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Touïyksou : au cœur de la science et du combat pour les glaciers

Perchée à 3 450 mètres d’altitude, la station glaciologique de Touïyksou est l’un des derniers bastions de l’étude des glaciers en Asie centrale. Face à des conditions extrêmes et à la fonte accélérée des glaces, les scientifiques poursuivent inlassablement leurs recherches sur le changement climatique. Dans cet environnement isolé, leur quotidien oscille entre science, solitude et imprévus.

Rédigé par :

La rédaction 

Edité par : Nine APPERRY

glacier Touïyksou
La station de Touïyksou au Kazakhstan. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Perchée à 3 450 mètres d’altitude, la station glaciologique de Touïyksou est l’un des derniers bastions de l’étude des glaciers en Asie centrale. Face à des conditions extrêmes et à la fonte accélérée des glaces, les scientifiques poursuivent inlassablement leurs recherches sur le changement climatique. Dans cet environnement isolé, leur quotidien oscille entre science, solitude et imprévus.

Novastan reprend et traduit ici un article de Svetlana Romachkina publié par Vlast.

« La station est constituée de maisons abandonnées, et l’atmosphère du village est morne. Dans les années 1980, un groupe de chercheurs y vivait. L’un d’eux est devenu fou, se liant d’amitié avec une mouche, et un gardien s’y est pendu. Selon certains, les âmes des morts n’ont jamais quitté les lieux », raconte une vieille légende.

Nikolaï Kasatkine, responsable de l’expédition, montre sur son téléphone une vidéo tournée par une chaîne de télévision russe. « Comment peut-on inventer de telles histoires ? Et dire qu’il y a des gens pour y croire ! », s’amuse-t-il.

Nikolaï Kasatkine travaille à la station de Touïyksou depuis plus de 30 ans : il est ainsi témoin des transformations de cet observatoire unique en Asie centrale.

Une route difficile vers la station

En quittant Almaty, la route vers Touïyksou devient rapidement chaotique. Après Chymboulak, le sentier non goudronné met à rude épreuve le véhicule chargé de matériel. Vassili Kapitsa, directeur du laboratoire de géo-cryologie, conduit prudemment.

Touïyksou glacier
La route vers le glacier. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Le centre gère deux stations : Kosmostantsiya, accessible par une route goudronnée, et Touïyksou, atteignable après une ascension de neuf kilomètres. En hiver, le trajet peut prendre deux jours.

Un lieu autrefois animé, aujourd’hui déserté

Autrefois, la station accueillait chercheurs, sportifs et militaires. Aujourd’hui, seuls les glaciologues y demeurent, observant la fonte inexorable des glaciers.

Touïyksou glacier maisons
La station est aujourd’hui presque désertée. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Quelques touristes égarés atteignent parfois le site. Une vieille baignoire est même devenue virale sur les réseaux sociaux. « Même en plein hiver, des visiteurs frappent à notre porte pour la trouver », s’amuse le glaciologue Berik Kosjanov.

Des conditions de vie exigeantes

Le glacier, découvert en 1902, est surveillé régulièrement depuis 1956. À l’origine, les scientifiques vivaient sous des tentes. Les premières maisons datent des années 1970.

Aujourd’hui, les glaciologues habitent la « maison rouge », rebaptisée « maison blanche » après sa rénovation, un processus long et coûteux. L’électricité est fournie par des panneaux solaires. « Mais ce n’est pas leur nombre qui compte, c’est la batterie, et celle-ci est limitée », note Vassili Kapitsa.

Glacier Touïyksou
Les scientifiques arrivent à la station. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Un écriteau sur la porte prévient : « Ne pas déranger pour demander le gîte. »

L’épreuve de l’ascension

L’altitude impose son rythme. Sergueï Guebel, assistant ingénieur, rappelle que les premiers jours en haute montagne peuvent provoquer nausées et variations de tension. Mais aujourd’hui, l’urgence prime : il faut atteindre le glacier tant que le temps reste dégagé.

