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Dos-Moukasan : « Ils ont été les premiers à associer la chanson occidentale et le folklore national kazakh »

Dos-Moukasan, groupe kazakh culte formé dès les années 1960, a eu droit à son biopic. Dans un entretien, le réalisateur Aïdyn Sakhamane revient sur la trajectoire du groupe et le tournage du film qui leur est consacré.

Dos Moukasan Film
Le groupe kazakh Dos-Moukasan a droit à son biopic (illustration).

Dos-Moukasan, groupe kazakh culte formé dès les années 1960, a eu droit à son biopic. Dans un entretien, le réalisateur Aïdyn Sakhamane revient sur la trajectoire du groupe et le tournage du film qui leur est consacré.

Novastan reprend et traduit ici un article publié le 11 octobre 2022 par le média kazakh The Steppe.

Fin septembre dernier, la première du film Dos-Moukasan a eu lieu au Kazakhstan. Le drame musical revient sur le succès du groupe kazakh du même nom, formé en 1965 par des étudiants de l’institut polytechnique. Le célèbre groupe, dont l’histoire dure depuis déjà près d’un demi-siècle, a largement contribué à l’essor culturel et artistique de la société kazakhe. D’amour, d’amitié et de musique, ce film montre toutefois qu’aucun succès n’est possible sans difficultés, déceptions et dilemmes.

La rédaction de The Steppe s’est entretenue avec Aïdyn Sakhamane, le réalisateur du film qui, pendant trois ans sans interruption, y a travaillé en veillant à ce que parvienne au spectateur l’histoire la plus proche possible de la réalité. Il a partagé avec la rédaction ses impressions sur la première du film ainsi que ses anecdotes de tournage.

The Steppe : Comment a débuté la production du film et comment s’est déroulé le casting ?

Aïdyn Sakhamane : Tout a commencé lorsque le ministère de la Culture et des Sports a rendu public le projet de tournage. Un grand concours avait été organisé, pour lequel plus de 250 projets de réalisateurs très talentueux, avec de bons scénarios, ont été qualifiés. Le niveau était élevé et la concurrence rude. Nous avons eu la chance de passer cette étape car, au moment du confinement, les complications se sont accumulées : nous avons dû reporter plusieurs rendez-vous, repenser l’organisation du tournage et, pour plusieurs raisons, le destin du projet nous semblait incertain. Mais d’un autre côté, le confinement nous a été favorable car à son apogée, nous nous occupions de l’organisation, faisions passer les castings, et les artistes avaient suffisamment de temps pour pouvoir se préparer.

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Nous n’avons pas précipité les étapes de repérage et de préparation au tournage, qui étaient plutôt ambitieuses, et tout s’est déroulé à un rythme normal. Nous avons organisé un grand casting, faisant jouer des acteurs de nombreux théâtres à travers le Kazakhstan. Parce que nous travaillions avant tout à la réalisation d’un biopic, nous avons mis un point d’honneur à choisir les acteurs si bien pour leur talent que pour leur ressemblance physique aux personnages réels. Une fois le casting terminé, les artistes se sont longuement préparés à jouer de l’instrument de leur personnage, avec des professionnels ou en autonomie. Meïyrghat Amangueldine, un acteur et vocaliste épatant, avait une difficulté supplémentaire car son personnage devait jouer de cinq instruments de musique différents.

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Le scénario a essayé de rester au plus près de la réalité (illustration).

Pendant la scène la plus importante, Maksat Sabitov – dans le rôle du musicien Mourat Kousaïnov – a dû jouer une partition extrêmement technique à la dombra(instrument national kazakh de la famille des luth, ndlr), que même les professionnels ont du mal à maîtriser.

Êtes-vous satisfaits des résultats et des réactions, si bien du public que des critiques, après la première ?

Je voudrais commencer par évoquer les chaudes félicitations que j’ai pu apprécier sur les réseaux sociaux, dans les critiques des professionnels et des journalistes cinéphiles. Bien sûr, les réactions sont variées, mais c’est aussi ce que nous cherchions en réalisant ce film. Il y a certaines scènes fortes dans le film, dans lesquelles nous avons placé une intention spécifique, mais le spectateur lambda ne les perçoit pas nécessairement. Nous apprécions particulièrement les critiques qui utilisent des arrêts sur image pour mettre en avant certains détails.

Vous attendiez-vous à ce que le film soit projeté en salle ou aviez-vous des doutes quant à sa diffusion ?

