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L’Asie centrale prend-elle ses distances avec la Russie ?

En isolant la Russie, le conflit en Ukraine a dessiné de nouveaux contours diplomatiques en Asie centrale. Johan Engvall, chercheur spécialiste de cette région, décrypte les défis identitaires, économiques et diplomatiques auxquels font face les pays centrasiatiques à l’heure de la guerre en Ukraine.

Russie parade 9 mai Poutine Rahmon Japarov Tokaïev
Vladimir Poutine assiste à la parade militaire du 9 mai 2023 avec les présidents centrasiatiques. Photo: kremlin.ru.

En isolant la Russie, le conflit en Ukraine a dessiné de nouveaux contours diplomatiques en Asie centrale. Johan Engvall, chercheur spécialiste de cette région, décrypte les défis identitaires, économiques et diplomatiques auxquels font face les pays centrasiatiques à l’heure de la guerre en Ukraine.

Alors que la guerre s’enlise en Ukraine, les États d’Asie centrale, bien qu’alliés politiques traditionnels et partenaires économiques de la Russie, ouvrent progressivement leur jeu diplomatique à d’autres puissances.

Au cours de l’année 2023, la région a accueilli plusieurs hauts représentants, dont les chefs d’État Vladimir Poutine, Emmanuel Macron et Recep Tayyip Erdogan. Tous sont venus avec leurs propositions d’investissements concurrentiels dans des domaines tels que l’énergie et le transport.

Les pays d’Asie centrale utilisent ces opportunités à leur avantage afin d’équilibrer leurs relations étrangères et de mieux sécuriser leurs propres intérêts. L’intérêt croissant de la communauté internationale pour la région ouvre de nouvelles perspectives pour ces pays, et laisse entrevoir un affaiblissement progressif de leur dépendance à la Russie.

La guerre en Ukraine a modifié certaines tendances en Eurasie, et pose de sérieux défis en Asie centrale. La région prend-elle ses distances avec la Russie ? Quelles sont les perspectives pour l’Asie centrale ?

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La rédaction du Central Asia Analytical Network (CAAN) a discuté de ces questions dans un entretien avec Johan Engvall, chercheur à l’Institut des relations internationales de Stockholm. Johan Engvall travaille au centre d’études sur l’Europe de l’Est (SEEUS) à l’Institut de relations internationales de Stockholm. Il est également chercheur senior associé à l’Institut sur l’Asie centrale et le Caucase (CACI). Titulaire d’un doctorat de l’Université d’Uppsala, il a consacré sa thèse aux liens entre la bureaucratie et l’État au Kirghizstan.

CAAN : Comment les relations des pays d’Asie centrale avec la Russie ont-elles changé, et dans quels domaines ? Pensez-vous que ces changements soient temporaires ou de long terme ?

Johann Engvall : Les États d’Asie centrale doivent se montrer inflexibles dans leurs tentatives de se distancier de la Russie. Tous subissent une lourde pression de la part de Moscou, et les relations entre la Russie et l’Asie centrale sont très profondes. Les liens militaires, économiques, politiques et culturels entre l’Asie centrale et la Russie se sont développés sur une longue période et ne disparaîtront pas du jour au lendemain.

L’Asie centrale a surtout gagné en importance aux yeux de la Russie pour son potentiel économique, en raison de la fermeture et de la restructuration d’autres routes commerciales. Vladimir Poutine, économiquement isolé depuis 2022, tente de garder la région sous son emprise en organisant des rencontres multilatérales avec les chefs d’États centrasiatiques.

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D’un autre côté, les leaders des pays d’Asie centrale tentent de tirer profit de l’isolement économique et politique de la Russie ainsi que de la nouvelle attention internationale sur la région.

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Bien que les relations entre la Russie et l’Asie centrale aient peu changé depuis le 24 février 2022, la guerre en Ukraine a progressivement affaibli la puissance russe dans la région. Le rôle de la Russie comme acteur dominant de la sécurité en Asie centrale s’est donc amenuisé.