À bord du véhicule chargé de matériel, l’équipe progresse difficilement. Après Chymboulak, la route devient impraticable : un éboulement force les glaciologues à poursuivre à pied. Vassili Kapitsa porte une lourde valise, tandis que le reste de l’équipe se répartit l’équipement.

La montée est rude. Fotekh Rakhimov, ingénieur en chef originaire de Douchanbé, au Tadjikistan, observe le paysage en silence. Il travaille depuis deux ans sur un catalogue des glaciers du bassin de l’Amou-Daria. Sergueï Guebel énumère les sommets environnants.

Lire aussi sur Novastan : Le fleuve Amou-Daria exploité par l’Afghanistan : quelles conséquences pour les pays d’Asie centrale ? 

L’équipe s’arrête régulièrement pour effectuer des relevés et marquer les points de contrôle d’une croix rouge sur les rochers. Nikolaï Kasatkine scrute les sommets. « Ici, impossible de prévoir le temps, il peut changer d’une minute à l’autre », prévient-il alors que le tonnerre gronde au loin.

Un glacier en recul constant

En 1958, l’épaisseur de glace atteignait 70 mètres et les glaciers voisins se rejoignaient. Aujourd’hui, ils sont isolés. Le recul s’accélère : de 15 à 17 mètres par an en 1972, il atteint désormais 25 mètres en moyenne. En 2008, la fonte a atteint un record de 48 mètres en une seule année.

Sur les roches, des croix blanches marquent les limites du glacier l’année précédente. « Il s’étendait jusque-là », explique Nikolaï Kasatkine, tandis que de petites plantes commencent à pousser entre les pierres.

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Même ici, la pollution est visible. « Les gens montent avec une bouteille pleine, mais ne veulent pas la redescendre vide », déplore Vassili Kapitsa, qui ramasse régulièrement des déchets sur le chemin du glacier.

Mesurer et surveiller la fonte

L’équipe traverse la rivière pour établir de nouveaux points de mesure. Des carottes de glace émergent de partout. « On dirait un hérisson », plaisante Vassili Kapitsa en observant les nombreux trous forés pour surveiller la fonte. Les glaciologues creusent jusqu’à trois mètres et insèrent de nouvelles carottes, qui devront être remplacées au fil de la fonte.

Drone glacier
Les scientifiques s’aident de drones. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Pendant ce temps, un drone s’élève dans le ciel. Il capture des images croisées avec les points de mesure pour produire une orthophotographie détaillée du glacier et de ses moraines.

Un glacier parmi les plus étudiés d’Asie centrale

Touïyksou est l’un des glaciers les plus surveillés d’Asie centrale depuis 1956. « Certains disent que c’est le glacier le plus étudié au monde, ce n’est pas tout à fait exact », nuance Vassili Kapitsa.

Aujourd’hui, les scientifiques peinent à suivre un seul glacier, faute de moyens. « Autrefois, nous étudiions aussi les Aiguilles de Touïyksou, le Touïyksou central, Manchouk Mametova et Molodejnyï. Ce dernier a totalement perdu sa langue glaciaire sous l’effet du changement climatique », ajoute le chef de l’expédition.

Un centre de recherche sauvé après la chute de l’URSS

Après la dissolution de l’URSS, la plupart des stations glaciologiques ont été abandonnées, faute de financements. Le Kazakhstan a toutefois échappé à ce sort grâce à Ausra Revutaite, chercheuse lituanienne arrivée à Touïyksou en 1982. Dans les années 1990, elle a maintenu la station en activité malgré l’absence de soutien financier. Ses parents lui envoyaient de l’argent pour acheter du charbon et chauffer le bâtiment, permettant ainsi de poursuivre les observations et d’éviter le pillage.

relevé météorologique Touïyksou glacier
Les scientifiques effectuent des relevés météorologiques. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Deux ans avant sa retraite, elle a refusé une proposition de travail en ville, préférant rester sur place jusqu’à ce que son âge l’empêche d’accéder au glacier.

Un renouveau de la recherche en Asie centrale

Aujourd’hui, la recherche glaciologique renaît en Asie centrale grâce au soutien de bourses étrangères. Des expéditions conjointes sont menées, et les travaux publiés.