Il me semble que, dans notre pays, les étapes d’une production sont les suivantes : avances – projections – rentrées d’argent. Pour moi, le plus important est de rendre le film accessible au grand public donc, pour l’instant, je ne me préoccupe pas de ce qu’il advient des avances versées. Ce qui m’intéresse, c’est le résultat final.

J’ai été plutôt triste de ne voir que six personnes à la première en salle. Comment peut-on expliquer cela ?

Honnêtement, je n’ai pas eu le temps d’assurer l’opération jusqu’au bout car c’est essentiellement le travail du producteur. Je sais seulement que le jour de la première, il y a eu un problème technique sur le site de vente de billets. Mais c’est au moins la 30ème erreur que l’on corrige. Maintenant, le film est distribué sans limite dans tous les cinémas du pays.

Quelle était l’ambiance sur le tournage ?

Les acteurs sont vraiment géniaux, ils sont tous rentrés dans leur rôle sérieusement et consciencieusement. Lors des préparations du tournage, les acteurs et moi-même avons pris conscience de la responsabilité que nous avions vis-à-vis du groupe et de ses membres. Nous nous sentions aussi responsables vis-à-vis du public, car l’histoire de Dos-Moukasan, longue de 55 années, est chère à tous les Kazakhs.

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Les acteurs se sont entrainés à jouer des instruments des personnes qu’ils interprètent (illustration).

Les acteurs ont commencé le tournage avec sérieux, en étudiant profondément la biographie des personnages principaux et en s’appropriant même leurs habitudes et particularités. Pour ce qui est de la musique, chacun des participants au casting a chanté et dansé. 90 % des acteurs ont doublé leur propre rôle, que ce soient les répliques ou les passages chantés.

L’auteur du scénario, Efrat Charipov, a accompli un travail extraordinaire en un temps très réduit. Il a dû s’imprégner rapidement de l’époque du film, l’étudier en détail, mais aussi en parler avec des gens qui l’ont réellement connue : avec ses parents, ses proches et les consultants qui étaient présents au moment du tournage. Chaque détail compte, des instruments de musique aux costumes. Nous avons d’ailleurs préparé le tournage et écrit le scénario en nous réunissant sur Zoom, car nous ne pouvions sortir de chez nous lors du confinement.

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Nous avons aussi rencontré des difficultés. Nous relatons l’histoire de la première période de Dos-Moukasan, pendant laquelle sont nés quasiment la majorité de leurs titres cultes, tels que Sagyndyn seni (Tu me manques), Almaty touni (Nuit d’Almaty), Koudacha, Toï jyry (Chanson de fête), Alataou et bien d’autres encore. Nous nous sommes heurtés au défi d’insérer des éléments musicaux dans la narration du film en veillant à ce qu’ils ne prennent pas trop de place dans la trame, pour ne pas tomber dans le film-concert. Le mérite revient à l’auteur du scénario qui s’est donné à 100 % dans son travail.

Comment avez-vous réussi à rendre l’atmosphère de cette période et à l’aide de qui ?

De temps en temps, nos consultants sont intervenus sur le tournage. Par exemple, dans la scène du mariage de Mourat et Sabira sur Toï jyry , qui est une des scènes culminantes du film, Dosym Kasymovitch Souleïev(un des membres du groupe, ndlr) nous a rendu visite et a été très surpris en voyant comment se déroulait le tournage. Ce jour-là sur le plateau, nous avons frôlé le désordre car 200 personnes étaient intervenues devant et derrière la caméra, entre les maquilleurs et les acteurs.

Après la 20ème prise, lorsque tout le monde commençait à être fatigué, Dosym Kasymovitch a félicité l’équipe et rejoint les artistes sur scène. Cela a permis à l’équipe de se remotiver et aux acteurs de trouver un nouveau souffle. Nous avons ensuite poursuivi le tournage avec plus d’enthousiasme. Dosym Kasymovitch nous a d’ailleurs apporté ses accessoires les plus typiques : les costumes d’origine, cahiers de musique, brochures, médailles, trophées, insignes et autres.

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Nous avons retrouvé les objets les plus ressemblants pour les utiliser sur le tournage. Noel Chaïakhmetov, producteur et professeur d’histoire de la musique, nous a aidés à choisir la marque des instruments de musique. Mourat Kousaïnov et son épouse se sont également rendus sur le tournage. Il était intéressant de voir les acteurs et les membres du groupe s’observer entre eux, discuter et se donner des conseils.