Par ailleurs, l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), qui regroupe notamment la Russie et trois pays centrasiatiques, s’est avérée insuffisante pour résoudre les problèmes de sécurité non seulement entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais également entre le Kirghizstan et le Tadjikistan, tous deux membres de l’alliance.

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L’Union économique eurasiatique (UEEA) est quant à elle de moins en moins populaire auprès des pays membres. Ainsi, la Russie perd clairement une partie de son attrait en Asie centrale. La position privilégiée de Vladimir Poutine dans la région est contestée par certains, dont les dirigeants de Chine et de Turquie.

Comment la guerre en Ukraine a-t-elle influencé l’identité de la région ? Nous entendons beaucoup d’opinions et de débats sur la colonisation et l’identité, qui ont commencé bien avant la guerre. Comment les processus de décolonisation et le “Monde russe” interagissent-ils en Asie centrale ? Peuvent-ils coexister ?

Selon moi, il existe plusieurs processus qui ont contribué à réduire progressivement le joug colonial en Asie centrale.

Premièrement, les États sont indépendants depuis plus de 30 ans. Après 70 ans d’uniformité sous le régime socialiste soviétique, ils ont suivi leur propre chemin tout en développant leur propre identité nationale et en défendant leur souveraineté.

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Dans un deuxième temps, l’agression de l’Ukraine par la Russie et son refus de lui reconnaître le droit à l’indépendance ont poussé les États d’Asie centrale à revoir l’influence coloniale dans la région. Au Kazakhstan et au Kirghizstan, où l’indépendance n’a jamais été établie sur une base anticoloniale, ces considérations ont désormais atteint toutes les couches sociales.

Troisièmement, l’Asie centrale est sujette à de rapides changements sociaux et démocratiques qui influencent la formation et le développement d’une identité. La génération post-soviétique, qui représente plus de 70% de la population, change les pays de la région autant politiquement que culturellement. Pour cette génération, la Russie représente davantage une source d’emplois et d’opportunités financières qu’un attrait idéologique.

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Consciente du déclin de son emprise, la Russie tente de conserver son influence dans la région, et utilise les médias russes pour formater l’opinion publique. De la description du gouvernement nazi d’Ukraine jusqu’au mal incarné par l’Occident, la propagande russe diffuse efficacement ses idées en Asie centrale. Les pays centrasiatiques y sont décrits comme des frères de la Russie, où la population partage les valeurs et normes russes.

La Russie tient particulièrement à maintenir son influence culturelle en Asie centrale, et cible particulièrement les jeunes. Rossotroudnitchestvo est la principale organisation qui finance les écoles russes modernes et d’autres institutions destinées à assurer la préservation de la culture russe. La pratique de la langue russe soutenant son influence, toute tentative de diminuer son emploi en Asie centrale est perçue comme un acte hostile.

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En résumé, une image complexe et paradoxale se dessine : d’une part, une volonté de libération et une critique du passé colonial, et de l’autre, la poursuite de l’assujettissement et le sentiment d’un lien historique indéfectible. Toutefois, l’influence de la Russie en Asie centrale continue indubitablement de s’affaiblir.

L’importance de l’Asie centrale sur la scène internationale ne cesse de croître, notamment pour ses ressources électriques et les réseaux de transport. À titre d’exemple, la liste des dirigeants européens qui se sont rendus en Asie centrale s’est considérablement allongée en 2023.

Comment évaluez-vous l’importance géopolitique de l’Asie centrale et la marge de manœuvre pour sa politique étrangère ? Pensez-vous que, ces trois dernières décennies, les gouvernements d’Asie centrale ont bien utilisé leur politique étrangère pour consolider leur indépendance ?

Tous les dirigeants d’Asie centrale sont conscients des risques qu’ils courent en transmettant le sort de leurs économies, de sécurité nationale et de souveraineté entre les mains d’une Russie peu fiable et révisionniste.

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Les gouvernements d’Asie centrale aspirent à créer et à relancer différentes initiatives dans les domaines du commerce et du transport. Ainsi, les mers jouent le rôle important de fenêtres sur l’Occident, et les dirigeants européens sont accueillis les bras ouverts dans la région.

