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L’histoire des yourtes rouges, les îles du pouvoir soviétique dans les steppes

Au siècle dernier, le mode de vie nomade concernait une part importante de la population kazakhe. A l’époque soviétique, des yourtes rouges ont été mises en place dans le but de faire adhérer au parti communiste les nomades kazakhs, c’est-à-dire la partie de la population la plus difficile d’accès pour le parti.

Kazakhstan Nomadisme Yourtes rouges Union soviétique
Les yourtes rouges sillonaient le Kazakhstan dans les années 1920 (illustration). Photo: Masa Media.

Au siècle dernier, le mode de vie nomade concernait une part importante de la population kazakhe. A l’époque soviétique, des yourtes rouges ont été mises en place dans le but de faire adhérer au parti communiste les nomades kazakhs, c’est-à-dire la partie de la population la plus difficile d’accès pour le parti.

En 1928, au début du premier plan quinquennal, le gouvernement soviétique se heurte au fait que la plupart des Kazakhs sont nomades. Pour les intégrer dans l’économie soviétique générale, ils sont contraints à la vie sédentaire et à l’agriculture. Cependant, bien que le nombre d’agriculteurs sédentaires ait augmenté dans les années 1920 par rapport au début du XXème siècle, les nomades restent toujours majoritaires. Ainsi, en 1928, 65 % des Kazakhs pratiquaient encore les migrations saisonnières, et, en 1932, encore 7 % d’entre eux conservaient un mode de vie entièrement nomade.

Aux yeux des apparatchiks du parti, le mode de vie nomade des Kazakhs était un gaspillage inutile des terres appropriées pour la culture du blé. L’idéologie marxiste-léniniste considérait le nomadisme comme une forme inférieure de développement économique, et le pouvoir soviétique estimait qu’il était important de mener dans les steppes une propagande des valeurs communistes et du mode de vie sédentaire. C’est à ces fins que le gouvernement de l’URSS a organisé les expéditions des yourtes rouges.

Qu’est-ce qu’une yourte rouge ?

Les yourtes rouges ont été créées pour réaliser la propagande en faveur du parti et du gouvernement communiste dans les environnements nomades. En 1928, les journaux soviétiques appelaient les yourtes rouges « les îles du pouvoir soviétique dans les steppes ».

Les membres des expéditions déployaient tout un quartier général dans des yourtes ordinaires kazakhes avec un drapeau rouge et des slogans en langue kazakhe. Le quartier général de cette yourte rouge était composé d’agents de santé, de travailleurs de l’élimination de l’illettrisme, ainsi que de travailleurs juridiques, dont le but était d’expliquer aux nomades, en particulier aux femmes, leurs nouveaux droits.

“Pour toutes les yourtes de notre circonscription, nous avons trois membres de personnel : le chef de la yourte, qui lutte aussi contre l’illettrisme, une sage-femme qui est aussi une assistante médicale, et une femme de ménage”, décrivait une membre d’une des yourtes.

Une initiative soutenue par les organisations d’émancipation des femmes

Les yourtes rouges ont été soutenues par de nombreuses structures soviétiques au Kazakhstan, mais surtout par les Commissariats nationaux de l’instruction et de la santé publique.

En outre, les yourtes rouges jouissaient d’un soutien considérable du côté des organisations d’émancipation des femmes, telles que le Département des travailleuses et des paysannes, ou Jenotdel, et le Comité de l’amélioration du travail et de la vie des femmes. Seules les yourtes rouges pouvaient atteindre les femmes des familles nomades kazakhes, autrement inaccessibles pour ces organisations.

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Cependant, comme les institutions de base de santé publique étaient pratiquement absentes dans les régions où vivaient les nomades, la plus grande part des ressources des yourtes rouges allait aux soins médicaux des Kazakhs. 

Un certain soutien de la part des autorités

Les autorités centrales et régionales de l’URSS ont compté sur les militants locaux du parti et les organes administratifs régionaux pour les questions concernant le travail des yourtes rouges. Les conseils administratifs dans les villages les plus reculés leur ont fourni toute l’aide possible, jusqu’à leur fournir des chevaux et des chariots pour leurs déplacements. Chaque yourte disposait de son propre conseil.

“Le conseil de la yourte est un intermédiaire entre le bureau du club féminin et le comité pour la promotion. Le conseil de la yourte comprend le chef de la yourte, un professionnel de santé, le secrétaire de la cellule locale du parti bolchévique, le président du conseil du village, le secrétaire de la cellule du komsomol, le représentant de l’organisation Kosci (organisation des paysans sédentaires du Turkestan, ndlr), de la coopération, un travailleur juridique, un agronome ou un vétérinaire, un professeur local, un délégué du Jenotdel ou un membre du conseil des femmes, un travailleur pionnier”, expliquait une militante.

Les résultats de la collaboration des organes du parti avec les yourtes rouges diffèrent : certains se plaignent de la difficulté de coordination et d’obtention de soutien de la part du pouvoir, et les accusent de les abandonner à leur sort, et d’autres glorifient le soutien des structures du parti. De telles contradictions peuvent témoigner des fortes différences régionales dans les relations des apparatchiks du parti avec les yourtes rouges.

Les yourtes rouges et les droits des femmes

En 1928, les yourtes rouges élargissent leurs activités sur la base de l’Organisation pour la protection de la petite enfance et de la maternité. Cette même année, la Commission exécutive centrale recommande de concentrer l’activité des yourtes rouges sur la diffusion d’informations sur l’hygiène, la santé et la médecine parmi les femmes nomades et semi-nomades kazakhes. D’autres organisations avaient auparavant mis en place leurs propres yourtes.