À quel point les faits exposés dans le film sont-ils réels ? Sur quoi vous êtes-vous appuyés en les insérant dans le scénario ?

Nous nous sommes toujours dédouanés de relater exclusivement des faits réels dans ce film. Il y a plusieurs exagérations que nous n’avons pas pu éviter, car faire un film est avant tout une démarche artistique. Cela concerne particulièrement le rôle du détracteur qui incarne symboliquement toutes les difficultés que le groupe a rencontrées sur son chemin. Les coups fourrés et jalousies ont véritablement fait partie de l’histoire des musiciens, mais sont intervenus à des moments différents de leur carrière. Par exemple, la scène du concours à Minsk est un fait historique : un des concurrents a partagé sa guitare avec Mourat Kousaïnov.

Qu’est-ce qui vous a positivement surpris lors du tournage ?

Le groupe Dos-Moukasan a joué un rôle important non seulement pour nous, mais surtout pour la génération de nos parents. Bakhytjan Alpeïssov, Gani Kouljanov et d’autres acteurs talentueux sont entrés dans le rôle des membres du groupe à l’âge adulte, dans une scène au début et à la fin du film, et ont interprété la chanson Almaty touni.

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Vous avez sans doute remarqué les nombreuses heures de travail qu’il y a eu en amont. Le talentueux chef de chœur Galymjan Berekechev a joué le rôle du guitariste du groupe, Meïrbek Moldabekov. La façon dont il a distribué les voix, tout en ajustant les accords et en guidant tout le monde… c’était quelque chose à voir ! Au-delà du fait qu’ils étaient déjà tous des acteurs chevronnés et des spécialistes de leur domaine au Kazakhstan, j’ai vu qu’ils entretenaient un lien affectif avec le film en plus de leur professionnalisme. Faisant partie d’une génération plus jeune, j’ai apprécié de voir des personnes plus âgées partager leurs valeurs et donner l’exemple.

Selon vous, à quoi est dû le succès du film ?

Le cinéma est un art collectif. Dans ce projet, l’équipe de metteurs en scène, techniciens et assistants a joué un rôle considérable. Tout au long du tournage, j’ai vu à quel point l’équipe toute entière s’est attachée au film et à son histoire. Le producteur a également accompli un travail colossal en ce qui concerne l’organisation du tournage et le processus de réalisation. Le film Dos-Moukasan était le premier projet de long-métrage pour la société de production Aray Media Group, qui a réussi à le mener à bien. Pour un premier film, c’était un travail historique monstre, et donc un véritable défi pour l’équipe de production.

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L’équipe mobilisée pour la production du film était nombreuse (illustration).

Un énorme morceau du travail consistait aussi à recréer l’architecture de l’époque, les costumes, les coiffures, mais aussi l’arrangement des instruments de musique. Toute l’équipe s’est investie à 200 % et j’en suis extrêmement reconnaissant. Grâce à cela, la passion de chacun des participants au tournage, de la préparation à la post-production, se ressent à l’image. Nous avons tout donné pour relever ce défi.

Par exemple, la scène du mariage présentait un grand défi pour les techniciens, artistes, costumiers, chorégraphes et acteurs. Un autre défi pour l’équipe a été une scène longue en plan séquence, dans laquelle les membres du groupe se battent contre des gars de la rue. Le film correspond aux codes du drame musical, mais dans ces moments-là, nous nous approchons plutôt du music-hall. Toutes les scènes complexes ont été produites avec un minimum d’effets spéciaux.

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Ainsi, dans la scène de la chanson Kaïdassyn ? (Où es-tu ?) au moment de la tournée, qui est un long plan séquence, Dosym Souleïev est assis dans un bus pour Moscou et regarde au loin : tous les changements de luminosité et d’heure, tous les reflets sur la vitre ont été tournés sans trucage au montage. Les 20 opérateurs de l’équipe technique jouaient de la lumière des projecteurs à différents angles et le reste de la troupe faisait balancer le bus. Cette scène a été un énorme travail. Le spectateur remarque facilement les effets spéciaux, mais les complexités du tournage demeurent imperceptibles. C’est un franc succès pour le réalisateur.

Qui a eu l’idée de tourner ces scènes complexes ?