« Touïyksou n’a pas d’équivalent dans l’espace post-soviétique », affirme Vassili Kapitsa. Il cite la station du Tian Shan, au glacier Karabatkak (2 500 mètres d’altitude), accessible après huit kilomètres à cheval.

En revanche, au Tadjikistan et en Ouzbékistan, les études se font uniquement lors d’expéditions de quelques semaines par an. Une station existait autrefois au glacier Abramov, à la frontière entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, mais elle a été incendiée en 1999 par des groupes radicaux.

Un glacier en péril, mais un espoir de survie

Le glacier Touïyksou, réserve d’eau essentielle, fond inexorablement. Depuis la fin de la petite ère glaciaire (1850-2010), la surface des glaciers du Zaïliïski Alataou a diminué de 60 à 70 %. Selon les projections, la plupart des glaciers kazakhs pourraient disparaître d’ici 2070.

Lire aussi sur Novastan : Changement climatique : l’incertitude croissante autour de l’eau en Asie centrale

Un espoir subsiste cependant : « La langue glaciaire est recouverte de pierres, ce qui ralentit la fonte sous-jacente », explique Vassili Kapitsa. « Sur le glacier des Aiguilles de Touïyksou, la partie protégée est plus étendue que la partie exposée. Il commence à se refermer sur lui-même. C’est une hypothèse, et un espoir de sauvetage. »

Un cycle climatique imprévisible

Fotekh Rakhimov reste prudent sur cette possibilité de régénération. Il observe une augmentation des précipitations, mais insuffisante pour inverser la tendance. « Pour qu’un glacier s’étende, il faut des précipitations solides et une baisse d’au moins cinq degrés de la température moyenne. Rien ne garantit que cela se produira », souligne-t-il.

Nikolaï Kasatkine rappelle que le climat évolue en cycles : « Réchauffements et refroidissements se succèdent. Nous sommes dans une phase de réchauffement, qui finira par laisser place à un refroidissement, même si nous ne serons peut-être pas là pour l’observer. »

Un travail de terrain risqué mais maîtrisé

Tous les membres de l’expédition sont équipés de radios.

« Vous entendez le drone ? » demande Vassili Kapitsa.
« Non seulement on l’entend, mais on le voit ! »

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Le drone s’élève plusieurs fois tandis que l’équipe effectue les relevés. Les conditions sont difficiles : pieds trempés, terrain glissant, sangles de sécurité indispensables. Aucun accident grave n’a été recensé, mais en 2006, Youri Rebrov, l’actuel chef de la station, a chuté dans une crevasse. Blessé à l’épaule et trempé, il a dû attendre, sans Internet ni réseau téléphonique, que son collègue aille chercher du matériel de secours. Il s’en est sorti sans séquelles.

Exploiter les données avant la nuit

Le retour vers la station est rapide. Vassili Kapitsa s’inquiète du temps disponible pour exploiter les données avant la tombée de la nuit. Il est 15 heures, les batteries seront rechargées à 16 heures, et à 18 heures, l’obscurité s’installera.

« Il faut tout finaliser aujourd’hui, au cas où la météo ne nous le permette pas demain », insiste-t-il.

Touïyksou maison
La nuit, les ordinateurs prennent le relai des hommes. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Les données sont immédiatement transférées sur un ordinateur, où elles seront analysées toute la nuit.

Des modèles numériques pour suivre la fonte

« L’objectif de ces prises de vue est d’estimer la fonte de la langue glaciaire à partir des données du drone », explique Vassili Kapitsa. Les images permettent de créer des modèles informatiques des reliefs sur différentes périodes, afin d’évaluer la vitesse de fonte. En parallèle, des observations directes sont menées grâce aux carottes de glace et aux mesures GPS, avec une marge d’erreur espérée de cinq centimètres.

C’est la haute saison pour les glaciologues : ils collectent un maximum de données, qui seront analysées tout au long de l’hiver. La neige commence à apparaître fin septembre, tandis que la saison des relevés débute fin mars, au moment où la quantité maximale de neige est mesurée. À partir d’avril-mai, la fonte s’amorce et des relevés sont effectués tous les dix jours. Parallèlement, des mesures sont prises à la station météo toutes les trois heures, de 9 heures à 21 heures.

