Les données commerciales déclarées par les douanes kirghizes sont de plus en plus incohérentes. Le pays connaît une hausse de ses importations, dont l’ampleur varie grandement selon la source des données. Dans le même temps, le pays affiche une hausse notable de ses exportations vers la Russie. Une simple coïncidence ou un indice révélateur d’une accélération des réexportations de biens sanctionnés ?
La valeur des échanges commerciaux entre la Chine et le Kirghizstan va bon train au premier semestre 2024. Ceux-ci atteignent 3,2 milliards de dollars (2,9 milliards d’euros) selon le Comité national des statistiques kirghizes, cité par Eurasianet. Ou peut-être est-ce 10,9 milliards de dollars (9,8 milliards d’euros), si l’on se réfère aux données de l’Administration générale des douanes chinoises.
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En vous abonnant à Novastan, vous soutenez le seul média européen spécialisé sur l’Asie centrale. Nous sommes indépendants et pour le rester, nous avons besoin de votre aide !Des chiffres qui « défient la logique économique » pour Joseph Webster, chercheur au Global Energy Center du Conseil Atlantique, tant l’écart entre les données est important. Celui-ci frôle en effet les 7 milliards de dollars (6,3 milliards d’euros), selon le média kirghiz Kaktus.
Des disparités qui ne sont pas nouvelles
Le constat de disparités entre les chiffres ne date pas d’hier : toujours selon Kaktus, l’écart total cumulé entre 2003 et 2023 dépasse les 91 milliards de dollars (81,5 milliards d’euros), avec une valeur des exportations déclarées par la Chine systématiquement supérieure aux importations de biens chinois signalées par le Kirghizstan.
Mais ce déséquilibre se creuse, à un taux annuel moyen de 99 % depuis 2020. Au premier semestre 2024, l’écart dépasse déjà d’un milliard de dollars celui de l’année précédente à la même période, suggérant que le record de plus de 14 milliards de dollars (12,5 milliards d’euros) établi pour la totalité des échanges en 2023 pourrait être battu.
La nouveauté en 2024 réside dans l’aggravation de ces incohérences qui ne se limitent plus à la Chine et impliquent désormais de nouveaux partenaires du pays d’Asie centrale.
Une enquête de Radio Azattyk, la branche kirghize du média américain Radio Free Europe, publiée en août dernier, constate que la rapide hausse des importations en provenance de Serbie, multipliée par six entre 2022 et 2023, a creusé un fossé de presque 74 millions de dollars (66 millions d’euros) entre les déclarations serbes et kirghizes.
Différentes façons de comptabiliser les échanges
Interrogé sur les disparités entre les données chinoises et kirghizes lors d’une conférence de presse tenue à Bichkek en juin dernier, Azamat Djoumabekov, représentant de la Chambre de commerce et d’industrie kirghize, justifiait ce phénomène par une différence dans la façon de comptabiliser les échanges, rapporte le média ouzbek Daryo.
La Chine déclare tous les biens à destination du Kirghizstan, y compris ceux qui ne sont qu’en transit par le pays et donc non consommés par la population kirghize. Le Kirghizstan, lui, ne comptabilise pas la valeur des biens chinois directement réexportés vers des pays tiers.
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En suivant cette logique, le creusement de l’écart observé ces dernières années est donc dû à la hausse des importations de biens étrangers directement réexportés par le Kirghizstan.
La Russie, première destination des biens transitant par le Kirghizstan
Les données de commerce kirghizes appuient cette hypothèse : les exportations se sont envolées entre le premier trimestre 2023 et le premier trimestre 2024, à un taux de 610 %.
En excluant l’or, dont la valeur unitaire élevée fait de Hong-Kong et de la Suisse les premières destinations des marchandises kirghizes, la Russie détient la part du lion dans les exportations du pays selon le média kirghiz 24.kg. En 2022, c’était presque la moitié, détaille RFE.
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Dans un rapport publié en mars dernier, le Fonds monétaire international (FMI) chiffrait à 77 % l’augmentation de la part de la Russie dans les exportations du Kirghizstan entre 2021 et 2022. La hausse devrait se poursuivre, selon Akylbek Japarov, président du Cabinet des ministres du Kirghizstan, qui a annoncé que les échanges entre les deux pays devraient croître de 70 % en 2024 par rapport à 2023, ajoute 24.kg.