Les scènes en plan séquence sont une idée du réalisateur, elles lui sont apparues au moment de l’écriture du scénario. Lorsque nous avons essayé de fixer le style global du film, il y a eu aussi un fourmillement d’idées. Les auteurs du film partageaient leurs idées dans un lieu d’échange où les batailles d’ordre artistique étaient nombreuses. Mais c’est grâce à cela que l’on a obtenu un tel résultat. Nous ne nous sommes pas laissés emporter par des originalités. Nous avons plutôt essayé de transmettre au spectateur les émotions que nous avons ressenties lors des préparations au tournage.

Selon vous, existe-t-il aujourd’hui un phénomène musical comparable à celui de Dos-Moukasan ?

Cela relève plutôt de la critique artistique, mais je peux néanmoins exposer mon avis personnel. Le phénomène de Dos-Moukasan est tout d’abord le produit d’une époque qu’ils ont inaugurée en insérant pour la première fois la musique kazakhe dans le rock. Pourquoi étaient-ils à la pointe de la nouveauté ? Ceux qui étaient à la mode à cette époque se contentaient d’interpréter les chansons des Beatles, mais eux ont fait quelque chose de nouveau : ils ont ajouté les accords des Beatles à la musique populaire. Alors on peut dire que les sonorités du morceau Koudacha viennent de Ob-La-Di, Ob-La-Da .

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Le réalisateur a consulté des spécialistes pour reconstituer l’époque (illustration).

Ayant commencé par amour de la musique, Dos-Moukasan a concilié le rock occidental, qui était à la mode à ce moment-là, aux motifs folkloriques nationaux. Cela était nouveau pour l’auditeur de l’époque, et le résultat plaisait. Le répertoire de Dos-Moukasan est à la rencontre des tendances musicales et des chansons qui plaisent au grand nombre. C’est cela qui a permis au phénomène de décoller. Je pense que le groupe continue d’être populaire aujourd’hui en raison des nouvelles envies. Disons que le groupe A-studio découle de l’atmosphère de Dos-Moukasan, traduisant un amour pour la musique, pour la ville d’Almaty et tout ce qui l’entoure.

Comment imaginez-vous le spectateur idéal du film ?

J’ai le sentiment que le film n’a pas d’âge limite. Disons qu’il est destiné à tous, des plus jeunes aux plus âgés.

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Le film est destiné à tous, bien que les personnages soient ceux avec lesquels nos parents et grands-parents ont grandi. Les spectateurs d’âge moyen se reconnaîtront également dans les problèmes liés à l’amitié, à l’amour et à la transgression des règles. Le film a aussi retenu l’attention des écoliers pour leur avoir expliqué de manière pédagogique l’histoire du rock kazakh. Je ne pense pas que le film soit destiné à une tranche d’âge ou à un sexe en particulier. Cependant, il a été pensé et réalisé pour ceux qui sont nés et ont grandi ici, au Kazakhstan.

Quel message porte le film pour vous en tant que réalisateur ?

Ma vie professionnelle se divise en deux périodes : la période Dos-Moukasan et la période post-Dos-Moukasan. J’ai consacré trois années de ma vie à ce projet, ne faisant rien d’autre et refusant les projets en parallèle. C’est le choix que j’ai fait dès le début.

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Même pendant la coupure imposée par la pandémie, je ne me suis intéressé à aucun autre projet que ce film. C’était un sacré défi que de réaliser un film sur des gens qui sont encore parmi nous. Dos-Moukasan est un de mes projets préférés parce qu’il porte en lui les thèmes de l’amour, de l’amitié et, bien-sûr, de la musique : des thèmes qui me sont chers. J’aime moi-même chanter mais, je l’avoue, seulement en coulisses.

Comment comptez-vous évoluer à la suite de ce film ?

Je ne saurais dire ce que je ferai dans le futur. La mentalité et la culture de notre peuple fait qu’il a toujours apprécié les histoires musicales, que ce soit dans les arts figuratifs ou par les traditionnelles joutes de conteurs, les akyns. Mais aujourd’hui, je ne dirais pas que ma carrière sera seulement de réaliser des films musicaux. J’ai beaucoup d’autres idées, mais je n’en dirai pas plus pour le moment.

Propos recueillis par Daniya Ermekkyzy
Journaliste pour The Steppe

Traduit du russe par Thibaut Bacquaert

Edité par Paulinon Vanackère

Relu par Mathilde Garnier

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