L’accès au glacier, un défi logistique

L’accès en voiture n’est possible qu’à partir de fin juin, et seulement pour quelques mois. D’ici septembre, il faut acheminer suffisamment de provisions et de matériel pour tenir toute l’année.

Malgré des décennies d’études, le volume exact du glacier reste inconnu. Il y a une dizaine d’années, une équipe moscovite a utilisé un géoradar pour mesurer la partie accessible, révélant une épaisseur de plus de 100 mètres. « Là où l’accès est impossible, il faut se contenter d’estimations », conclut Nikolaï Kasatkine.

Une station où l’hiver ne s’arrête jamais

À la tombée de la nuit, le froid s’installe et le poêle est allumé. « Ici, la saison de chauffage dure toute l’année », plaisante Nikolaï Kasatkine. Fatigués mais satisfaits, les glaciologues dînent, boivent leur thé et s’endorment rapidement après une journée intense.

Vassili Kapitsa se souvient d’une anecdote révélatrice. « Un informaticien d’Almaty, Pavel, a travaillé avec nous. Un jour, en regardant le pic des Soviets, il a affirmé : « C’est du calcaire ». Nikolaï lui a prouvé qu’il s’agissait d’un glacier. Pourtant, cet homme est Almatais de naissance ! »

Nikolaï Kasatkine s’amuse du fait que, même ce jour-là, son collègue restait sceptique.

Les débuts de Vassili Kapitsa à Touïyksou

Vassili Kapitsa travaille à Touïyksou depuis 2006. Alors étudiant à l’Université nationale kazakhe al-Farabi, il rendait visite à des camarades en stage à l’Institut de géographie lorsqu’il a croisé Nikolaï Kasatkine. Ce dernier lui propose de l’accompagner pour mesurer la neige.

« Tu viens avec nous ? Là-bas, tout est dur, difficile », l’avait prévenu Nikolaï Kasatkine.

Nikolaï Kasatkine
Nikolaï Kasatkine. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Sans hésiter, il accepte. Après une ascension à pied et une nuit sur place, il participe aux relevés sur le glacier avant de redescendre. Quatre jours plus tard, le 28 mai, il rencontre Igor Seversky, alors directeur du laboratoire, qui lui propose de rejoindre l’équipe. Il accepte immédiatement.

Des conditions rudimentaires à l’époque

À son arrivée, la station fonctionnait avec un simple générateur, permettant d’allumer une lampe pendant une demi-heure chaque soir. Le réseau téléphonique n’était accessible qu’en grimpant sur une butte. « D’ailleurs, j’ai remarqué que les téléphones captaient mieux avant », note-t-il.

En 2008, pour des raisons financières, il quitte temporairement la recherche afin de subvenir aux besoins de sa famille. Son retour est permis grâce à une bourse de l’Institut des lacs de montagne de Bonn.

« J’étais manager et je vendais des produits. Le salaire proposé était deux fois inférieur à celui que je percevais alors, mais toujours quatre fois supérieur à mon ancien salaire de chercheur. J’ai choisi de revenir », explique le scientifique. 

Aujourd’hui, la recherche est financée par l’État, mais sous conditions. « Nous devons publier dans des revues étrangères. Or, un article peut prendre un an à être accepté, alors que les programmes de recherche ne durent que deux ans. Si nous ne remplissons pas nos obligations, nous devons payer une amende et sommes interdits de participation à d’autres projets pendant trois à cinq ans. J’espère que tout ira bien », raconte Nikolaï Kasatkine. 

Surveiller le pergélisol et les glaciers d’Asie centrale

En juillet, à Kosmostantsiya, de nouvelles carottes de glace ont été installées dans le cadre d’un projet de l’Université de Fribourg visant à rétablir le réseau de surveillance du pergélisol en Asie centrale.

Vassili Kapitsa rappelle que ce suivi existe au Kazakhstan depuis les années 1970. « À l’époque, nous avions environ 32 carottes, certaines atteignant 120 mètres de profondeur. Cette année, nous en avons installé trois de 32 mètres et une de 12 mètres, équipées de capteurs mesurant la température des sols à chaque mètre », explique-t-il.

