatova considère les implications du fait que Sadyr Japarov est un centriste en pratique. « La politique étrangère sous sa direction ne sera pas très différente de celle de l’ancien président. Il faut se souvenir que la demande principale du peuple était celle de justice. Pourra-t-il, en tant que président, assurer une justice qui soit ressentie aussi bien dans les villages que dans les villes. C’est une question clé et un gage de stabilité pour rester au pouvoir à l’avenir », affirme-t-elle.

Par la rédaction de CAAN

Traduit du russe par Madeleine Le Page


Édité par Léonard Dillies

Relu par Robin Leterrier

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