Tous les pays centrasiatiques continuent de renforcer leurs liens économiques avec la Chine, et la dépendance grandissante de la Russie à l’égard de la Chine entraînera sûrement des répercussions sur l’Asie centrale.

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En parallèle, la Turquie étend son rôle géopolitique non seulement dans le Caucase du Sud, mais également en Asie centrale. Les liens économiques et culturels d’Ankara avec la région s’accompagnent de partenariats plus solides dans le domaine de la sécurité.

Les investissements en Asie centrale proviennent de sources différentes, notamment des pays du Golfe persique. Enfin, afin de renforcer la sécurité et la stabilité intérieures, le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ambitionnent de renforcer davantage la coopération régionale.

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Par conséquent, toute une gamme d’actions indiquent l’équilibrage des relations extérieures. S’appuyant sur leur vieille politique étrangère multivectorielle, les dirigeants d’Asie centrale tentent d’utiliser le vide géopolitique laissé par la Russie pour créer des alliances diplomatiques alternatives qui serviraient leurs propres intérêts.

La religion est également un marqueur identitaire et, comme vous l’avez écrit récemment dans votre article sur le Kirghizstan sa signification dans la région se fait plus prégnante. Au Kirghizstan, nous avons soulevé la question de la séparation entre la politique et la religion. Cette séparation sera-t-elle conservée lorsqu’ une nouvelle génération arrivera au pouvoir ?

L’Asie centrale est exclue du monde musulman et s’oppose au mélange de la religion et de la politique. Cependant, depuis l’obtention de l’indépendance, la religion est devenue de plus en plus prégnante dans la région, ce qui a posé des problèmes aux systèmes de gouvernance laïques des pays d’Asie centrale.

Au fur et à mesure qu’elle gagne du terrain dans la société, l’islam s’impose progressivement comme facteur de légitimité politique et de mobilisation électorale. La tendance est à l’approfondissement des liens entre les politiciens et le clergé, et les politiques utilisent le soutien du clergé pour renforcer leur base électorale. Par conséquent, l’Etat laïc ne peut pas être tenu pour acquis.

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L’avenir du sécularisme en Asie centrale dépendra sûrement de plusieurs facteurs. L’un d’eux est le développement des idées religieuses dans le reste du monde musulman. Du point de vue régional, cela dépendra des politiques que les États centrasiatiques mèneront dans les années à venir.

En effet, il sera essentiel pour les États de consolider les liens entre gouvernement et société. Les gouvernements corrompus, perçus comme injustes et incapables de répondre aux attentes de la population, peuvent permettre aux mouvements religieux d’étendre leur influence. En tirant profit de la désillusion de la population, ces derniers peuvent appeler à un type d’ordre social et politique complètement différent.

L’approche répressive majoritairement utilisée par les pays centrasiatiques pour maintenir la laïcité ne sera probablement pas durable sur le long-terme. Là où l’Ouzbékistan joue la carte de la tolérance en accordant une attention particulière à la promotion de l’islam traditionnel, le Tadjikistan conserve une politique de défense stricte et contrôle par des mesures répressives les relations entre l’Etat et la religion.

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Le lien entre politique et religion sera également déterminé par les transformations sociales à venir. Au Kirghizstan, l’élite politique, économique et intellectuelle est majoritairement laïque. Cependant, un nombre croissant de citoyens adoptent l’islam hanafite modéré, et certains courants islamiques tentent de convertir les musulmans à des versions plus conservatrices de l’islam. L’issue sera différente en fonction du « groupe » qui sera considéré comme essentiel par les futurs décideurs.

Vous êtes spécialisé sur le Kirghizstan et sa politique étrangère, et plus particulièrement sur son modèle parlementaire que vous décrivez comme une lutte ou une interaction entre “bandits et bureaucrates”. Le président Sadyr Japarov apparaît étonnamment stable malgré la croissance de sa base au détriment du segment libéral de la société. Que pensez-vous de la politique kirghize actuelle ? Le populisme a-t-il gagné et existe-t-il un moyen de compenser certaines des pertes démocratiques ?