Les travailleuses du Jenotdel assumaient une participation active. Ce département a sponsorisé l’activité des yourtes avec le Commissariat du peuple à la santé. Ils ont continué à travailler au Kazakhstan dans le cadre des yourtes rouges jusqu’à la fin des années 1930, même après la dissolution de l’organisation au niveau étatique.

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Un des militants déclarait que « les yourtes rouges des femmes sont l’épicentre du travail culturel et éducatif » au Kazakhstan. En même temps, les militantes estiment que leur mission est « de lutter contre la vie quotidienne sans culture ». Cette expression désignait en fait la lutte contre la culture islamique, mais aussi contre la polygamie, la dote et le mariage des mineurs.

L’éducation sexuelle

Le travail touchant la santé et la sexualité a été particulièrement difficile. Les yourtes étaient aussi responsables des prestations de soins obstétricaux qualifiés, de la prévention des complications de la grossesse et des examens gynécologiques. Au cours de ces examens, les Kazakhes étaient interrogées avec des questions standardisées sur leurs règles ou leur premier rapport sexuel. Les yourtes essayaient également d’éduquer à la contraception.

Les examens étaient également utilisés pour collecter des informations. Par exemple, les militants demandaient aux femmes comment elles étaient traitées par leur mari et si elles étaient alphabétisées. De telles questions étaient perçues comme honteuses et inacceptables, ce qui compliquait énormément le travail des yourtes.

L’appui de l’idéologie marxiste-léniniste

Dans ses actions, le pouvoir soviétique s’appuyait rigoureusement sur l’idéologie marxiste-léniniste : ainsi, la politique des yourtes rouges est construite sur l’idée de la lutte des classes.

“Dans les instructions sur le travail des yourtes rouges, il est dit que les femmes et les filles des bays ne sont pas autorisées à y travailler. Lors de l’ouverture de la yourte, il est également spécifiquement annoncé qu’il y travaillera les ouvrières agricoles, les pauvres, les classes moyennes, tous les nomades qui ne sont pas privés du droit de vote”, expliquait alors une militante.

Cette politique, selon les participants des yourtes rouges, ont, dans une certaine mesure, créé des yourtes de mauvaise réputation. “Et les femmes elles-mêmes, avec une certaine jubilation, avertissent les femmes des bays qu’elles ne doivent pas se rendre aux yourtes rouges”, notent-ils.

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La liquidation de l’illettrisme faisait partie des missions des yourtes rouges, qui prônaient les normes juridiques soviétiques, les connaissances médicales et encourageaient les femmes à travailler dans des coopératives en leur enseignant diverses connaissances, comme la coupe et la couture sur une machine à coudre.

La vie quotidienne de la yourte rouge

La zone de liquidation de l’illettrisme était une petite école avec un tableau suspendu, un banc et de petites tables. À côté pouvaient être accrochées des étagères avec de la littérature éducative. Les murs de la zone de liquidation de l’illettrisme étaient recouverts par des affiches de propagande en russe, en kazakh et en tatare, principalement sur les thèmes de la maternité et de l’hygiène. Elle fonctionnait dans le format de groupes après le travail.

La seconde moitié de la yourte était destinée aux activités médicales, avec du matériel paramédical et obstétrique, des instruments médicaux et des médicaments.

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Certaines yourtes étaient équipées d’espaces pour les travaux de couture et pour l’artisanat. La cuisine était à l’extérieur. La yourte rouge, assignée à un certain village, se déplaçait avec les nomades jusqu’à plusieurs fois par mois.

L’ampleur de l’initiative

Le nombre réel de yourtes rouges, ainsi que le nombre de territoires et de personnes qu’elles couvraient, est assez difficile à identifier. Certaines d’entre elles ont continué à fonctionner même après la collectivisation, jusqu’à la dissolution complète en 1939.

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En 1926, le pouvoir prévoyait de créer deux yourtes rouges pour chaque district. Ce faisant, un article de 1927 affirmait qu’il n’y avait que 13 yourtes dans tout le Kazakhstan, et qu’elles avaient couvert les soins de 534 femmes. Un autre article de la même année déclarait qu’il y avait 13 yourtes du Jenotdel et 59 yourtes du politprosvet (assignées à l’éducation politique, ndlr).

La chercheuse soviétique Kapira Sadvakasova estime qu’en 1928, près de 80 yourtes rouges fonctionnaient, mais d’autres estiment leur nombre à 69. Cette dernière source note également qu’en 1929, au Kazakhstan, fonctionnaient près de 134 yourtes rouges, 100 d’entre elles étant exclusivement féminines.

Dans tous les cas, au début de la collectivisation de masse, les dirigeants soviétiques ont perdu tout intérêt pour les yourtes rouges. La collectivisation envisageait la destruction du mode de vie nomade en tant que tel, et le remplacement des villages par des kolkhozes. Une telle approche rendait les yourtes rouges inutiles.

Ce faisant, divers chercheurs conviennent qu’en général, les yourtes rouges n’ont pas eu d’impact significatif sur la soviétisation des steppes : elles étaient trop peu nombreuses pour une telle mission.

Ilias Beïbarsov
Journaliste pour Masa Media

Traduit du russe par Naïs Chaudagne

Edité par Léane Vanier

Relu par Mathilde Garnier

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Commentaire (1)

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Rojna, 2023-06-28

Il y avait un temps où on allait éduquer les peuples à l’autre bout de la terre. Maintenant, on les fait venir ici pour nous rendre illettrées, excisées, envoilées, mineures mariées à des polygames, etc. Fantastique !

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