Il faut dire que la Russie est un partenaire essentiel pour le développement industriel du Kirghizstan, notamment dans le secteur énergétique avec des investissements prévus dans l’hydroélectricité, l’éolien et le solaire. Une forme de contrepartie pour le rôle du Kirghizstan dans le transit de produits sanctionnés vers la Russie ?
Parmi les biens réexportés, des biens sanctionnés par l’Occident
La question mérite d’être posée : parmi les biens importés puis réexportés par le Kirghizstan, ceux visés par des sanctions américaines et européennes connaissent une augmentation depuis le début de la guerre en Ukraine, comme le relaie le média kirghiz Kloop.
Ces sanctions ciblent les technologies avancées, les équipements militaires et les biens à double usage, des produits civils pouvant être détournés pour un usage militaire, comme les semi-conducteurs, les produits chimiques et certains équipements électroniques et de télécommunication.
Dans les catégories de biens sanctionnés, les machines, équipements électriques, véhicules et pièces détachées figurent parmi les principaux produits importés depuis la Serbie et la Chine en 2023.
Depuis la Serbie ont transité, selon l’enquête de RFE, des pièces d’avion, des hélicoptères, des drones, des dispositifs pour circuits électriques et des roulements à billes, composants utilisés dans la fabrication de chars militaires. Au total, les exportations de machines et d’équipements électriques serbes vers le Kirghizstan ont été multipliées par dix entre 2022 et 2023.
Un modus operandi qui se retrouve dans les importations depuis la Serbie et la Chine
Cette croissance ne se reflète pas dans les données kirghizes, le Comité statistique du pays n’ayant déclaré que 3,5 % de la valeur des exportations serbes. De même, pour les véhicules et pièces détachées, les importations signalées par le Kirghizstan représentent moins de 1 % des exportations déclarées par la Serbie.
Un modus operandi d’autant plus flagrant dans les importations sino-kirghizes, qui représentent la moitié des importations du pays en 2024. Les livraisons de voitures chinoises vers le Kirghizstan ont continué d’augmenter après une hausse de 3 870 % l’an dernier par rapport à 2020, atteignant un écart de 1,7 milliards de dollars (1,5 milliards d’euros).
Dans les machines et équipements électriques, une hausse inhabituelle des exportations de réacteurs nucléaires (+ 813 % entre 2020 et 2023) et d’appareils électriques (+ 694 %) ressort également des dernières données chinoises disponibles.
Des marchandises chinoises envoyées en Russie via le Kirghizstan
Ces mêmes produits que le Kirghizstan exporte massivement vers la Russie depuis le début de la guerre, et qui continuent d’être exportés en 2024. Les données kirghizes indiquent qu’il s’agit principalement d’écouteurs, de radiateurs, de fours électriques, de caméras vidéo et autres équipements électriques, dont les exportations en 2022 sont dix fois celles déclarées en 2021.
Les hausses les plus impressionnantes reviennent aux exportations de réacteurs vers la Russie et aux importations depuis la Chine de roulements à bille (+ 2 550 %). Le marché des véhicules et pièces détachées n’échappe pas à cette logique : selon une analyse publiée par l’agence statistique Avtostat en décembre 2023, les 60 000 voitures importées depuis le Kirghizstan cette année-là auraient en réalité été produites en Chine.
Des biens non visés par les sanctions mais qui transitent illégalement
Les données kirghizes révèlent une croissance inhabituelle des exportations d’articles textiles vers la Russie en 2022, rapporte RFE. Les exportations d’ouvrages divers, comprenant des brosses à dents, du savon, et autres biens de consommation, réalisent une ascension spectaculaire de 11 301 % d’une année à l’autre.
Je fais un don à NovastanPour le Carnegie Russia Eurasia Center, centre de recherche spécialisé sur la région, il ne fait aucun doute que la hausse des livraisons de textile à la Russie est possible grâce à la multiplication par quatre des importations chinoises de ce produit par le Kirghizstan entre 2020 et 2023.