Lire aussi sur Novastan : L’Asie centrale face aux défis de la fonte des glaces 

En parallèle, des glaciologues kazakhs ont mené des recherches géophysiques avec des scientifiques autrichiens sur un glacier recouvert de pierres. « Nous avons transporté une grande quantité de câbles et d’équipements. Aujourd’hui, porter un drone sur le dos, c’est comme une promenade aux Maldives », plaisante Vassili Kapitsa.

L’importance d’une condition physique adaptée

Ce travail en altitude exige une excellente condition physique. Chaque année, les scientifiques se rendant sur le glacier de Touïyksou passent un examen médical.

« Même moi, après une longue absence, je suis essoufflé et j’ai mal à la tête. Dès mon arrivée, je ressens une fatigue intense. Avant de partir, je dors toujours mal, comme si mon corps anticipait l’effort », confie Vassili Kapitsa.

Le véhicule de l’équipe, datant de 2011, doit encore tenir sur ces routes exigeantes. « Chaque trajet est une incertitude », ajoute-t-il.

Économiser l’eau, une priorité face au réchauffement

Face à l’accélération de la fonte des glaciers, Vassili Kapitsa souligne la nécessité d’adopter une gestion plus responsable de l’eau.

« Je vis à Tastak. Là-bas, on arrose le trèfle en continu, qu’il pleuve ou non. Au parc Gandhi, même constat : l’eau coule sans compter. Pourtant, tout le monde parle d’économiser l’eau. Le Kazakhstan possède des ressources minérales, mais nous avons un problème d’accès à l’eau potable. Les gens ne s’en rendent pas compte. Ils ouvrent le robinet et ne se demandent ni d’où vient l’eau, ni où elle va », déplore-t-il.

Lire aussi sur Novastan : Au Kazakhstan, les habitants souffrent d’une pénurie d’eau

Certains pays construisent des réservoirs pour collecter l’eau de fonte des glaciers, mais ces infrastructures ont un impact sur les paysages situés en aval.

Une nouvelle génération de glaciologues confrontée à des défis économiques

Les jeunes glaciologues d’aujourd’hui doivent composer avec des salaires modestes, parfois inférieurs à ceux d’un livreur.

« Nous essayons de les soutenir en les intégrant à des projets internationaux, mais tout le monde veut pouvoir vivre correctement dès le début de sa carrière. Honnêtement, je ne sais pas ce que je ferais à leur place », admet Vassili Kapitsa.

Une station glaciologique en déclin, vestige d’un passé révolu

« Ici, c’est la montagne : parfois un peu dangereuse, parfois beaucoup. Tout peut arriver », prévient Nikolaï Kasatkine.

Seul témoin de l’âge d’or de la station, il se souvient d’une époque où Touïyksou disposait d’un générateur diesel, d’un bain russe avec sauna, de chaudières et d’une cantine. « Tout a cessé avec la chute de l’Union soviétique. L’année suivante, nous avons descendu tout ce qui pouvait être récupéré. Vous avez vu la carcasse du véhicule tout-terrain ? Je l’ai vu fonctionner autrefois. Un an après l’effondrement de l’URSS, il ne restait que la carcasse. »

glacier recul
Le glacier est en recul. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

À cinq minutes du bâtiment principal, un petit lac se cache entre les roches. Autrefois, un système de chauffage, installé dans les années 1970, acheminait son eau jusqu’aux maisons. Aujourd’hui, les glaciologues doivent se contenter d’un seau d’eau réchauffé sur le poêle.

Située dans un parc naturel, la station n’est protégée par aucune barrière, laissant libre accès aux visiteurs et compliquant le travail des scientifiques. Nikolaï Kasatkine a découvert Touïyksou en 1989, alors qu’il était étudiant en ingénierie géodésique. Depuis, il a vu la station se transformer, survivant tant bien que mal à l’abandon et au passage du temps.

