En juin 2019, Noursoultan Nazarbaïev laissait l’Akorda, le palais présidentiel, à Kassym-Jomart Tokaïev. Toutefois, il ne lui a pas légué tous ses pouvoirs. Durant la première année qui a suivi son retrait, le « chef de la nation » a reçu bon nombre de titres honorifiques, ce qui révèle l’ampleur de sa mainmise sur les affaires de l’Etat.
Novastan reprend et traduit ici un article publié le 1er décembre 2019 par le média russe spécialisé sur l’Asie centrale, Fergana News.
Le 19 mars 2019, à la surprise générale, Noursoultan Nazarbaïev annonçait sa démission. Deux mois plus tard, il se voyait conférer le statut de sénateur honoraire à l’initiative de l’actuel chef de l’État, Kassym-Jomart Tokaïev.
A la fin mai de la même année Noursoultan Nazarbaïev est devenu le représentant honoraire du Conseil économique suprême eurasien. Le président russe Vladimir Poutine a soutenu cette initiative. Selon lui, Noursoultan Nazarbaïev a obtenu ce statut pour « sa contribution historique à la formation de l’Union économique eurasiatique ». Cet espace de libre-échange, avec pour modèle l’Union européenne, a en effet été lancé à Astana (future Nur-Sultan) en 2014.
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D’après le média russe Kommersant, le poste de président d’honneur a été créé spécifiquement pour le premier président du Kazakhstan, et l’étendue de ses responsabilités a été discutée immédiatement lors d’une réunion du conseil. « Noursoultan Nazarbaïev a beaucoup fait pour l’intégration eurasienne et est toujours en mesure de faire beaucoup. C’est pourquoi une telle idée a émergé », a expliqué une des sources de la publication. « L’expérience et l’autorité de Noursoultan Nazarbaïev seront utiles pour positionner l’Union économique eurasiatique sur la scène internationale », a ajouté une autre.
Une avalanche de titres honorifiques
Toujours en mai, Noursoultan Nazarbaïev a été nommé à vie président d’honneur du Conseil turcique pour sa contribution significative au développement des pays du monde turc.
Le politologue Islam Kouraïev estime auprès de Fergana News que ces statuts honorifiques sont une « pratique mondiale ». « D’habitude, quand un politicien démissionne de ses fonctions, il reçoit en signe de respect un certain nombre d’insignes pour sa contribution à la politique, qui ne donnent en réalité aucun pouvoir. En fait, c’est une pratique normale qui existe partout dans le monde. Il n’y a pas de quoi être surpris, encore moins de quoi faire sensation », a-t-il déclaré.
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Ces « cadeaux » ne se limitent pas aux titres honorifiques. Malgré les protestations, la capitale du Kazakhstan a été renommée Nur-Sultan en l’honneur de Noursoultan Nazarbaïev. L’ancien président a reçu le titre de « héros du peuple », le plus haut degré de distinction de la République. Il a été proposé de lui ériger un monument et de donner son nom aux rues principales des villes.
L’illusion d’un renouveau politique
Cependant, Noursoultan Nazarbaïev a, dans les faits, conservé les rênes de l’administration du pays, restant le président du parti au pouvoir, Nour-Otan. Il a également le droit à vie de diriger le Conseil de sécurité, dont les pouvoirs ont été considérablement élargis. Le premier président est resté membre à vie du Conseil constitutionnel et président de l’Assemblée du peuple du Kazakhstan.
« Avec la démission de Noursoultan Nazarbaïev, rien n’a fondamentalement changé dans le pays, et la politique va toujours dans la même direction. Les droits et les libertés des citoyens étaient limités et réprimés ; ils continuent de l’être » estime le journaliste Sergeï Douvanov. « Oui, il y a des semblants de réformes, ou plutôt une disposition à faire des réformes, par exemple avec la création d’un Conseil national de la confiance publique. Il y a également une tentative de dialogue avec la société, qui n’a pas encore donné de résultats », ajoute-t-il.
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« Je suis personnellement convaincu qu’il faut n’en attendre aucun, car l’essence même d’un régime autoritaire ne disparaît pas du fait qu’une autre personne occupe la place du président. Le premier président continue de gérer le pays, maintenant à travers son statut de président du Conseil de sécurité », conclut le journaliste.