Ces biens ne sont peut-être pas visés par les sanctions occidentales, mais leur réexportation correspond tout de même à une activité illicite, selon une étude publiée par l’Economic and Social Commission for Asia and the Pacific (ESCAP) en avril 2023. La commission régionale des Nations unies explique que les produits textiles importés depuis la Chine et réexportés en Russie sont soumis à des procédures douanières fausses ou déformées au Kirghizstan.
Accélération des réexportations grises
Des réexportations dites « grises » car leur commerce est légal mais échappe à certaines réglementations des pays concernés. L’écart astronomique de 9,4 millions de dollars (8,4 millions d’euros) entre les données kirghizes et chinoises dans la catégorie des articles textiles en 2023 proviendrait ainsi d’une méthode de facturation inadéquate ou de la falsification de documents commerciaux.
La demande accrue d’uniformes militaires et le retrait de certaines entreprises du marché russe, qui réduit la disponibilité de ces produits dans le pays en guerre, justifie l’accélération de ces réexportations grises par le Kirghizstan. Bien que le pays ait adopté une position neutre dans le conflit opposant l’Ukraine à la Russie, l’évolution de son commerce extérieur suggère qu’il bénéficie de son rôle de fournisseur, qu’il s’agisse de biens soumis ou non aux sanctions.
L’économie kirghize fragilisée à court et à long terme
A court terme, ce comportement expose le pays à des sanctions secondaires. En 2024, 24.kg rapporte que de nouvelles entreprises kirghizes ont ainsi été visées et se sont vu couper l’accès au marché financier américain. Si cette tendance se poursuit, cela signifie qu’un nombre croissant d’entreprises ne pourra plus effectuer de transaction financière sur les marchés internationaux, menaçant de ralentir le commerce extérieur du Kirghizstan.
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Un scénario loin d’être souhaitable pour le pays, dont le déficit commercial continue de se dégrader en 2024, selon Daryo. En cause, la dépendance croissante du pays aux importations chinoises, non contrebalancée par une hausse des exportations du Kirghizstan vers la Chine. Au premier semestre 2024, les exportations du pays centrasiatique ne représentaient que 2 % des échanges totaux entre les deux partenaires, rapporte Eurasianet.
Le déséquilibre commercial freine le développement des industries kirghizes, notamment dans le secteur manufacturier, où les entreprises locales ne peuvent rivaliser avec les prix bas des concurrents chinois. Cette concentration des approvisionnements menace la sécurité économique du Kirghizstan, qui risque de connaître des pénuries en cas de tensions ou de rupture des chaînes d’approvisionnement sino-kirghizes.
Une dette extérieure croissante
Cet état de dépendance se double d’une dette extérieure de plus de 4,5 milliards de dollars (4 milliards d’euros), dont 1,7 milliards (1,5 milliards d’euros) contractés auprès de la Banque d’export-import de Chine, rapporte Kaktus.
De quoi susciter l’inquiétude de la société civile, le pays risquant de ne pas pouvoir rembourser sa dette et de perdre sa souveraineté économique. Des menaces latentes minimisées par le président du Kirghizstan Sadyr Japarov le 13 avril dernier, qui a déclaré : « Tant qu’il y aura la paix et la stabilité dans notre pays, nous rembourserons [les prêts] sans difficulté. »
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Pourtant, la Chine, qui a refusé de négocier un report de paiement et des solutions alternatives de remboursement, profite déjà de son rôle de principal créancier pour imposer des conditions délétères dans ses accords bilatéraux. Celui de 2023 sur l’exploitation des gisements de charbon, où 70 % de la production est destinée à la Chine, illustre cette asymétrie.
Pour sortir de cette relation à sens unique, le Kirghizstan doit diversifier ses partenariats commerciaux et attirer de nouveaux investisseurs. Adopté en juin dernier, l’Accord de partenariat et de coopération renforcé (EPCA), qui approfondit les relations bilatérales entre le Kirghizstan et l’Union européenne, pose la première pierre.
Manon Madec
Rédactrice pour Novastan
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