Un parcours atypique, entre science et montagne

Le Kazakhstan ne forme pas de glaciologues. À Touïyksou, les chercheurs viennent d’horizons variés : géographes, alpinistes, spécialistes en géodésie. Nikolaï Kasatkine, aujourd’hui responsable de deux stations, en est un parfait exemple.

Il découvre Touïyksou en 1989 lors d’un stage, mais après son diplôme en 1993, il quitte la glaciologie, faute de perspectives, et devient commerçant. En 1995, il tente de se reconvertir dans le tourisme, proposant un service de transport vers la station. Son projet est refusé, mais il est recruté comme glaciologue pour travailler à Touïyksou et au Grand lac d’Almaty.

Avec le départ de l’ancienne génération de chercheurs, il reprend naturellement ce travail. « J’ai dû me réintégrer dans le processus, et cela m’a plu », raconte-t-il. Aujourd’hui, il se passionne autant pour l’étude de la glace de surface, du pergélisol et de la glace souterraine que pour les avancées technologiques qui ont transformé son métier : « Plus besoin de transporter de lourds théodolites. Avec les drones et les logiciels spécialisés, nous obtenons plus de données qu’un géodésiste n’en aurait recueillies en une vie. »

Depuis deux ans, de nouveaux financements ont permis l’acquisition de matériel moderne. « Quel soulagement ! Mais il a fallu tout apprendre seuls », explique-t-il. 

Une fascination intacte pour la montagne

Depuis l’enfance, Nikolaï Kasatkine est fasciné par la montagne. Il y passait tout son temps libre, sans jamais posséder d’équipement d’alpinisme.

« Je ne me lasse jamais de ces paysages. À chaque fois, je marche, émerveillé. C’est une euphorie permanente. J’ai de la chance d’avoir ce travail et me plaindre serait un péché. Si je le pouvais, je vivrais ici, non seulement pour y habiter, mais pour l’étudier. En étudiant la nature, on s’étudie soi-même. L’être humain fait partie de la nature et, pour mieux se comprendre, il faut connaître les lois de la physique », estime le scientifique. 

Un quotidien marqué par les dangers de la montagne

Aujourd’hui, Berik Kosjanov, 32 ans, est tombé dans la rivière, malgré son harnais. « Les bords sont glissants, j’ai pataugé comme un chat dans une baignoire », plaisante-t-il.

soirée glacier
Une scène du quotidien au glacier. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Originaire d’un village près d’Aktioubé, il a étudié la géographie à l’Université polytechnique nationale. En 2012, lors d’un stage à Touïyksou, il découvre les difficultés de l’altitude : « La nuit, ma tension intracrânienne s’équilibrait, mes oreilles sifflaient, j’avais l’impression que de l’air en sortait. Après cela, plus aucun problème d’acclimatation. »

Il travaille à la station depuis huit ans.

Le calme et la solitude, un choix de vie

Ce qui l’a attiré ici, c’est avant tout la tranquillité.

« La vie est plus simple, plus paisible. Il y a la nature et les marmottes. Je n’aime pas la foule, le bruit. Ici, je me retrouve. Mais ces dernières années, après le Covid, il y a plus de touristes. C’était mieux avant ! (rires). Malgré tout, c’est un lieu agréable, surtout en été, quand la ville devient étouffante », pense-t-il.

Les glaciologues travaillent par roulement : dix jours en station, vingt jours de repos. En été, la charge de travail augmente, et les séjours s’allongent pour collecter les données et entretenir la station.

Cela fait trois semaines que Berik Kosjanov est sur place. Il s’apprête à redescendre en ville et lave ses vêtements avant son départ. « Il faut reprendre forme humaine avant de redescendre », plaisante-t-il. Le retour à Almaty prend plusieurs jours.

Un travail physique et exigeant

« En été, notre principale tâche est de prélever des échantillons de neige tous les dix jours », explique Berik Kosjanov. Certaines journées, les relevés de carottes doivent être effectués quotidiennement, comme aujourd’hui.

« Il y a eu des périodes où nous partions à 6 heures du matin et ne revenions qu’au soir, après avoir foré toute la journée. En 2016-2017, nous avons extrait 58 carottes en une seule journée, un record. Cette année-là, la neige fondait particulièrement vite », raconte le scientifique. 