Une mainmise du « père de la nation » ?
Le 9 octobre 2019, un décret du président Kassym-Jomart Tokaïev paraissait et fixait officiellement les pouvoirs octroyés à l’ancien président par son nouveau statut. Selon ce décret, la nomination d’un certain nombre de ministres et d’akims devait se faire en accord avec le chef du Conseil de sécurité. Ce document a semé la confusion non seulement parmi la population, mais aussi dans le cercle du pouvoir.
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Le ministre de la Justice Marat Beketaïev, a déclaré que le dernier mot sur la question des candidats reviendrait au Conseil de sécurité, car il s’agit d’un organe collégial. L’attaché de presse présidentiel, Berik Ouali, a, par la suite, qualifié de « faux » ce commentaire du ministre, suggérant qu’il était « perturbé par la pression des journalistes ». « L’actuel chef de l’État a le droit de consulter Noursoultan Nazarbaïev. Mais, conformément à la loi, il prend toutes les décisions de sa propre initiative« , a-t-il souligné.
Quelle est l’étendue des pouvoirs conservés par l’ancien président ?
Le politologue Islam Kouraïev estime que l’actuel chef de l’État dispose de pouvoirs importants. « Du fait que Noursoultan Nazarbaïev soit le président du Conseil de sécurité, un certain nombre de décisions stratégiques sont coordonnées avec lui. En ce qui concerne la politique intérieure, Kassym-Jomart Tokaïev a tout à fait carte blanche. En fait, nous pouvons dire que le premier président a simplement transféré la plupart de ses pouvoirs au président titulaire, et pour éviter que les événements ne prennent une tournure négative, il a conservé un contrôle stratégique des instances dirigeantes », estime-t-il.
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L’étendue des pouvoirs transférés par Noursoultan Nazarbaïev au chef de l’État actuel ne peut qu’être devinée. L’ancien président a non seulement conservé les leviers stratégiques du pays, mais il continue aussi à représenter le pays avec succès à l’international. Il a participé au deuxième sommet consultatif des chefs d’État d’Asie centrale, qui s’est tenu à Tachkent le 29 novembre 2019. L’évènement a réuni les dirigeants de l’Ouzbékistan, du Kirghizstan, du Tadjikistan et du Turkménistan, et seul le Kazakhstan était représenté par un ancien président, ce qui cependant n’a pas du tout dérangé le public.
Lors de cette réunion, Noursoultan Nazarbaïev a proposé d’instaurer une nouvelle fête le 15 mars : la journée de l’Asie centrale. Il a aussi suggéré de créer dans la région de bonnes conditions pour permettre la libre circulation des marchandises, des services et des capitaux.
Des avis qui divergent
« Partout dans le monde, le système est conçu de telle sorte que deux ou trois personnes représentent le pays. Il s’agit du président, du Premier ministre et du ministre des Affaires étrangères. Ici, Noursoultan Nazarbaïev a toujours représenté le pays seul, car il est connu et respecté, alors que les autres hauts-fonctionnaires, à l’exception de Kassym-Jomart Tokaïev, n’ont pas l’autorité appropriée à l’étranger », explique Islam Kouraïev. « Maintenant, les circonstances sont telles que soit l’ancien, soit l’actuel président effectue les voyages d’affaires internationaux. À cet égard, je pense qu’il vaut mieux chercher les aspects positifs plutôt que négatifs ».
Sergeï Douvanov, au contraire, est persuadé que c’est là qu’il faut chercher la réponse à la question : qui détient le pouvoir ? « Le pouvoir est entre les mains de Noursoultan Nazarbaïev, et la présence de Kassym-Jomart Tokaïev est une manœuvre, un remaniement pour résoudre des problèmes politiques et transférer le pouvoir à qui il veut. Je pense qu’il ne veut le donner à personne. Il reste un homme qui agit dans les hautes sphères de la politique. Je pense qu’il a encore des ambitions, qu’elles n’ont pas disparu », affirme le militant.
Anna Kozyreva et Bagdat Asylbek
Journalistes pour Fergana News
Traduit du russe par Lorraine Lavollay
Édité par Paulinon Vanackère
Relu par Nathalie Boué
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