Malheureusement, démocratie et bonne gouvernance ne sont pas forcément synonymes. Un pays peut être démocratique mais terriblement mal gouverné et inversement. Au Kazakhstan, l’expérience parlementaire qui a duré dix ans, a fragmenté le pouvoir politique et affaiblit la gouvernance. Perçu par les citoyens comme un club d’hommes d’affaires véreux, le Parlement a davantage éloigné les citoyens de l’élite politique.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la rapide montée au pouvoir de Sadyr Japarov. Il y avait au Kirghizstan une demande pour un nouveau type de leadership politique, et Sadyr Japarov s’est positionné comme une alternative à la classe politique discréditée et corrompue. Son programme populiste séduit particulièrement les segments traditionnels et nationalistes de la population, notamment les jeunes et la population rurale.

Il est clair que les changements politiques opérés par les dirigeants actuels ont engagé le pays sur la voie de l’autoritarisme. Toutefois, certains soutiendront sûrement que, bien que la cote de démocratie du Kirghizstan ait chuté, les processus de prise de décision se sont améliorés. Les organes gouvernementaux travaillent plus efficacement, ce qui plaît évidemment aux citoyens qui apprécient l’accès aux biens et aux services publics.

Néanmoins, la société civile kirghize est soumise à une pression alarmante. Cette dernière, qui comprend les ONG financées par l’Occident ainsi que les formes locales de mobilisation collective volontaire, ont été particulièrement résistantes face au harcèlement répété de l’État.

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En temps de crise, la société kirghize a souvent compensé l’incapacité de l’État. Les citoyens, notamment les groupes de jeunes, se sont organisés pour maintenir l’ordre public dans un contexte de bouleversements politiques récurrents. Ils ont également sorti le pays de la pandémie de Covid-19, et ont apporté un soutien humanitaire efficace aux personnes touchées par la violence le long de la frontière avec le Tadjikistan.

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Une nouvelle forme d’activisme démocratique émerge également parmi les jeunes : organisée par le biais des médias sociaux, elle utilise l’art et d’autres formes de résistance. Ainsi, la société civile n’est pas immobile ; l’engagement prend simplement des formes différentes de celles des ONG associées à l’ancienne génération. Une opportunité se dessine donc pour les partenaires occidentaux soucieux de développer de nouvelles façons de s’engager et de soutenir la jeune génération kirghize.

Quel est votre pronostic pour l’Asie centrale à la lumière de la guerre en Ukraine ? L’une des conséquences de cette guerre – l’arrivée de Russes déserteurs, la réduction de la migration de la main-d’œuvre en provenance d’Asie centrale ou tout autre changement social en cours – aura-t-elle un impact durable ?

La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c’est qu’il y aura des changements imprévus. Par exemple, lorsque la guerre a éclaté et que les sanctions occidentales ont été imposées à l’économie russe, on a prédit que de nombreux travailleurs migrants d’Asie centrale devraient rentrer chez eux. Mais malgré les problèmes croissants, les travailleurs migrants centrasiatiques continuent d’arriver en Russie. En fait, à cause de la guerre, l’offre de main-d’œuvre russe se réduit considérablement, ce qui pourrait même accroître le besoin de travailleurs migrants pour combler le vide.

L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie représente un tournant, un événement susceptible de créer un nouveau paysage géopolitique. Si les changements politiques régionaux sont visibles sous la forme d’initiatives nouvelles, leurs implications futures restent inconnues.

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En fin de compte, beaucoup de choses dépendent de l’issue de la guerre. La défaite de la Russie pourrait déclencher un changement sismique en Asie centrale. Cependant, de nombreux habitants de la région ne peuvent imaginer que la Russie perde ; ils doivent donc se préparer autant que possible à une victoire russe. Quoi qu’il en soit, il n’y aura pas de retour à la normale.

La rédaction du Central Asia Analytical Network

Traduit du russe par Auxanne Bellemère

Édité par Juliette Savoret

Relu par Léna Marin

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