Il y a quatre ans, la station a été équipée d’un accès à Internet. Auparavant, la seule connexion avec l’extérieur passait par la radio reliant la station à Mynjykly.

À cette époque, Berik Kosjanov lisait davantage. La bibliothèque de la maison bancale offrait un large choix d’ouvrages : « Avant le Wi-Fi, je me contentais d’un téléphone à boutons. C’était difficile sans réseau, mais d’un autre côté, tout était plus calme. Aujourd’hui, nous sommes habitués à Internet. Sans connexion, même un simple débat à table devient compliqué : impossible de vérifier qui a raison ! Mais avant, on lisait plus. Maintenant, les livres sont devenus des objets d’exposition. »

Un environnement hostile et imprévisible

Toutes les trois heures, un membre de l’équipe relève les mesures à la station météo. Par beau temps, le trajet est court, mais lorsque le brouillard s’épaissit, le risque de se perdre est réel.

« Je connais bien les lieux, mais dans le brouillard, tout devient confus. Une fois, en allant à la station, je me suis perdu. Une autre fois, le vent soufflait si fort qu’il m’a littéralement chassé du chemin. J’ai essayé de revenir sur mes pas, mais une nouvelle rafale m’a balayé à nouveau », raconte Berik Kosjanov.

Cet été, la région a subi de violents orages, endommageant une partie du matériel. Berik Kosjanov se souvient qu’un éclair a frappé un accumulateur, pénétrant littéralement dans la maison.

Un lieu mystérieux et des visiteurs imprévisibles

Touïyksou figure parmi les endroits les plus terrifiants du Kazakhstan, une réputation que Berik Kosjanov peine à comprendre. L’atmosphère abandonnée, les bâtiments délabrés et les étranges sculptures en bois disséminées sur le site – qu’il surnomme « les totems » – contribuent peut-être à cette image. « Personne ne sait qui les a façonnés. Peut-être un ancien glaciologue cherchant à occuper ses soirées », suppose le scientifique.

totem Touïyksou
Des « totems » effraient certains visiteurs. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Ce décor intrigue les touristes, qui viennent parfois frapper à la porte des scientifiques avec des demandes insolites. « Un jour, en pleine nuit, un touriste paniqué est arrivé, souffrant du mal de l’altitude après avoir dormi en montagne sans acclimatation », raconte Berik Kosjanov. D’autres cherchent un endroit pour dormir ou demandent leur chemin. Certains vont plus loin : « Un touriste nous a demandé de mettre la bouilloire en route le temps qu’il aille et revienne du lac, comme si nous étions un café ! »

Les accidents sont fréquents, surtout au printemps lorsque les skieurs déclenchent des avalanches. « Il y a un mois et demi, un touriste s’est fracturé la jambe. Il nous a fallu une demi-journée pour organiser son secours. Ici, la météo est parfois si extrême que les secours ne peuvent pas toujours intervenir », explique Berik Kosjanov.

Un lien unique avec la nature

Berik Kosjanov sourit en évoquant sa famille, qui peine encore à comprendre ce qu’il fait en montagne toute l’année.

Sergueï Guebel travaille ici depuis quatre ans : « Lors de ma première venue, c’était comme un conte. Tout était nouveau, fascinant. Je voulais tout voir, tout photographier, tout toucher. »

Sergueï Guebel connaît les meilleurs endroits pour trouver des champignons et des framboises. Il reconnaît même les différentes marmottes vivant sur le site : certaines sous l’ancienne salle de sport, d’autres sous les fûts, et la plus téméraire sous la maison.

Autrefois, un chien vivait à la station, mais il s’est enfui. L’idée d’amener un chat a été évoquée, mais elle a divisé. « Ce serait plus gai avec un chat, mais au moins, nous avons les marmottes », plaisante Sergueï Guebel.

Un regard scientifique sur le réchauffement climatique

Berik Kosjanov et Ilya Jetchev font partie de la nouvelle génération de glaciologues, mais le premier se montre réservé : « Il y a beaucoup de choses que je ne sais pas faire, notamment réparer le matériel. »

Il distingue le travail de collecte des données, qu’il réalise, de l’analyse, menée en ville. « Nous prenons des mesures, transmettons les informations, puis une équipe plus nombreuse les exploite. De temps en temps, nous recevons les résultats. J’ai une idée générale de la situation, mais pas de chiffres précis. »

Lire aussi sur Novastan : Kazakhstan : la fonte des neiges, une menace annuelle 

Les glaciologues observent la fonte accélérée du glacier. « Vous vous souvenez du blackout à Chymboulak en 2011 ? Il a été causé par une forte hausse de température en ville, contrastant avec l’air froid des montagnes, générant un vent violent qui a tout balayé. Sans glaciers, Almaty se réchauffera davantage. Les canaux, qui rafraîchissent la ville, seront vides », explique Berik Kosjanov. 

Un alpiniste devenu glaciologue

Ilya Jetchev a débuté sa carrière à la station de ski de Chymboulak, combinant alpinisme et glaciologie, un profil rare.

Sa première ascension remonte à ses six ans, sur le pic du Komsomol. Ce jour-là, ses parents n’ont pas atteint le sommet. À 16 ans, il obtient un certificat international d’instructeur de tourisme de montagne. Lorsqu’il n’est pas à la station, il accompagne des touristes en expédition.

glacier instrument de mesure
Les conditions de vie sont parfois difficiles. Photo : Daniyar Mousirov / Vlast.

Il hésite encore à lier définitivement sa passion pour l’alpinisme à l’étude des glaciers. « Parfois, je pars en trek pendant 20 jours, mais une fois redescendu, j’ai envie de la ville et de repos. Ce qui me manque, ce ne sont pas les périodes de garde, mais les montagnes. Les cinq premiers jours ici, je compte les jours. L’altitude pèse, elle fatigue », décrit-il. 

À la question de savoir s’il a vu The Lighthouse, un film où deux hommes sombrent dans la folie après un isolement prolongé, il rit : « Ici, on a le Wi-Fi. »

La maison d’Ausra Revutaite, témoin d’un passé scientifique

Ilya Jetchev conduit les journalistes de Vlast à la maison d’Ausra Revutaite. Des travaux y ont été réalisés l’année dernière pour un séminaire réunissant des glaciologues d’Asie centrale. « On a même installé de nouvelles toilettes en bois », précise-t-il. Aujourd’hui, la maison est fermée, son poêle hors d’usage.

Dans une pièce, d’anciennes revues jonchent le sol, dont un exemplaire en lituanien intitulé L’Oracle. Pourtant, ici, peu de place pour le mysticisme. Aucune légende d’homme des neiges ne circule. On parle de bouquetins et de léopards des neiges, mais personne n’a jamais aperçu ces derniers. Plus bas, au Grand lac d’Almaty, des ours ont été signalés.

Les caprices de la météo compliquent l’expédition

Au matin, une pluie battante réveille tout le monde. À Almaty, la chaleur écrase la ville, mais ici, la température chute à 5 degrés. Un épais brouillard enveloppe les montagnes. Vassili Kapitsa et Nikolaï Kasatkine scrutent le ciel : « Non, ça ne va pas s’éclaircir. »

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L’expédition devra se passer des drones, mais heureusement, tout le travail prévu avec eux a été accompli la veille. Vassili Kapitsa demande à tout le monde de se préparer.

Ilya Jetchev et Sergueï Guebel restent à la station, tout comme Berik Kosjanov, dont les affaires n’ont pas eu le temps de sécher. Il redescendra à pied le lendemain. « La semaine prochaine, des zoologues viendront nous voir : ils ont besoin de papillons », annonce Vassili Kapitsa.

Svetlana Romachkina 
Journaliste pour Vlast.kz 

Traduit du russe par Paulinon Vanackère

Édité par Nine Apperry 

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Commentaire (1)

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Dominique, a month ago

Article très intéressant qui montre d’une part la difficulté d’effectuer ce travail scientifique dans ces conditions et d’autre part la ténacité et la débrouillardise des membres de l’expédition. Bravo !

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